Au premier redoux de mars, les coulées ont rempli tubulures et chaudières. Un temps des sucres différent, cette année encore, qui m’a donné envie de revisiter quelques moments bénis de l’enfance : la cabane, mes grands-parents, les cousins. Mais on était loin de se douter que la douceur de ce bonheur était le fruit d’un dur labeur.
J’ai plongé tête première dans mes vieux souvenirs récemment. La nostalgie du contact humain me donne envie de revisiter mon enfance. Le désir latent de revoir mes proches m’incite à revivre ces moments de vie précieux trop vite passés.
Mars 1997. J’ai 6 ans. C’est dimanche après-midi. Toute ma famille maternelle est réunie à la cabane à sucre familiale.
Passant d’érable en érable, mes cousins recueillent des branches mortes pour ériger un barrage dans le ruisseau. De mon côté, je construis minutieusement un banc avec, comme seuls outils, un tronc d’arbre et de la neige. Mon père filme toute la scène, patiemment.
Plus tard, notre travail acharné est récompensé par une coulée de tire bien méritée. Palette à la main, petits et grands se sucrent le bec.
Rapidement, cette vision enfantine et romantique que je me fais de la cabane à sucre s’effondre. Grand-maman m’avoue à quel point le temps des sucres était éprouvant, physiquement et moralement.
Toutes les fins de semaine printanières de mon enfance sont ainsi ponctuées de visites à la cabane. On joue dans l’érablière, on s’invente une vie, on rit aux éclats. Mais surtout, on mange sans complexe le meilleur sirop d’érable au monde, celui que font avec amour grand-papa et grand-maman.
Je suis et serai toujours infiniment reconnaissante pour ces instants de bonheur.
L’envers du décor
De ce plongeon aux confins de ma mémoire jaillit une curiosité manifeste. C’est à ce moment que je décide de m’entretenir avec ma grand-mère. J’ai envie de connaitre l’envers du décor.
Elle est tellement belle ma grand-maman. À 93 ans, elle vit encore dans son quatre et demie, toujours propre et bien rangé. J’aspire à vieillir comme elle.
Un thé à la main, crayon et papier dans l’autre, je suis impatiente d’entendre enfin la belle histoire de cabane. Un magnifique temps des sucres qui a duré 50 ans, me dis-je.
Rapidement, cette vision enfantine et romantique que je me fais de la cabane à sucre s’effondre. Grand-maman m’avoue à quel point le temps des sucres était éprouvant, physiquement et moralement.
Tout doit être contrôlé parfaitement : les différentes techniques de récolte, l’évaporation, la confection artisanale des produits dérivés. Sans oublier les projets d’expansion, la gestion du personnel, la vente au détail et la visite parfois encombrante.
Trop peu de sommeil. De longs moments de solitude. Le feu qui prend dans la bouilleuse en plein milieu de la nuit. Une partie de l’érablière dévastée par des chenilles. Les chevaux – et plus tard le quatre-roues – enfoncés dans la neige. Des raquettes à rafistoler.
« Il y en a eu des aventures, me confie-t-elle. Ce n’était pas toujours drôle ! On ne pouvait pas s’assoir et relaxer, on était toujours à la course. »
Grand-maman raconte son histoire en détail. La petite fille en moi réalise alors l’ampleur des sacrifices nécessaires à l’obtention de son élixir sucré favori.
Je suis encore plus reconnaissante pour cette époque de ma vie. Mais je suis triste pour grand-maman. Tant d’années à gérer une entreprise familiale. Tant de printemps à exécuter des tâches ardues. Tant d’heures à s’inquiéter à propos de tout. Et tout ça pour quoi ?
Un dévouement sans borne
La féministe en moi ne saisit pas. Pourquoi une femme choisirait-elle de donner 50 ans de sa vie à une entreprise qui ne lui ressemble pas ?
« Grand-papa aurait démissionné bien avant si ça n’avait pas été de moi, me rappelle-t-elle. Il aimait ça être dans le bois. Je devais prendre soin de lui, surtout dans les dernières années, après son infarctus. »
Quel dévouement ! Quel don de soi ! Malgré toutes les embuches, les casse-têtes et les désaccords, grand-maman accompagne son mari dans son projet de vie. Jusqu’à la fin.
Plusieurs printemps ont passé depuis le départ de grand-papa. 22 ans après la vente de la cabane à sucre, je questionne ma grand-mère.
« Quels sont tes plus beaux souvenirs de la cabane à sucre grand-maman ? »
Après une réflexion sérieuse, elle répond qu’elle aimait bien le calme de la nature.
« Dans notre lit, le soir, on écoutait les gouttes d’eau tomber dans les chaudières, me dit-elle en souriant. J’aimais aussi entailler les érables en raquettes, seule avec ton grand-père, quand le soleil faisait briller la neige. »
La simplicité dans toute sa splendeur. L’amour dans sa plus simple expression.
Une passion des sucres salvatrice
Aujourd’hui, les passions animent le monde. Elles le gouvernent même. Intuitivement, on associe ces passions à une fougue, un enthousiasme, une curiosité. La clé du bonheur, croit-on, est d’en cultiver plusieurs au quotidien.
La passion des sucres de grand-maman remet tout ça en question. À quelques jours de Pâques, elle me rappelle la Passion du Christ. Un long chemin douloureux. Folie absurde pour les uns, sagesse incarnée pour les autres.
Chaque pas sur ce chemin n’est pas vain.
Surtout lorsqu’il est fait par amour.
Et qu’il permet de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe