Il y a quelques semaines, le photographe animalier Jean-Simon Bégin affirmait en entrevue : « À plusieurs moments, je me suis senti comme l’intrus dans la forêt. Maintenant, je sais à quel moment je dois quitter, que ce que j’ai eu comme opportunités, c’est assez ». Bégin résume l’attitude que nous devrions avoir envers le vivant : se satisfaire de ce qu’il peut donner.
Parmi les innombrables signaux d’alarme du vivant à notre égard, il y a les caribous qui s’éteignent à grande vitesse dans Charlevoix et à Val-d’Or. Et tout cela dans l’indifférence quasi complète. Québec a même reporté à 2022 une quelconque action visant à contrer cette disparition.
Pourtant, selon un sondage mené en 2020 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), 64 % des humains se disent très préoccupés par l’état de la biodiversité et espèrent des mesures plus radicales. Pourquoi alors, rien, ou presque, n’avance en ces dossiers ?
Je me demande si la virtualisation de nos vies n’y est pas pour quelque chose. Comment imaginer que la biodiversité se rétrécit drastiquement si nous côtoyons de moins en moins le réel ? Mais il y a plus : comment conceptualiser cette chute effrénée de notre monde quand, en un clic, nous pouvons avoir accès à n’importe quelle image de caribou ? Comme l’affirmait en d’autres circonstances Bernard Émond, il y a décidemment trop d’images. Trop d’images, mais si peu de photos comme celles de Bégin qui nous donnent à penser et sentir le monde plutôt qu’à le consommer sous le mode publicitaire.
S’il y a si peu d’efforts concrets, cela tient sûrement aussi en partie au caractère apparemment insoluble du problème : par quel bout prendre la situation à bras le corps ? Il faut commencer par déconstruire les discours et écrire une nouvelle grammaire de nos relations aux vivants. Michel Leboeuf fait œuvre utile dans Le dernier caribou en tressant l’histoire de notre conception partielle – et partiale – du darwinisme comme moteur de l’évolution.
Il montre que, à la compétition comme moteur de la mécanique de la sélection naturelle et de la survie des espèces, Darwin ajoutait l’entraide et l’adaptation mutuelle. Le 19e siècle du capitalisme industriel, de l’impérialisme et de la colonisation raciste a préféré radicaliser la première partie de la thèse : l’homme est un loup pour l’homme et seule la lutte, symbole de virilité, assure la vie sur terre.
Pourtant, plusieurs penseurs politiques et scientifiques (Petr Kropotkine et William David Hamilton, notamment) ont contredit cette thèse qui ne pouvait que mener à l’exclusion de la différence et à la glorification de l’individu. Or, la biologie et la biogéographie sont très claires depuis des décennies, affirme Leboeuf : l’entraide, la coopération, la collaboration, le mutualisme et la symbiose sont la norme du vivant. Et pas seulement entre membres d’une même « espèce », notion par ailleurs hautement problématique pour les scientifiques aujourd’hui, parce qu’héritière d’une conceptualisation fausse des 18e et 19e siècles, époque où l’on tentait de classifier les propriétés de chaque espèce (comme de chaque peuple, par ailleurs).
Les coévolutions entre les espèces animales et végétales sont légion au point où plusieurs espèces ne pourraient vivre seules. Leboeuf explique que l’on a inventé le terme « holobionte » (ou équipe-espèce) pour désigner « une unité regroupant un hôte (qu’il soit animal ou végétal) et tous les microorganismes qu’il héberge ». Par exemple, 2,5 % de « notre » poids est en fait occupé par les bactéries vivant en symbiose avec nous.
Il faut donc revoir, poursuit l’auteur, notre conception de la nature et notre volonté de la conserver. Ce ne sont pas les espèces qu’il faut protéger, mais les équipes-espèces et les interactions entre elles, donc sauvegarder les milieux avant les espèces. La biodiversité, qui n’est en fait qu’une série de flux d’énergie et de matière partagés par tous les vivants, n’est possible qu’au prix de la sauvegarde de ces flux.
C’est pourquoi les lois de protection de la nature font fausse route en défendant une espèce et non l’ensemble de son habitat et de ses relations aux autres vivants. N’hésitant pas à pointer du doigt le capitalisme et tout l’appareil mental de compétition, d’individualisme et de prédation des ressources qu’il sous-tend, Leboeuf plaide pour la création de droits pour la nature (ex. le droit, pour une montagne, d’exister, tout simplement).
La proposition est intéressante, mais l’auteur passe sous silence un aspect fondamental : avec des droits viennent des devoirs. Comment une montagne ou une harde de caribous peut-elle participer à une relation strictement humaine, le droit ?
Le livre demeure aussi en quelque sorte prisonnier d’une conception capitaliste du monde, qu’il dénonce par ailleurs. Leboeuf définit par exemple « l’hologénome » comme un « système d’échange de biens et de services ». Or, pour écrire une nouvelle grammaire du vivant, il faut aussi réécrire celle des rapports socio-économiques du capitalisme actuel. La nature ne rend pas de services et n’est pas un bien. Elle existe et, en cela, mérite considération.
Leboeuf, s’appuyant sur les proposions du Half-Earth du biologiste Edward O. Wilson – soit que la moitié de la planète soit laissée en libre évolution et l’autre serve à des fins humaines – propose, « par réalisme », de viser plutôt 30 % de nature sanctuarisée. Or, cette proposition est irréaliste. Comment arriver à nourrir, loger, chauffer 8 milliards d’humains en utilisant seulement 30 % de la planète?
Il faut lire Raviver les braises du vivant du philosophe Baptiste Morizot afin de compléter les thèses de Leboeuf. Morizot, en accord avec les propositions visant à défendre les milieux et l’holobionte plutôt que les espèces, explique que non seulement les cibles de Half-Earth sont inatteignables, mais qu’elles perpétuent un dualisme néfaste dans notre conception de la « nature » qu’il faudrait soit sanctuarisée (donc, s’exclure complètement de ces régions) ou exploitée sans vergogne. Puisque, si nous laissons à eux-mêmes ces sanctuaires, cela sous-entend que l’on peut massacrer allègrement les 50 % restants. Or, tous les biomes sont liés et il n’y a qu’une seule terre.
Morizot montre comment contourner ce dualisme. S’il faut certes conserver des espaces vierges, ce n’est pas de toute présence humaine, mais de toute exploitation. Et ce qu’il faut viser dans les milieux que nous désignons comme exploitables, ce n’est pas d’empêcher l’utilisation du vivant, mais de détruire toutes les formes de capitalisme sauvage qui sont insoutenables tant pour la biodiversité que pour la qualité de vie des humains. Nos rapports sociaux et à la « nature » sont les mêmes puisque liés à notre plus ou moins grand respect du vivant.
Plutôt qu’opposer la « nature » dont nous ne ferions pas partie et la « civilisation », il faut comprendre que la civilisation et la culture sont des faits du vivant, dont nous ne sommes pas maîtres, mais en tous points dépendants. C’est la « communauté des vivants », comme le dit Morizot, qu’il faut promouvoir. Offrir des droits à la nature revient à l’insérer dans le spectre du droit capitaliste irréformable. Cette stratégie ne saurait être que temporaire.
Il faut donner raison à un autre photographe animalier, Vincent Munier, pour qui une attention soutenue à la nature nous procure une leçon d’humilité et de vulnérabilité salutaire au rééquilibrage entre l’arrogance humaine et l’immensité du vivant qui rend la Terre habitable. L’approche des artistes naturalistes est lourde de leçons. Il s’agit de retrouver notre place parmi les vivants, soit une espèce sur un million, et de mettre fin à notre insoutenable légèreté devant l’être sous toutes ses formes.
Michel Leboeuf, Le dernier caribou, Multimondes, 2020, 243 p.
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