Pour la première fois depuis douze ans et le fiasco de l’affaire Tarnac, la justice antiterroriste enquête sur un groupe « d’ultragauche ». Sept personnes ont été mises en examen en décembre, cinq sont en prison. Leurs proches racontent ces interpellations et leurs conséquences.
Dans leur maison paisible à la campagne, les grands-parents de C., 30 ans, ont préparé des crêpes. Sa mère et son frère s’installent dans le salon, deux de ses colocataires les rejoignent près du feu. Depuis plus de trois mois, cette famille élargie vit au rythme des parloirs, des courriers et des trajets jusqu’à la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis. Mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle et placée en détention provisoire, C. risque jusqu’à dix ans de prison.
Le 8 décembre 2020, à 6 heures du matin, la DGSI arrête neuf personnes à Toulouse (Haute-Garonne), Rennes (Ille-et-Vilaine), Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) et Cubjac (Dordogne). Cette vague d’interpellations est l’aboutissement d’une information judiciaire ouverte par le parquet national antiterroriste (Pnat) en avril 2020. Elle vise un groupe « d’ultragauche » soupçonné de « projeter une action violente » contre les forces de l’ordre. S’appuyant sur des mois d’écoutes téléphoniques et de sonorisations, la justice leur reproche notamment d’avoir manié des explosifs et des armes.
Six hommes et une femme sont finalement mis en examen le 11 décembre, par le juge d’instruction Jean-Marc Herbaut, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste criminelle. Cinq personnes sont incarcérées, les deux autres placées sous contrôle judiciaire. La plupart se définissent comme des militants « libertaires, écologistes, pro-Kurdes, féministes et anti-racistes », comme l’indique le site de leur comité de soutien ; d’autres pas.
Le ministre de l’intérieur félicite aussitôt les policiers de la DGSI, qui « protègent la République contre ceux qui veulent la détruire ». « Merci une nouvelle fois pour leur action contre ces activistes violents de l’ultragauche », ajoute Gérald Darmanin. Dans l’entourage des inculpés, plusieurs tribunes sont publiées.
Le « projet » exact attribué à ces trentenaires, pour certains fichés S, reste flou. La DGSI estime que Florian D., parti combattre Daesh avec les forces kurdes, de mars 2017 à janvier 2018, a mis sur pied une sorte de groupe armé à son retour en France. Dans son camion, écrit la presse au moment des arrestations, les policiers ont découvert « des produits servant à fabriquer du TATP » (un explosif), « des billes d’acier, un fusil de chasse à canon scié, un revolver, un couteau et des munitions ».
Son portrait ainsi dressé colle parfaitement aux craintes exprimées par les services de renseignement français, depuis quelques années, sur les Français de retour du Kurdistan. À leurs « fantasmes », répond le « Collectif des combattantes et combattants francophones du Rojava », dans une tribune en soutien à Florian D. : « En rentrant chez nous, nous ne nous attendions pas à recevoir la Légion d’honneur, ni même à être remerciés par qui que ce soit, mais nous ne pouvions pas imaginer que nous serions désignés comme des ennemis de l’intérieur et traités à l’égal des djihadistes que nous avions combattus. »
Dépeint comme le « meneur » du groupe, Florian D., 36 ans, est le seul point commun évident entre tous les mis en examen, qui pour la plupart ne se connaissent pas. C. est présentée comme sa compagne et complice. Selon plusieurs proches de la jeune femme, ils se fréquentaient mais leur relation n’était pas suivie. Les enquêteurs la soupçonnent, en tout cas, d’avoir accompagné Florian D. dans l’Indre, au printemps 2020, où se serait tenu un « camp d’entraînement » et de confection d’explosifs, sous couvert de pratiquer l’airsoft [une activité de loisir avec des armes à billes].
judiciaire de Paris, en février 2021 © Jérôme Leblois /
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Jérôme Leblois / Hans Lucas via AFP » src= »https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2021/03/27/080-hl-jleblois-1380193.jpg?width=8144&height=5429&width_format=pixel&height_format=pixel » />
« J’ai pensé à des gens bourrés qui se seraient trompés de maison, ou à des voleurs », se souvient Bénédicte*, 37 ans, qui s’est précipitée sur le pas de sa porte, à l’étage. « Éblouie par une lumière », elle est repoussée dans sa chambre par un bouclier. Sa colocataire Aurélie*, 33 ans, entend les policiers investir chaque pièce, « en hurlant : “Les mains sur la tête !” » aux occupantes. « Paniquée », elle reste « terrée dans [son] lit jusqu’à ce que quelqu’un ouvre la porte ».
Menottées chacune dans leur chambre, les colocataires sont surveillées par des policiers armés, cagoulés et silencieux. Aurélie n’a « pas arrêté de leur poser la question : “Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ?” Je ne comprenais pas. Dans ma tête, j’allais partir en garde à vue ». « Ils nous ont pas dit que c’était l’antiterrorisme, ni qu’ils venaient pour C. », reprend Bénédicte, qui tente de déchiffrer les écussons sur les uniformes. Elles finissent par comprendre que la DGSI est entrée chez elles. « Je ne savais pas exactement ce que c’était, la DGSI, raconte Aurélie. Je me disais juste que c’était vraiment grave. »
Dans l’intervalle, les policiers ont trouvé C., raconte sa mère. « Elle les a entendus arriver et les attendait, les mains en l’air. Elle s’est dit qu’il ne fallait pas paniquer parce qu’ils auraient pu la tuer. Il y en a un qui lui a pointé le canon sur le torse. Elle était en culotte, au bout d’un moment elle a demandé à passer un tee-shirt. Elle n’a pas été frappée, mais c’était violent. »
Au bout d’une heure, les policiers font descendre toutes les colocataires dans le salon, à l’exception de C., et les asseyent autour de la table. « On n’avait pas le droit de se parler. Ça a duré un peu plus de deux heures. Les flics discutaient de tout et de rien, se relayaient. On posait des questions, mais leur seule réponse était : “Vous en entendrez parler dans les journaux.” »
La DGSI fouille la chambre de C., saisit son matériel informatique et la box de la maison. Trois heures après leur arrivée, les policiers repartent avec leur suspecte, à qui ils ont passé une cagoule. « On a juste échangé des regards », se souvient Aurélie. « D’un coup ils nous ont enlevé les menottes, et voilà. » « Tout ça doit laisser des séquelles », commente la grand-mère de C. en secouant la tête.
Les colocataires préviennent immédiatement Pierre-Henri*, le frère de C., qui habite la même ville. Jusqu’au soir, ils appellent ensemble des avocats et cherchent où se trouve C., placée en garde à vue dans les locaux de la DGSI, à Levallois-Perret. « Elle a été transportée de Rennes à Paris en train, avec des lunettes noires, un masque et ses menottes dissimulées », précisent ses proches.
Marqués par « la violence de l’arrestation », ils ignorent encore aujourd’hui ce qui est précisément reproché à C. « C’est une affaire politique », estime son frère, qui fréquente comme elle les milieux militants. « On partage sa vision politique, mais cette vision politique n’est pas criminelle », ajoute Bénédicte. « C’est une personne engagée, oui, mais qu’est-ce qu’ils sont allés inventer ? » « Savoir C. en prison, pour nous tous, c’est juste insupportable », complète sa grand-mère.
Les proches de C. ne font pas mystère des causes qu’elle défend. « Féministe, écologiste », C. est bénévole dans « des associations de solidarité avec les personnes exilées », dont l’une « conventionne des maisons pour trouver des logements à des gens dans la rue ». Elle met en forme des tracts pour les manifs. « C’est une fille très manuelle, précise Bénédicte. Elle donnait des coups de main dans les maisons conventionnées, pour le bricolage, l’électricité, la peinture. On fait le jardin ensemble à la maison, elle s’y connaît très bien en plantes, elle est proche de la nature. »
Au moment de son arrestation, C. allait commencer une formation d’ambulancière, après un premier stage. Sa famille rappelle qu’elle avait déjà « fait des colos avec des personnes non valides ou des jeunes en difficultés sociales, travaillé dans le service à la personne, donné des cours ». « Elle est très altruiste, dans l’aide et dans l’écoute, quitte à s’oublier parfois elle-même. »
La famille et les amis de C. s’indignent des accusations portées contre elle. Bénédicte parle de « montage de la part de la police », qui « n’arrive pas à n’importe quel moment » : « L’antiterrorisme, c’est quelque chose qu’on agite pour faire peur aux gens. Venir nous placarder cette étiquette “d’ultragauche” ne veut rien dire. C. nous a été arrachée, elle vit ça toute seule, c’est inhumain. »
« Ça faisait plusieurs semaines qu’ils matraquaient sur le thème “il faut casser du black bloc”, ajoute Pierre-Henri. On veut alerter sur le fait que l’antiterrorisme concerne tout le monde. À chaque fois que des lois ultra-répressives sont appliquées sur des minorités de personnes, ça implique un durcissement pour toute la société. Et ça fonctionne très bien. »
Choqué du sort de sa sœur, il s’étonne aussi du traitement réservé à Florian D., « parti au Rojava pour soutenir la révolution écologiste, féministe et communaliste menée par les Kurdes contre deux États fascistes, la Turquie et l’État islamique ». « Les Kurdes sont théoriquement nos alliés », complète son grand-père.
Depuis l’arrestation de C., c’est la première fois que ses proches se confient. « Tout ce qu’on dit peut avoir des répercussions », s’inquiète Bénédicte, craignant que tel ou tel élément soit « repris contre elle ». Dans leurs lettres à C., ses amis restent vagues. « Je ne sais même pas si je peux lui parler de trucs qui ont un rapport, même éloigné, avec des sujets militants : un bouquin, une émission de radio… », raconte Aurélie. Même sa grand-mère écrit des courriers « bateau de chez bateau ».
Très peu de membres de la famille savent que C. est incarcérée. Ils gardent le secret pour l’instant et suivent de près la situation. « Comme tous les proches de détenus, nos vies ont une autre temporalité, précise Bénédicte. Ce qui arrive à C. bouleverse énormément de vies autour. On est suspendus à quelque chose. »
« Sur les dernières marches, je me fais braquer par quatre armes »
Parmi les neuf personnes arrêtées le 8 décembre 2020, deux sont relâchées sans poursuites à l’issue de leur garde à vue. Clo M., 35 ans, est l’une d’entre elles. Son compagnon, S. G., 36 ans, a été mis en examen et écroué. Il est « artificier effets spéciaux » à Eurodisney, elle technicienne dans le cinéma et la télévision. En couple depuis quinze ans, ils sont propriétaires d’une petite maison, à Vitry-sur-Seine.
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« On vit dans une sorte de film dont on a du mal à comprendre les tenants et les aboutissants, explique Mélanie*, une amie du couple. À partir du moment où on a su qu’ils étaient accusés de “terrorisme”, c’était ultra-flippant. » Elle décrit deux trentenaires issus « du milieu punk-rock », plutôt « antisystème », mais qui n’ont rien à se reprocher. « S. n’a jamais été violent, en manif ou ailleurs. Il ne se battait pas. Il a fait une seule garde à vue, sans suite, en décembre 2019, parce qu’il s’est fait arrêter avec un masque à gaz en descendant du bus de la CGT. » Mélanie considère que « sa profession, délicate mais autorisée, a été retenue contre lui ».
Trois mois après la première vague, d’autres gardes à vue antiterroristes ont eu lieu le 8 février 2021. Ce matin-là, la police arrête une jeune femme de 23 ans, en Dordogne. C’est l’ancienne colocataire de deux mis en examen, William D. et Bastien A. Elle passe trois jours en garde à vue à Bordeaux, puis à Levallois-Perret, avant d’être relâchée sans poursuites. Avec le recul, elle s’étonne des « moyens disproportionnés » déployés pour « un projet d’attentat qui n’existe pas ».
Le 8 février toujours, Marianne, âgée de 28 ans et en formation d’éducatrice spécialisée, est arrêtée à Ustaritz (Pyrénées-Atlantiques). Elle aussi pense d’abord à des cambrioleurs, mais c’est bien le Raid qui vient de défoncer sa porte. « J’ai eu la certitude que j’allais mourir, je n’oublierai jamais cette peur. »
Lors du premier confinement, au printemps 2020, Marianne s’était réfugiée en Dordogne pour quelques semaines, chez William D. et Bastien A. Florian D. et son amie C. les avaient rejoints, avec leur camion. Les policiers fouillent le studio de Marianne. Ils saisissent son ordinateur, son disque dur, son téléphone, perquisitionnent sa voiture puis la conduisent à Bayonne, cagoule sur la tête.
L’étudiante peine à comprendre ce que lui veulent les enquêteurs de la DGSI, venus de Paris. « Ils m’ont d’abord demandé si j’étais affiliée à un parti, ce que je pensais de la politique d’Emmanuel Macron, des gens qui n’ont pas de carte bleue, du Rojava. » Au fil des interrogatoires, les questions se portent « sur la disposition de la maison et sur Florian ». Marianne se souvient d’un garçon « gentil, cultivé, serviable ». On lui parle plus clairement d’armes, d’explosifs, « d’entraînements paramilitaires ». « Je ne suis pas au courant. Ce sont des choses qui ne font pas partie de ma vie. Je ne suis pas politisée. »
De cette garde à vue, Marianne garde le souvenir du « mépris » affiché par les policiers et de sa propre « naïveté ». « J’étais étonnée que les deux gars de la DGSI ne me disent même pas au revoir quand j’ai été relâchée. Il était 18 h 30, j’ai demandé un papier pour pouvoir sortir après le couvre-feu. Le policier m’a photocopié une attestation dans Sud-Ouest. »
La jeune femme s’est repliée chez ses parents, agriculteurs, et n’est pas retournée dormir dans son studio d’Ustaritz depuis. Elle a dû faire part de sa garde à vue à son école, son lieu de stage, son propriétaire, « qui doit réparer une porte défoncée par le Raid ». Pour l’instant, elle ne peut pas récupérer ses affaires, placées sous scellés. « C’est important que les gens sachent comment ça se passe. Si la police m’avait envoyé une convocation, j’aurais répondu de la même façon, donné mon ordinateur et mes codes. »
Il est tentant de comparer cette affaire à la dernière incursion de l’antiterrorisme dans le spectre de « l’ultragauche », en 2008. La police avait alors débarqué à Tarnac, un village de Corrèze, et dans d’autres départements, pour arrêter une dizaine de personnes censées appartenir à « l’ultragauche, mouvance anarcho-autonome ». Le groupe, que Julien Coupat est censé diriger, est alors accusé d’avoir commis des sabotages sur des voies TGV.
Dix ans plus tard, cette enquête menée avec les moyens de l’antiterrorisme, largement décrédibilisée par l’action de la défense, a débouché sur un procès de droit commun et une relaxe quasi générale. Depuis, le Pnat ne s’était plus jamais saisi de dossiers liés à « l’ultragauche », malgré les demandes répétées du parquet de Grenoble après des incendies volontaires à connotation politique.
L’affaire du 8 décembre n’a toutefois pas donné lieu au même emballement politico-médiatique que celle de Tarnac. Outre le tweet de Gérald Darmanin et quelques commentaires de Laurent Nunez, coordonnateur national du renseignement, ce dossier a eu relativement peu d’écho. Seuls Le Parisien et Le Point ont divulgué, juste après les arrestations de décembre, les premiers éléments de l’enquête et décrit « le profil hors norme » de certains mis en examen, à partir de leurs auditions en garde à vue et de rapports de police.
Depuis, le juge d’instruction a continué son travail en silence. Comme les avocats de la défense, qui n’ont pas souhaité s’exprimer dans cet article. Mi-février, les mis en examen ont été interrogés sur le fond. De nouvelles auditions sont prévues dans les prochaines semaines.
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La famille et les amis de C., dont le prénom n’a jamais été publié dans la presse, ont demandé à ce qu’elle soit désignée par son initiale. Avec son accord, Mediapart a rencontré ses grands-parents, sa mère, son frère et deux de ses colocataires.
De son côté, Clo M. a demandé à être désignée par son diminutif, pour des raisons professionnelles. Mediapart l’a rencontrée à plusieurs reprises, en compagnie de ses ami.e.s proches. Son conjoint en était informé. Il a demandé à apparaître sous ses initiales, S. G.
Marianne et une autre jeune femme, arrêtées le 8 février, ont témoigné par téléphone.
Aucun des avocats des mis en examen n’a souhaité s’exprimer.
Source : Médiapart
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