Par Alastair Crooke − Le 22 mars 2021 – Source Strategic Culture
Historiquement, la « modernité » et le Moyen-Orient n’ont jamais fait bon ménage. Cette cohabitation tendue n’a pas été une expérience réjouissante, loin de là, elle a été extrêmement perturbante. Elle a donné lieu à des transferts forcés de populations, des gens ont été retirés à leur communauté, à leur culture et à leur terre. Elle s’est accompagnée d’épisodes de laïcité imposée, allant jusqu’à l’obligation de s’habiller à l’occidentale. La Renaissance islamique du 19e siècle a été éclipsée par l’occidentalisation, les anciens mythes ont disparu et l’Islam ne tenait plus qu’à un fil dans les années 1920, tandis que les jeunes de la région étaient captivés par les attraits d’un socialisme étranger.
Aujourd’hui, l’Establishment occidental met en œuvre un double redémarrage de cette mythique attirance, car elle est bien délabrée. Ils appellent cela un « Reset ». Il ne s’agit en fait que d’une mise à jour « téléchargée » de son ancien système d’exploitation – qui n’est plus vraiment axé sur la démocratie et la liberté dans le monde ; ce récit est discrètement mis à l’écart, après les élections américaines de novembre qui ont été source de division.
Non, l’Occident altruiste mène aujourd’hui une charge de cavalerie massive pour « sauver notre planète » du changement climatique. C’est cela la « modernité » occidentale actualisée. Donc les « valeurs » prônées par l’establishment ont été améliorées en fonction de cette nouvelle mission. Les nouveaux apôtres de l’Establishment, plus « sensibles », sont farouchement opposés à la « suprématie blanche », à l’« inégalité » raciale et sociale, et par ailleurs totalement engagé dans l’agenda écologique et dans l’application des droits de l’homme (mais seulement pour le genre et l’identité).
Il s’agit d’un énorme changement par rapport à la petite équipe du CFR (Council on Foreign Relations) qui, au début des années 1940, souhaitait un impérialisme américain fondé non pas sur un colonialisme littéral, britannique ou français, discrédité, mais un impérialisme ancré sur des valeurs universelles de vertu, vertu néanmoins soutenue par une puissance de feu massive.
Une « révolution » tranquille parmi les élites, n’est-ce pas ? Oui, et un grand changement aussi par rapport à l’éthique de ceux qui ont financé à l’origine le CFR (des financiers comme Rockefeller et JP Morgan) – qui étaient les « barons » d’un capitalisme « à frontières », rude et surdimensionné.
Aujourd’hui, même le Wall Street néolibéral est en train de se « verdir ». Il fait désormais des investissements socialement, écologiquement et financièrement responsables (ESG). Et puisque le vert est le thème central, il en va de même pour la vague d’investissements pro-ESG que chaque banque propose à ses clients parce que – eh bien, vous le savez – c’est la chose socialement, écologiquement et financièrement responsable à faire (sarcasme). Il s’avère que les positions les plus populaires de tous ces fonds ESG qui prônent la vertu sont des sociétés telles que … Microsoft, Alphabet, Apple et Amazon, pour lesquelles il serait difficile d’expliquer en quoi leurs actions sont bénéfiques pour l’environnement.
Que peut laisser présager ce changement de mentalité pour la région [le Moyen Orient, où A. Crooke réside, NdT] ? Beaucoup de choses vont-elles changer ? En théorie, l’ordre dirigé par les Américains va changer, mais le contrôle restera. Il s’agira uniquement d’un contrôle basé sur le climat, par le biais de règles sur les émissions de CO2, d’un cadre mondial pour la santé et les pandémies, et d’un cadre réglementaire de la Banque centrale pour un système monétaire numérique.
Si ce « Reset » réussit – ce qui n’est nullement garanti – les perturbations qu’il pourrait entraîner pour la région du Moyen-Orient rivaliseraient avec les troubles survenus au XIXe siècle :
... les États-Unis disposent de toute une série d'"outils" pour faire respecter leurs objectifs climatiques dans le monde. Biden parle déjà de l'utilisation de droits de douane sur le carbone, de frais ou de quotas sur les biens à forte intensité de carbone provenant de pays qui "ne respectent pas leurs obligations en matière de climat et d'environnement".... Le climat fournirait ainsi à l'administration Biden un argument pour poursuivre les objectifs protectionnistes de Donald Trump par d'autres moyens. Comme l'a dit Biden pendant sa campagne : "Les pays qui ne respectent pas leurs responsabilités en matière de climat ne seront pas autorisés à éroder les progrès mondiaux avec des biens bon marché et sales en carbone". Une attitude ferme contre les "biens sales en carbone" serait donc un moyen de "protéger les emplois américains" ... Mais il y a beaucoup plus dans la boîte à outils. Les objectifs climatiques justifient amplement des interventions fortes dans la politique intérieure des nations, y compris le soutien à certains partis, mouvements sociaux et ONG. ... Le fait est que les pays en développement ont besoin d'énergie et qu'ils développent leurs infrastructures de combustibles fossiles en conséquence. La construction d'oléoducs et de gazoducs en est une preuve évidente. Les États-Unis, sous la direction de Biden, vont-ils tenter d'arrêter ces projets au nom de la sauvegarde du climat ?.
Alexis de Tocqueville aurait bien compris le sens de cette marche lente et muette de la réglementation mondiale progressive en matière de climat, de santé et de droits. Écrivant en 1835, il prédisait que la société tomberait dans un nouveau type de servitude qui « couvre la surface de la société d’un réseau de petites règles compliquées », qui « ne tyrannisent pas mais compriment, énervent, éteint et stupéfient les gens, jusqu’à ce que chaque nation soit réduite à n’être rien de mieux qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger ».
Certains États du Moyen-Orient peuvent rester sur la touche, attendant de voir si un retour forcé à la poursuite de l’agenda hégémonique des États-Unis est vraiment possible aujourd’hui ; et d’attendre aussi l’apogée épique de cette lutte, à mesure que la résistance se développe. Car la réalité est que l’autorité euro-américaine est mince, que ses habitants sont profondément divisés, que ses systèmes sont décrits comme truqués et que de multiples crises sont facilement visibles à l’horizon.
Pour rétablir une classe impériale mondiale, l’équipe Biden devra forcer un retour en arrière psychologiquement clivant autour l’axe Russie-Chine-Iran – un retour en arrière qui (comme l’issue de la guerre froide) semblerait justifié par la mise à jour occidentale de son « système d’exploitation ». Cette perspective ne semble toutefois pas probable.
Certains États du Golfe, qui ont déjà adopté la post-modernité occidentale, suivent la feuille de route du Reset de Davos : ils concentrent leurs économies dans un cercle étroitement contrôlé et maximisent l’opérationnalité centralisée. Mais surtout, ils ont adopté le mantra de Davos sur la quatrième révolution industrielle (4IR), selon laquelle l’IA, les robots et la technologie sont en train de changer le monde.
Arrêtons-nous là un instant : Que se passe-t-il ?
Eh bien, lorsque la Big Tech américaine a vu le jour, ses plateformes étaient des outils susceptibles d’aider les humains à communiquer plus facilement et plus commodément. Rien de plus. Puis les choses ont changé. Premièrement, elle a découvert que l’espionnage de tout ce que ses utilisateurs regardaient, ou pour lequel ils montraient un quelconque intérêt (ou témoignaient d’un état émotionnel altéré), lui permettait de connaître parfaitement l’individu – et, deuxièmement, à partir de là, de prédire son comportement. Il n’y avait qu’un pas à franchir pour comprendre que si les individus étaient si prévisibles et répondaient infailliblement aux signaux psychologiques de la plateforme, celle-ci pouvait « influencer » leur comportement et leurs croyances. Elle obtenait ainsi un contrôle mental sans intervention humaine, grâce aux algorithmes.
Ce qu’il faut retenir, c’est que ce processus a rendu des oligarques fantastiquement riches en gérant un contrôle mental complexe qu’ils pouvaient vendre. En bref, le processus, l’IA, était important. Les utilisateurs n’étaient que le fourrage.
Maintenant, cette approche style plateforme de l’IA est étendue à l’économie. Nous sommes à l’aube d’un « remodelage fondamental de la finance », affirme le PDG du plus grand fonds spéculatif du monde, BlackRock. Les émissions de CO2 sont en train d’être monétisées et une vaste machinerie financière est en train d’être créée, liant la valorisation des actifs à des paramètres tels que l’« intensité carbonique », les « indices de durabilité » et les nouvelles « variables de valeur », mais aussi le nombre d’employés LBGTQ. Une fois évalués, ils seront commercialisés et des contrats à terme seront achetés et vendus.
De la même manière que les plateformes sociales d’aujourd’hui permettent aux jeunes d’envoyer des signaux de vertu à leurs « amis » et, grâce à l’illusion des « j’aime » et des émojis « pouce levé », de sentir qu’ils font partie d’une « vraie » communauté de personnes partageant les mêmes idées, les mêmes principes d’utilisation du contrôle mental de l’IA pour mélanger les variables ESG permettront aux fonds de Wall Street de présenter à chaque investisseur l’image de vertu particulière d’une entreprise que l’IA a déterminé comme étant celle qu’il ou elle aimerait le plus acquérir.
À l’heure où les économies occidentales deviennent de plus en plus fictives, il s’agit là d’un excellent moyen d’inciter les investisseurs à croire qu’ils améliorent le monde en investissant dans l’ »ESG », alors qu’ils ne font qu’enrichir Larry Fink et Jamie Dimon. Peut-être que ce « jeu » virtuel et économique d’ESG deviendra aussi addictif que Fortnite.
Après tout, qui peut être contre le fait de protéger le climat, même si cela coûte des quadrillions ... ou plutôt, surtout si cela coûte des quadrillions - car d'un seul coup, les banques centrales se sont assurées une carte blanche pour imprimer autant d'argent qu'elles en auront besoin, car qui refuserait ... si c'était pour s'assurer que les générations futures aient une vie meilleure ? Cette semaine, l'ancien responsable de l'investissement durable chez BlackRock a écrit une tribune dans USA Today, dans laquelle il admet que Wall Street fait de l'écoblanchiment dans le monde financier, faisant de l'investissement durable une simple opération de relations publiques, une distraction. "Le secteur des services financiers dupe le public américain avec ses pratiques d'investissement durable et pro-environnement. Ce domaine de l'investissement socialement responsable, qui représente plusieurs milliards de dollars, est présenté comme ce qu'il n'est pas. En fait, Wall Street écologise le système économique et, ce faisant, crée une distraction mortelle. Je suis bien placé pour le savoir ; j'étais au cœur de cette affaire".
En d’autres termes, à mesure que les bulles des marchés existantes s’affaiblissent et finissent par éclater, nous allons avoir besoin d’une nouvelle bulle – une « bulle verte » d’investissement durable (jusqu’à ce qu’elle s’effondre elle aussi). Mais il y a aussi un côté plus sombre à ce « jeu » technologique. C’est que les algorithmes sont en train de devenir rapidement les maîtres du jeu. Ce sont eux qui déterminent comment nous inciter et nous pousser vers un comportement qui apporte un gain financier aux oligarques de la plateforme. Cette métamorphose est absolument implicite dans l’agenda de « Davos ». Les robots, l’IA, la vision et la reconnaissance par les machines progresseront et prédomineront, la plupart des humains étant relégués à des « travaux de jardinage » rémunérés (peut-être jusqu’à ce qu’on s’en passe complètement, lorsque les machines assumeront des qualités humaines et deviendront trans-humaines).
Ces aspects peuvent sembler lointains à ceux qui vivent dans la région, et ne les inquiètent peut-être pas outre mesure. Mais ils devraient l’être :
Les partisans des politiques vertes ont longtemps averti (depuis avant les élections américaines de 2016) que l'incapacité des investisseurs à comprendre l'impact radical d'un passage des anciennes valeurs (celles qui propagent la démocratie) à celles qui "sauvent la planète" a conduit à une énorme surévaluation des actifs liés aux combustibles fossiles - basée sur les hypothèses des investisseurs qui disent que la croissance de la consommation mondiale de ces derniers combustibles doit se poursuivre - et que les gouvernements ne feront que des pas de bébé pour la diminuer. Pourtant, une transition rapide vers des sources d'énergie sans CO2 pourrait laisser derrière elle une montagne d'"actifs faillis liés aux combustibles fossiles", qui devront être amortis parce que leur valeur réelle sous-jacente s'est évaporée.
En 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, déclarait :
L'évolution des politiques, des technologies et des risques physiques pourrait entraîner une réévaluation de la valeur d'un large éventail d'actifs. La vitesse à laquelle cette réévaluation se produit est incertaine et pourrait être décisive pour la stabilité financière... Alors qu'une manifestation physique donnée du changement climatique - une inondation ou une tempête - peut ne pas affecter directement la valeur d'une obligation d'entreprise, une action politique visant à promouvoir la transition vers une économie à faible émission de carbone pourrait déclencher une réévaluation fondamentale... [Une] réévaluation globale des perspectives, en particulier si elle devait se produire soudainement - pourrait potentiellement déstabiliser les marchés, déclencher une cristallisation pro-cyclique des pertes et un resserrement persistant des conditions financières.
En 2019, Carney, alors qu’il était encore gouverneur de la Banque d’Angleterre, a pratiquement appelé les investisseurs à abandonner leur exposition financière aux actifs liés aux combustibles fossiles. Dans une interview accordée à la BBC le 30 janvier de la même année, il soulignait la menace qui pèse sur les fonds de pension, en avertissant que :
Jusqu'à 80 % des actifs mondiaux de charbon et jusqu'à la moitié des réserves prouvées de pétrole pourraient devenir des actifs faillis parce que le monde s'efforce de réduire les émissions de carbone et que les énergies propres et renouvelables continuent de remplacer les combustibles fossiles.
On sait que M. Carney est un fervent adepte de Davos, mais il n’en reste pas moins que la « transition vers une économie à faible émission de carbone » est maintenant là. Ou, du moins, elle est promise par Biden et Cie comme étant le moyen par lequel les États-Unis peuvent se réinventer et réimposer leur leadership mondial (alors même qu’il est peu logique de croire qu’une seule variable, le CO2, soit le déterminant presque unique du changement climatique).
Que cette transition serve ou non les ambitions de leadership de Biden est une chose. La question principale est de savoir si elle va vraiment « sauver » l’économie mondiale ou plutôt la faire s’effondrer (comme le laisse entendre M. Carney, ce qui pourrait être une réelle possibilité).
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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