Jisun Han. — « Everyone was here but nobody is here now » (Tout le monde était là mais plus personne ne l’est), août 2020.
La Corée du Sud, depuis le début de la pandémie, est vue comme un des pays les mieux gérés face au Covid-19. Au 1er mars 2021, on y comptait 90 372 tests positifs, et 1 606 morts pour une population de 51 millions d’habitants. Un résultat incomparablement meilleur que ceux des pays occidentaux. Mais si l’on compare avec les autres pays d’Asie de l’Est, les chiffres coréens se lisent d’une toute autre façon. En nombre de morts pour 100 000 habitants, on en compte 6,2 au Japon ; 3,1 en Corée du Sud mais 2,7 à Hong Kong ; 0,5 à Singapour ; 0,3 en Chine ; 0,1 en Thaïlande ; 0,04 à Taiwan ; 0 au Vietnam, au Cambodge, au Laos (1).
On voit que seul le Japon dépasse la Corée ; les autres pays de la zone affichent de bien meilleurs résultats, entre 10 et 70 fois moins de morts, sans parler de ceux qui n’en ont aucun. Curieusement, la Corée du Sud n’en est pas moins considérée comme le champion de la lutte contre la pandémie, non seulement par les Coréens eux-mêmes, mais par les pays occidentaux qui font abondamment état de cette excellence. Quand on cite les pays exemplaires, on ne l’oublie jamais. M. Bill Gates l’a déclarée « modèle de prévention idéale (2) ». Ce compliment a beaucoup contribué à renforcer la fierté nationale, et la conviction de la supériorité du pays.
Quand on arrive de l’étranger
Lorsqu’on débarque à Incheon, l’aéroport international de Séoul, on est accueilli par l’armée. Avant toute chose, les agents de sécurité sanitaire prennent la température de chaque passager, la notent sur un fichier, où s’ajoutent les coordonnées du voyageur, et le numéro de téléphone d’une personne proche, que l’autorité sanitaire pourra joindre par la suite si besoin. Celui qui s’occupe de vous vérifie immédiatement vos dires en appelant le numéro, pour savoir si c’est bien la personne que vous dites connaître qui répond.
Tout voyageur entrant en Corée, qu’il soit Coréen ou étranger, doit subir deux semaines d’isolement rigoureux. Mais une voie spéciale est réservée aux hommes d’affaires
Ensuite, votre mentor vous guide pour installer sur votre portable le logiciel qui va permettre de vous surveiller pendant que vous serez mis à l’isolement, et ensuite. Car tout voyageur entrant en Corée, qu’il soit Coréen ou étranger, doit subir deux semaines d’isolement rigoureux. Si l’on n’a pas de smartphone pour télécharger ce logiciel de surveillance, il faut en acheter ou en louer sur le champ, à l’aéroport. Renseignement pris, si l’on décline l’invitation à s’équiper, on ne peut tout simplement pas mettre le pied dans ce pays, on reprend l’avion.
Une fois passés ces contrôles, un nouveau cicérone vous guide pour prendre un transport spécifique, bus spéciaux uniquement ou taxi désinfecté avec chauffeur isolé dans son habitacle de plexiglas, à moins que vous ne soyez attendu par quelqu’un qui vous prend en charge. Emprunter le métro est interdit. Si l’on peut garantir que l’on aura une chambre et des toilettes individuelles, on est autorisé à passer les deux semaines d’isolement chez soi ou chez ses parents, sinon aller dans un hôtel est obligatoire.
Par contre, une voie spéciale est réservée aux hommes d’affaires : ainsi depuis octobre 2020, Coréens et Japonais qui vont et viennent entre les deux pays, sont dispensés d’isolement. Quant aux affairistes de haut grade, il leur est permis d’aller en Europe ou ailleurs sans aucune obligation au retour, tel M. Lee Jae-Yong, le patron de Samsung, jusqu’à ce qu’il retourne en prison 18 janvier 2021, pour cause de corruption.
L’isolement
Rapidement après votre arrivée chez vous, vous recevez un texto de la mairie de Séoul : « Une boite de nourriture est déposée devant votre porte ». De quoi pour deux semaines. Une disposition unanimement considérée comme un geste de gentillesse émouvant, qui signifie pourtant que vous ne devez pas sortir de votre chambre pendant cette période : nourrissez-vous avec ça, pas question de croiser la famille ou d’avoir des rêves de gastronomie. Les Coréens sont si bien disciplinés qu’ils surveillent la personne qui vient de l’étranger ; famille et voisins veillent à ce que vous observiez strictement les règles sanitaires. On est littéralement enfermé dans sa chambre pendant deux semaines, sauf pour aller aux toilettes.
Tout arrivant doit se faire tester dans les trois jours. Même si le résultat est négatif vous devez subir l’isolement jusqu’au bout. Si le résultat est positif, l’ambulance vient chez vous pour vous conduire à l’hôpital.
Sans prévenir bien sûr, un fonctionnaire de la mairie frappe à votre porte, pour vérifier que vous êtes bien là où vous devez être. Il vous avise qu’il pourra revenir, toujours sans prévenir. À l’isolement, vous devez prendre votre température et la communiquer avec les autres symptômes comme la fièvre ou le mal de gorge trois fois par jour, à heures fixes, via le logiciel de surveillance installé sur le portable. Si vous oubliez l’heure précise, le fonctionnaire en charge de votre surveillance vous appelle ou envoie un texto. Autre raffinement : si vous ne touchez pas votre téléphone, au bout de trois heures vous êtes soupçonné de vous être échappé en abandonnant votre appareil, lequel alors sonne, vous signalant votre silence. Si vous ne réagissez pas, « votre » fonctionnaire vous appelle pour vérification de présence.
En bref, on est parfaitement surveillé par le téléphone portable, par la mairie et par la famille qui considère ses membres venant de l’étranger comme un danger majeur possible, même s’ils ont été testés négatifs.
Si vous ne touchez pas votre téléphone, au bout de trois heures vous êtes soupçonné de vous être échappé
À la fin des deux semaines d’isolement, on peut sortir, avec un masque — sinon l’équivalant de 75 euros d’amende —, et prendre un métro plein à craquer, comme toujours à Séoul. Quant au masque, dès avant l’obligation et l’amende, les gens le portaient volontairement, se surveillant les uns les autres ; les tout petits bébés et les enfants de 1 ou 2 ans ne sont pas épargnés. Quand vous entrez dans un restaurant ou une boutique, un ou une employée prend votre température, et vous devez laisser le code QR de votre smartphone. De cette façon, si jamais un cas positif venait à être repéré dans un lieu où vous êtes passé, vous seriez convoqué pour être testé. Si vous avez oublié votre téléphone portable, vous écrivez vos coordonnées dans un cahier consacré. Il n’est ni possible ni sage de tricher. La contradiction avec les conditions du métro n’est perçue par personne.
Une étrange illusion
Étrangers et Coréens ont l’impression que les autorités sont pleines de sollicitude pour sauvegarder la vie et la santé des citoyens. Or, la Corée figure en tête des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pour les morts par accidents du travail : 10,1 morts pour 100 000 habitants, soit quatre fois plus que la moyenne (2,6 morts) (3). Depuis 1994, la Corée n’a cédé sa place de médaille d’or des morts au travail que deux fois. Rien n’est fait pour préserver la vie des travailleurs en obligeant les entreprises à appliquer les lois.
Fin 2018, Kim Yong-kyun, un jeune homme de 24 ans meurt écrasé coincé par une machine, comme toujours par non-respect des mesures de sécurité de la part de l’entreprise ; le même accident mortel avait déjà eu lieu dans cette même société, sous-traitante d’une entreprise publique l’année précédente. La mère de la victime s’est battue pendant deux ans, jusqu’à une grève de la faim menée pendant trente jours de froid sibérien devant le Parlement : elle voulait empêcher que d’autres subissent le même sort que son fils unique. Le Parlement a fini par adopter une loi qui punit les entreprises en cas de mort, d’un an de prison minimum, une amende d’un milliard de won maximum (748 500 euros). Cette loi s’applique dès cette année pour les entreprises de plus de 50 employés, mais seulement à partir de 2025 pour celles de 5 à 50 employés. Or ce sont elles précisément qui enregistrent plus de 85 % des morts au travail. Une loi-décor qui s’ajoute aux autres jamais correctement appliquées.
En 2020, au moins 16 livreurs sont morts d’épuisement
Le Covid-19 qui fait l’objet de tant de sollicitude apparente contribue à augmenter le nombre de mort au travail. Chacun ayant choisi l’autoconfinement sans y être contraint, plus personne ne se déplace pour acheter quoi que ce soit. Tout se passe par livraison, y compris la nourriture. Les livreurs travaillent en moyenne 71,3 heures par semaine et disposent de… 12 minutes pour déjeuner. Leur charge de travail a augmenté en moyenne de 31,3 % (4). Les habitants peuvent se faire livrer en pleine nuit. La concurrence sur ce marché est féroce : quelle que soit la marchandise, le client n’attend jamais plus de deux jours. En 2020, au moins 16 livreurs sont morts d’épuisement selon la commission mixte du syndicat des travailleurs précaires et du ministère du travail.
La Corée est aussi connue pour le taux de suicide le plus élevé des pays de l’OCDE, 23 pour 100 000 habitants, c’est deux fois plus que le chiffre moyen de ces pays (5). Les causes sociales de cette catastrophe nationale, qui touche toutes les couches de la société et tous les âges sont connues, pourtant les autorités n’ont jamais réussi à trouver la solution pour y mettre fin.
Boucs émissaires
Au début de la pandémie, le pays était dans un état de terreur car il, connaissait le nombre de tests positifs le plus élevé du monde, après la Chine. Malgré les prouesses dont se targue la K-Prévention, le climat reste aujourd’hui tout aussi déraisonnable.
À chaque nouveau test positif, l’autorité sanitaire ouvre une enquête personnelle ; grâce au téléphone portable, à la carte de crédit, aux titres de transport et aux caméras de surveillance partout présentes, elle établit l’itinéraire de ce nouveau cas sur plusieurs jours, toute tricherie étant impossible. À l’apparition de la pandémie, durant les mois de février et mars 2020, les médias ont dévoilé ces trajets et détaillé les rencontres personnelles avec précision. Ce déballage a transformé en immense cauchemar la vie des testés positifs, qui sont souvent traités en pestiférés par leurs concitoyens. D’autant qu’ils sont privés d’informations concernant les études scientifiques sur les tests ou les vaccins. Cela entraine une espèce de délire et peur collective. Il y a même un logiciel d’évitement avec sonnerie dès que vous approchez d’un itinéraire suivi par une personne testée positive.
Les Coréens sont devenus les otages de leur propre image, qu’ils ont eux-mêmes créée
Il y a le cas bien connu de tous, d’une professeure de maths, homosexuelle présente dans une boite de nuit déclarée les jours suivants comme « foyer » du virus. Grâce aux QR, les autorités sanitaires et la police retrouvent tous les clients. Sur tous, il font une enquête. Pour tous, ils établissent les itinéraires suivis les jours suivants et la liste des contacts. Cette femme cache qu’elle est professeure, se dit sans emploi car elle sait que la presse révèlerait son identité sexuelle, et qu’elle serait « grillée » dans son milieu professionnel. Conséquence de cette dissimulation, qui ne tient pas longtemps, les autorités tardent à trouver et à tester ses élèves. Les médias la désignent à la vindicte, en font un bouc-émissaire et révèlent son identité sexuelle comme une tare. Le pays entier la maudit, elle est condamnée à six mois de prison ferme. Une condamnation qui suscite une approbation nationale unanime. Le quartier des boîtes de nuit, un de plus réputé de Séoul pour son animation festive, est complètement déserté depuis plusieurs mois.
Un autre cas célèbre dans tout le pays : une dame participe en août 2020 à une manifestation anti-gouvernementale dirigée par un prêtre (6), à l’origine, selon le gouvernement, d’une deuxième vague. Elle ne va pas se dénoncer comme participante à la manifestation, malgré les ordres officiels. Elle finit cependant par être repérée, vingt-sept jours après la manifestation. Test positif. Les gens qu’elle a côtoyés depuis la manifestation se comptent par plusieurs centaines. La ville de Changwon lui demande de payer 300 millions de won (220 000 euros) pour dédommager la ville de ses recherches et des soins donnés aux testés positifs. Même unanimité nationale pour juger légitimes les exigences de la ville.
Plusieurs fois par jour, votre portable vibre, l’écran s’allume. C’est pour signaler tel nouveau test positif dans un secteur géographique large. Affiché : tel quartier, tel groupe d’appartements, le sexe, la tranche d’âge… Cela alimente une peur permanente. Tous les soirs à la télévision, c’est le rituel des nouveaux chiffres des tests positifs, et on précise combien de gens venus de l’étranger sont concernés. Comme tous les passagers sont obligatoirement testés, il y a toujours quelques cas positifs. Cela nourrit la méfiance, intense, vis à vis de ces voyageurs, compatriotes ou pas, qui n’épargne pas les membres de la famille rentrant chez eux.
En décembre 2020, l’État coréen décide de fermer les écoles à nouveau, et édicte un couvre-feu commercial, c’est-à-dire la fermeture des restaurants à 21 heures, et la fermeture totale des cafés et des bars. Cette décision draconienne est prise dans l’angoisse générale alors qu’il n’y a que 1 000 tests positifs et 10 à 20 morts du Covid par jour ; pourtant, en temps ordinaire, le pays compte, toutes causes confondues, une moyenne de 843 morts par jour, et par jour aussi 38 suicides et 7 morts au travail, des chiffres dont personne ne se souvient et que personne ne rappelle.
Un des partis d’opposition, le People Power Party (kookmineihim), a critiqué l’État pour avoir dépensé 120 milliards de won (environ 90 millions d’euros) pour faire la publicité de la K-Prévention. Efficace si on lit la presse française, en constante révérence devant les exploits coréens. Le gouvernement a baptisé K-Prévention sa manière de faire, jouant évidemment de la proximité sémantique avec la K-Pop et la K-Drama, industries d’exportation mondiale et fiertés nationales (7). Désormais les citoyens sont persuadés que le monde entier est émerveillé et jaloux de l’efficacité de leur K-Prévention. C’est même considéré comme la preuve de leur supériorité tout court sur les Occidentaux, seuls dignes d’intérêt — et non le reste du monde. La conviction d’être les meilleurs a incité le ministère des affaires étrangères à élaborer un projet pour la mondialisation de la K-Prévention — modèle qui, comme on l’a vu, relègue cependant la Corée à l’avant-dernière place en Asie de l’Est.
En somme, les Coréens sont devenus les otages de leur propre image, qu’ils ont eux-mêmes créée. Personne n’ose émettre le moindre doute, la moindre question ou contestation, encore moins une protestation contre une seule de ces mesures, qui pourtant bafouent les libertés civiles et individuelles, la Constitution, l’État de droit, le principe de la séparation des pouvoirs, base de toute démocratie. La plus modeste opinion dissidente, politique, médicale ou scientifique, est immédiatement et sans aucun examen considérée comme trahison de la patrie. Chaque Coréen, quelle que soit son étiquette politique passée et désormais caduque, essaye le plus sincèrement et le plus aveuglément d’être à la hauteur du peuple de la K-Prévention.
Pourtant, la Corée qui se veut le meilleur élève en matière de prévention, n’a commencé la vaccination que 26 février : c’est le 105e pays au monde à s’y mettre. Pour vaincre les réticences, deux jours avant le lancement l’opération, l’autorité sanitaire a annoncé que, en cas de décès lié à la vaccination, l’État verserait une indemnité de 320 000 euros. La K-prévention entame une nouvelle conquête…
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