Ce texte prolonge le débat sur la décision médicale et sanitaire qui avait été initié autour de l’Evidence-based-medecine (EBM) avec la carte blanche intitulée : « le rôle de la formation des médecins et de l’épistémologie médicale dans la crise de la Covid 19 ».
Par :
- Florence PARENT, médecin, docteur en santé publique, coordinatrice du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).
- Fabienne GOOSET, docteur en lettres, certifiée en éthique du soin.
- Manoé REYNAERTS, philosophe, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).
- Helyett WARDAVOIR, master santé publique, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).
- Dr Isabelle François, médecin et psychothérapeute, membre du groupe thématique « Éthique des curriculums en santé » de la Société internationale francophone d’éducation médicale (SIFEM).
- Dr Benoit NICOLAY, médecin, anesthésiste-réanimateur, micro-nutritionniste.
- Jean-Marie DEKETELE, professeur émérite de l’UCL et de la Chaire UNESCO en Sciences de l’Éducation (Dakar).
Une décision fondée sur un « jugement réfléchissant », en référence au philosophe allemand Emmanuel Kant, est une décision qui prend en compte la réalité de la vie, c’est-à-dire la situation particulière, incluant la singularité du Sujet, de l’Autre (personne ou communauté) et, par-là, la subjectivité du réel, ce qu’on nommerait l’incertitude.
En santé publique, le critère de prédilection qui permet d’approcher au mieux une telle décision est celui de l’anticipation du « coût-bénéfice » d’une action et donc du risque pris quant au choix opéré.
En effet, l’analyse coût-bénéfice valorise l’ensemble des conséquences d’un programme ou d’une intervention, permettant de tenir compte des risques liés aux actions pour choisir entre les différentes alternatives. La responsabilité quant au choix assumé, parmi de multiples possibles, y est clairement annoncée.
C’est un critère à différencier de celui du principe de précaution (centré prioritairement sur le risque pour l’objet considéré comme vulnérable : personne ; communauté).
Enfin, la preuve statistique de l’efficacité d’une action, élaborée à partir d’une mesure, que promeut l’Evidence-based Medicine (EBM) ne représente, quand elle existe, qu’une donnée parmi de nombreuses autres informations et paramètres à prendre en compte, selon le degré d’ouverture que les notions mobilisées de santé et de personne (dans le sens d’un Sujet) auront favorisé.
Le principe de précaution
Le principe de précaution radicalise la perspective de l’EBM en énonçant que, quand bien même y aurait-il un bénéfice démontré (ou fortement probable) d’une action à conduire, il conviendrait de s’en abstenir si l’absence de risque important (non-malfaisance) n’a pas été établie. C’est une position éthique (donc discutable, puisqu’il s’agit de valeurs qui sont en jeu), qui privilégie le principe de non-malfaisance en considérant qu’il doit prévaloir sur tous les autres, par exemple sur ceux de bienfaisance, d’autonomie ou de justice distributive, pour reprendre les principes directeurs énoncés dans la perspective principiste de Childress et Beauchamp.
Éric Chevet souligne que le principe de précaution fait l’objet de nombreuses critiques, notamment celle qui consiste à voir en ce principe une stratégie négative au motif qu’il « [ne] serait, en fait, [qu’] un principe de suspicion et de conjuration […], fondé sur une disqualification progressive de la science dans la décision […] et sur l’envie d’éliminer toute incertitude se renfor[çant] par l’impossibilité d’y parvenir. Cette critique souligne alors la dimension paralysante du principe de précaution qui dégénère en une aversion pour la prise de risque ».
Initialement louable dans ses intentions, notamment en matière de santé publique ou de protection de l’environnement, ce principe serait dès lors une manière de donner raison aux inquiétudes d’une opinion influencée par des médias prêts à s’alarmer. Ce principe, finalement paralysant, permettrait surtout aux décideurs de se protéger juridiquement, (la « tentation du parapluie » ou stratégie d’évitement du blâme) au détriment de la prise de risque que présuppose le développement ».
« Avec le principe de précaution, affirme Michel Puech, « on s’expose à une dérive, celle de stratégies donnant la priorité à l’absence de blâme plutôt qu’à l’absence de risque (blame-avoiding strategy), c’est-à-dire de stratégies me conduisant à agir de sorte que l’on ne puisse rien me reprocher si cela tourne mal. C’est ainsi que la solution se transforme en aggravation du problème. La précaution au sens de blame-avoiding strategy se ramène à un refus de prendre ses responsabilités dans une situation qui, justement, exige la prise de responsabilité, la capacité à assumer, à décider parce que, dans cette situation, le savoir technoscientifique ne peut « décider » par un simple calcul d’optimisation. Le principe de précaution est au service de ceux qui l’ont conçu : politiciens et technocrates qui veulent être responsables-mais-pas-coupables ».
Pour notre part, nous considérons que l’usage qui a été fait du principe de précaution au cours de cette crise amène à la critique et aux hypothèses proposées. Pour autant, nous gardons un regard neutre sur ce principe. En effet, le principe de précaution a également ses points forts quand il est mobilisé de façon adéquate et nuancée comme le développe par ailleurs Éric Chevet.
L’enjeu du blâme et la question des valeurs
Ainsi, relativement à l’enjeu du blâme qui nous intéresse ici, il apparait que des valeurs sous-jacentes à l’objet de la décision émergent de façon « radicale » sans doute, mais en même temps, de façon « masquée », avec cette crise de la Covid 19.
En effet, il est très interpellant d’analyser l’usage de ce principe de précaution (pour rappel, centré sur le risque d’une intervention prioritairement à son efficacité) en fonction de l’objet de la décision et du « risque du blâme », témoignant du chaos épistémologique et, plus fondamentalement, ontologique (c’est-à-dire notre rapport au réel) dans lequel on se trouve.
Faisons l’exercice…
- S’agissant du traitement précoce de la maladie, la connaissance du très faible risque des molécules proposées, tout particulièrement de l’hydroxy-chloroquine, largement documentée par des études et par l’expérience, n’a pourtant pas empêché l’Ordre des médecins de déconseiller fortement aux médecins généralistes de les prescrire – en recommandant l’usage de protocoles considérés comme formels, qui n’incluaient pas le traitement précoce – en invoquant à tort le principe de précaution : quel est ici l’enjeu du blâme ? Serait-ce le manque de certitude quant à l’efficacité du traitement, renforçant par-là la confusion épistémologique précédemment discutée autour de l’EBM et signalant en même temps la valeur accordée à cette dernière, tandis que le principe de précaution devrait se fonder prioritairement sur le manque de certitude quant à l’absence du risque d’une intervention, ici du traitement ?
- S’agissant du confinement, ses différents risques, psychologique, social et économique, fortement prévisibles alors que, parallèlement, son bénéfice n’était que spéculatif, auraient en revanche nécessité par excellence la mobilisation du principe de précaution. Cela n’a pourtant pas empêché l’imposition de confinements à répétition d’une envergure historique : quel est ici l’enjeu du blâme ? On serait tenté de dire « aucun » relativement à celui de la propagation du virus, car la décision sous-entend que nos êtres psychologiques et sociaux n’ont pas de valeur (nous serions définitivement arrivés dans un biopouvoir) face à la seule vulnérabilité entendue, celle de nos systèmes de santé hospitaliers.
- S’agissant de la vaccination, nous sommes confrontés à un paradoxe par rapport au principe de précaution lui-même. Celui-ci se voit reprocher par ses opposants de freiner l’évolution des techniques et du progrès. Or, les risques (notamment différés) liés au vaccin, insuffisamment documentés à la suite des enjeux temporels (délai court) de tels développements technologiques et, en conséquence, relativement indéterminés au moment de la campagne de vaccination n’ont pas empêché le lancement de masse de celle-ci (toutes populations confondues) : quel est ici l’enjeu du blâme ? La peur (autogénérée car la létalité est toujours restée très faible) du risque lui-même (on se débat, en quelque sorte, dans un cercle vicieux), permettant d’occulter l’objet de la vulnérabilité propre au principe de précaution en santé publique, et de le transférer depuis la personne (et les populations) à la seule vision d’éradication d’un ennemi devant devenir commun : le virus.
- S’agissant des traitements prophylactiques (tels que, entre autres, la vitamine D et C, le zinc ou encore la quercétine), malgré leur bénéfice très vraisemblable, inférable à partir de nombreux travaux de recherche clinique documentant leur impact positif sur le système immunitaire, et leur très faible risque, aucune action précoce et formelle de prescription n’a été engagée en faveur de ces traitements : quel est ici l’enjeu du blâme ? Serait-ce la peur des « experts médicaux » et autres « scientifiques ou politiques de la décision » de ne pas être pris au sérieux ? Et ce, face à une médecine dite « vraie », basée sur la preuve et la prouesse technique, telle celle de la vaccination ?
En contradiction avec le principe de précaution lui-même, qui enjoint la non-intervention face à l’incertitude du risque, notre petit exercice démontre que seules les interventions avec une hypothèse de risque ont été préconisées.
On perçoit dès lors, simultanément, l’émergence d’un « tout technique », qui s’auto-justifie au regard d’un scientisme, d’une part, en revendiquant que la science aurait le monopole de l’élaboration de la vérité et, d’autre part, en déniant à cette science la légitimité de s’organiser dans le cadre d’un pluralisme, à la fois méthodologique, postural et interprétatif, méconnaissant ainsi la fécondité et la nécessité d’une science plurielle et impliquée, qu’appelle de ses vœux Léo Coutellec en lien avec l’exigence désormais formulée qu’elle rende compte de sa responsabilité sociale.
Dans le même mouvement, ce « tout technique » annihile facilement la notion de personne, de population ou de communauté. Il évacue ainsi tout le secteur des soins et de l’accompagnement ambulatoires, celui de la promotion de la santé ou encore les instrumentalise à ses fins en les utilisant de manière réductrice.
Cette petite incursion autour du principe de précaution, nécessaire afin de l’articuler plus justement avec l’usage, d’une part, d’une EBM comprise de façon non simplificatrice et, d’autre part, du critère de « coût-bénéfice et risque » en santé publique, permet de mieux comprendre la profonde confusion épistémologique dans laquelle le monde scientifique, avec l’ensemble du navire, commandants et passagers, s’est retrouvé englouti !
Il semble, en effet, qu’il n’y a de place convenable sur ce bateau, ni pour la science, ni, plus grave, pour la personne (vulnérable), au profit, paradoxalement au principe de précaution lui-même, de la seule technique. Or, au départ, le principe de précaution s’est développé afin de préserver ce qui se définit comme étant « vulnérable ». S’agit-il d’un oubli de la vulnérabilité à l’exception de celle, structurelle, des salles de réanimations et d’urgences de l’hôpital ? Mais qu’est-ce que la vulnérabilité, et, partant de là, qu’est-ce que la santé et la personne représentent dans le champ décisionnel de la santé publique ?
N’est-il pas urgent de mettre concrètement en œuvre la définition de la santé « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », telle qu’elle est véhiculée par l’OMS et les discours de la santé publique ?
On perçoit à quel point, comme pour l’EBM dans sa forme réductrice, l’usage du seul principe de précaution, et d’autant plus quand il est manié de façon aussi contradictoire selon l’objet sur lequel il porte (traitement, intervention non thérapeutique, vaccin, prophylaxie), permet d’échapper, dans la décision, à nos responsabilités d’être humain qui sont celles de :
- l’Agir, en prenant pleinement notre responsabilité face à l’incertitude inhérente du Monde ;
- la complexité, en prenant pleinement notre responsabilité face aux dimensions globales qui nous habitent (anthropologique, existentielle, spirituelle, psychologique, sociale et biologique).
En écho avec le bourgmestre ixellois Christos Doulkeridis ce 21 Février 2021, nous pensons qu’il est temps de quitter la visée du risque zéro (a fortiori au regard de l’amalgame qui en est fait dans l’usage du principe de précaution). S’il ne s’agit pas de tout reprendre à zéro (encore que…), au moins, comme il le demande (et peut-être pourrions-nous retomber sur nos pieds en termes de principe de précaution), convient-il « d’inverser la logique du risque ».
Comment en sortir ?
Le Zarathoustra de Nietzsche ose chanter « la joie de l’incertitude », en célébrant l’esprit d’aventure, le courage qui porte vers ce qui n’a jamais été hasardé. En continuant à relire Nietzsche, on découvrira comment sa sagesse tragique, moins héroïque, plus durable, consiste à endurer continûment l’incertitude, à l’intégrer à nos existences et à nos pensées. En lien avec notre fil épistémologique, il importera de l’incorporer dans notre agir-en-santé par le biais de réformes éducatives en profondeur fondées non pas sur la certitude, mais sur l’incertitude, c’est-à-dire sur la praxis, celle du jugement réfléchissant.
Il s’agit aussi du « courage d’avoir peur » en référence à l’ouvrage de Éric Chevet « sans doute une « biopolitique des catastrophes » n’est-elle pas sans risque d’invasion des normes, d’amplification des procédures de contrôles et de sécurisation. Le biopouvoir, nous l’avons vu, peut dériver vers « l’immunopolitique » diffusant une anxiété permanente et comportant son propre risque de toxicité. Le rapport à la catastrophe peut devenir lui-même catastrophique lorsqu’il conduit à la promotion d’un bio-Léviathan prioritairement dédié à la sécurité et à la préservation du vivant ».
« Nous donnons à Madame Ch. Dupont le soin de conclure ce point de réflexion : « Il faut mettre dans la balance une vision à long terme, parce qu’on va toujours avoir des craintes, on a peur, mais nous sommes des adultes et on doit gérer cette société avec une vision à long terme ».
source : https://www.kairospresse.be
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