L’auteur est journaliste et membre Des Universitaires (desuniversitaires.org)
Les êtres humains sont les seuls animaux capables d’imaginer l’avenir, souligne le neurobiologiste Joseph E. LeDoux, qui a passé sa vie à étudier les mécanismes de survie. Aujourd’hui, si l’on imagine de quoi aura l’air une Terre de quatre degrés plus chaude, l’avenir se présente comme une menace sans précédent. Cette perspective devrait déclencher chez nous un réflexe tout à fait sain : la peur. Loin d’être méprisable, cette émotion enfouie en nous en état perpétuel de latence est notre meilleure assurance-vie.
Les menaces provoquent des mécanismes de survie chez tous les êtres vivants, sans exception. Même chez les bactéries. LeDoux a observé leur comportement dans une petite boîte de Petri. «Si vous mettez de l’acide d’un côté, elles se déplacent toutes de l’autre côté», note-t-il. Dès qu’ils aperçoivent un coyote, les chiens de prairie se terrent dans leurs trous. S’ils ne le faisaient pas, voilà longtemps que leur espèce aurait disparu.
Chez les êtres humains comme chez les rats (et les autres mammifères), les menaces immédiates – la vue d’un serpent, par exemple – engendrent des réactions automatiques dans l’amygdale, logée de façon sécuritaire au centre du cerveau (le danger est bien réel, les serpents venimeux tuant encore 50 000 personnes par année). En revanche, les rats ne sont pas assez lucides pour avoir peur de l’avenir. Nous, normalement, oui. Notre capacité à nous projeter dans l’avenir nous amène à assurer nos maisons contre le feu, à épargner en vue de notre retraite et à nous protéger de micro-organismes invisibles comme le SRAS-CoV-2. Cette peur nous incite à faire des sacrifices, en cessant par exemple de voir nos amis et nos petits-enfants, le temps d’éliminer la pandémie.
Mais pour avoir peur, encore faut-il être conscient de la menace. Tout porte à croire que la majorité d’entre nous ignore encore la gravité du danger que représente l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Nous brûlons de plus en plus de pétrole, nous achetons des VUS plutôt que des petites voitures, nous avons hâte de pouvoir reprendre l’avion et beaucoup d’entre nous espèrent que le gouvernement construira un pont entre Québec et Lévis, ce qui nous amènera à brûler encore plus de pétrole. Nous ne voulons faire aucun sacrifice.
Nous nourrissons le «serpent» plutôt que de le frapper à coups de bâton. Bref, nous n’avons pas peur du changement climatique. Une partie des Québécois cultivent probablement la même aversion que Donald Trump pour «les éternels prophètes de malheur et leurs prédictions apocalyptiques», tels qu’il les a dénoncés au Sommet de Davos en 2020, se référant à la militante Greta Thunberg.
Alors que, contrairement aux bactéries, aux chiens de prairie et aux rats, nous sommes dotés de la capacité d’imaginer l’avenir, nous refusons de le faire dès qu’il est question de crise climatique. Nous sommes conscients que le réchauffement constitue un danger, mais pour la plupart d’entre nous, c’est un danger abstrait, lointain, et finalement pas vraiment redoutable.
L’accumulation des GES est pourtant infiniment plus dangereuse que la COVID-19. Ces molécules aussi invisibles que le SRAS-CoV-2 ne mettent pas en péril la vie de quelques millions, mais bien de centaines de millions d’êtres humains. L’avenir proche est bel et bien alarmant. On objectera que toute prédiction peut être considérée comme une hypothèse, mais les connaissances sur l’évolution du climat ont dépassé depuis longtemps le stade des prédictions. À moins que les gouvernements adoptent immédiatement des mesures pour réduire de façon radicale les émissions de GES, un réchauffement catastrophique n’est pas une possibilité. C’est une certitude.
La preuve se trouve partout sur la planète, et notamment au sommet du volcan Mona Loa, à Hawaï. Trois matins par semaine, Aidan Colton, un technicien de la National Oceanic and Atmospheric Administration des États-Unis, grimpe en voiture sur le volcan, s’arrête à un observatoire situé à une altitude de 3397 mètres, et prend des échantillons d’air.
Avant la révolution industrielle, la concentration de CO2 dans l’atmosphère était de 280 parties par million (ppm). En 2005, elle était de 380 ppm. En 2013, Colton a remarqué que les mesures quotidiennes dépassaient le seuil de 400 ppm. Le taux est maintenant de 417 ppm. Cela représente une hausse moyenne de 2 ppm par année. À ce rythme, la concentration de CO2 dépassera le seuil de 500 ppm vers 2060.
La dernière fois que le taux de CO2 tournait autour de 500 ppm, c’était au début du Miocène moyen, il y a 16 millions d’années. Les températures étaient alors de 5 à 8 degrés Celcius plus chaudes. Le dernier rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement prévoit un réchauffement de 3,2 degrés d’ici la fin du siècle si les objectifs de l’Accord de Paris sont respectés. Or, ils ne le sont pas.
La majorité des climatologues affirment que, suivant la trajectoire actuelle, le monde sera plus chaud de 4 degrés avant la fin du 21e siècle. «Je ne connais aucun scientifique en désaccord avec ce constat», affirme le climatologue Mark Maslin. Son collègue Kevin Anderson ajoute qu’il est très difficile de trouver un scientifique qui considère ces 4 degrés «comme autre chose qu’une catastrophe».
Une telle hausse signifie une chute draconienne des rendements agricoles, une suite ininterrompue de feux de forêt, d’ouragans, de canicules mortelles et de pandémies, la désertification de régions entières et la disparition d’autres régions sous les océans, des déplacements massifs de population et l’exacerbation des conflits armés. Un des climatologues les plus réputés, Hans Joachim Schellnhuber, évalue qu’une Terre de 4 degrés plus chaude pourra subvenir aux besoins de seulement un milliard d’êtres humains. Ses collègues voient la menace et ils ont peur. Il serait temps pour nous de la voir aussi et d’avoir aussi peur qu’eux.
La peur du lendemain a permis à notre espèce de survivre depuis deux millions d’années. Jamais n’aura-t-elle été aussi nécessaire. Avant la peur vient la lucidité et le courage de voir la réalité en face. Impossible de fuir comme devant un serpent. Dans l’Univers, la Terre est une toute petite boîte de Petri. Nous sommes condamnés à y rester et, par conséquent, à affronter la menace.
Questions ou commentaires? info@desuniversitaires.org
lllustration : Brignaud
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal