Classer un intellectuel dans la catégorie générique des « penseurs critiques » constitue toujours une opération problématique, et ce pour au moins deux raisons. La première, c’est qu’elle suppose d’avoir préalablement identifié, par-delà la multiplicité des forces en présence, une instance politique et idéologique dominante à laquelle une telle pensée critique reviendrait la charge effective de s’opposer. On imagine mal, en effet, les motifs pour lesquels un auteur ‒ quelle que puisse être, par ailleurs, sa chapelle politique ou philosophique d’origine ‒ pourrait vouloir développer un discours de « contestation » indépendamment de toute considération sur le pouvoir d’influence réel exercé par le régime faisant l’objet de sa critique. De sorte que le premier prérequis méthodologique de toute critique sociale future qui voudra se présenter comme science ‒ selon les termes définis par Emmanuel Kant ‒ résidera essentiellement dans cette capacité à identifier et à isoler conceptuellement un organe de domination (qu’il soit politique, économique, social ou encore culturel) suffisamment stable et homogène pour justifier l’usage d’une telle dénomination. La seconde raison est d’ordre plus philosophique : elle consiste à savoir distinguer, parmi toutes les formations critiques engagées simultanément dans une entreprise de contestation du pouvoir dominant, entre celles qui relèvent proprement d’une position radicale (en ce sens qu’elles manifestent un effort constant pour identifier le mal à sa racine, conformément à l’étymologie de ce mot), et celles qui renvoient à une simple posture dissidente, c’est-à-dire à une opposition « de surface », toujours prompte à « s’indigner » de la brutalité sociale et économique de nos classes dirigeantes, tout en s’interdisant par avance de soulever la question de sa propre participation (il est vrai, le plus souvent inconsciente) à l’idéologie prônée et véhiculée par le Système. Si l’on s’en tient à ces deux critères fondamentaux, alors il est clair que le souci permanent d’articuler sa critique du libéralisme triomphant à une attaque en règle de ses oppositions factices autorise à voir en Jean-Claude Michéa l’un des intellectuels les plus brillants et les plus originaux de sa génération, et dans son œuvre l’une des contributions philosophiques les plus précieuses à la pensée critique contemporaine.
Le statut ambivalent et les jugements contrastés que suscite cet auteur au sein même de la « galaxie anticapitaliste » constituent, à l’évidence, l’indicateur le plus fiable de cette originalité. Un sociologue français proche des milieux de « gauche radicale » ‒ Luc Boltanski (par ailleurs fréquemment cité par Michéa dans ses ouvrages) ‒ a ainsi pu consigner toute l’antipathie que lui inspirait la pensée du philosophe montpelliérain dans une note de lecture à l’occasion de laquelle il gratifiait celui-ci d’une ascendance idéologique directe avec… « les anticonformistes des années 1930 » (sic). Dans un registre plus sobre, Philippe Corcuff, maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (et adhérent déclaré du Nouveau Parti Anticapitaliste), pointe, dans un « hommage critique » rendu à l’auteur de L’empire du moindre mal, ce qu’il estime relever d’un « substantialisme » et d’un « idéalisme » de la méthode d’analyse michéenne ‒ tout en reconnaissant, par ailleurs, l’apport incontestable des travaux de ce penseur dans l’élaboration de sa propre réflexion. Cette hostilité relative d’une partie de la gauche anticapitaliste à l’égard d’un auteur se réclamant lui-même du « socialisme des origines » (ce n’est pas un hasard si son œuvre est traversée par les enseignements d’Orwell, de Mauss ou de Pasolini) a évidemment de quoi surprendre, tant les signifiants de « gauche » et de « socialisme » nous apparaissent spontanément, du point de vue de la sémantique politique, comme synonymes. Il faut dire que Michéa résiste aux tentatives de classification idéologiques en vigueur, puisque l’auteur (qui aggrave ici son cas) présente le tort inacceptable ‒ parfaitement scandaleux pour un intellectuel de gauche ‒ de recueillir un certain nombre de sympathies chez des penseurs assumant ouvertement leur filiation à la tradition libérale (on citera par exemple Philippe Raynaud), qui, s’ils s’en écartent sur le plan des prescriptions politiques, ne le rejoignent pas moins sur celui du diagnostic philosophique.
C’est dire si la thèse de Michéa met en panique nos automatismes intellectuels et nos schémas de pensée politique ordinaires ‒ sans même parler des résistances psychologiques qu’elle peut occasionnellement soulever parmi les auteurs contestataires les plus « opiniâtres ». Mais en quoi consiste, au juste, cette thèse ? Elle tient en ces quelques mots : là où la plupart des théoriciens critiques ‒ qu’ils se définissent comme « anticapitalistes », « anarchistes », voire « d’extrême gauche » ‒ s’accordent à voir dans la doctrine libérale l’expression d’une idéologie d’essence conservatrice, autoritaire et patriarcale (en un mot : « de droite »), Michéa soutient, pour sa part, que le libéralisme comme projet philosophique issu des Lumières s’accomplit, dans toutes les sociétés qui l’ont expérimenté, sous les drapeaux alliées de la droite et de la gauche. Cela revient à dire, pour aller directement à l’essentiel, que la mise en place des politiques libérales (historiquement assignée à la droite) en faveur d’une déréglementation du Marché et d’une mise en concurrence généralisée des forces de travail planétaires ‒ politiques auxquelles, il est vrai, la gauche n’allait pas tarder à se rallier (l’actuel gouvernement nous en offre la démonstration quotidienne) ‒ trouve la plupart de ses conditions de possibilité dans le corpus idéologique de la gauche elle-même.
Pour bien saisir cet aspect des choses ‒ qui paraîtra sans doute énigmatique à de nombreux militants anticapitalistes « orthodoxes » ‒, il convient naturellement de se défaire d’un certain nombre d’idées reçues qui définissent ordinairement le champ intellectuel de la critique contemporaine. Ce qui ne peut passer, selon Michéa, que par une révision intégrale des fondements philosophiques de la pensée libérale, et, notamment, par une mise en évidence de sa dualité constitutive. Qu’est-ce à dire ? Si, pour la plupart des commentateurs de l’époque, le libéralisme renvoie d’abord à un système d’organisation économique de la société ‒ ce qu’il serait, il est vrai, singulièrement aventureux de prétendre réfuter ‒, toute l’ambition du philosophe va être de montrer que celui-ci correspond d’abord à un système d’organisation politique. L’axiome de base de ce système est le suivant : « Si la prétention de certains individus à détenir la vérité sur le Bien est la cause fondamentale qui porte les hommes à s’affronter violemment, alors les membres d’une société ne pourront vivre en paix les uns avec les autres que si le Pouvoir chargé d’organiser leur coexistence est philosophiquement neutre, c’est à dire s’il s’abstient, par principe, d’imposer aux individus telle ou telle conception de la vie bonne ». Autrement dit, dans une optique libérale, chacun est reconnu libre de vivre selon sa définition « privée » du bonheur et de la vie bonne ; chacun est autorisé à régler sa pratique quotidienne en fonction de son propre logiciel moral et philosophique.
Le principal mérite des travaux de Michéa, du point de vue de la construction d’une théorie critique du capitalisme contemporain, c’est donc de montrer en quoi le projet économique libéral ‒ habituellement défini comme un credo de la droite ‒ est, dès le départ, absolument indissociable du projet politique libéral ‒ classiquement soutenu par la gauche et par l’extrême gauche ‒ d’extension indéfinie des libertés individuelles et des droits subjectifs. Pour Michéa, il existe ainsi, dès l’origine, une complémentarité structurelle et une unité fondatrice ‒ unité assumée et revendiquée comme telle par des libéraux comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman ‒ entre, d’un côté, le projet économique libéral fondé sur les principes du libre-échange et de l’accumulation illimitée des richesses privées et, d’un autre côté, le projet politique (ou « culturel ») libéral, visant à une autodétermination des individus dans la société civile et à la maximisation de leurs droits subjectifs. En résumé, il n’existe, aux yeux de Michéa, aucune contradiction de principe entre les exhortations permanentes de la gauche et de l’extrême gauche pour une avancée sans fin des libertés sociales et politiques (avancée célébrée quotidiennement par l’industrie médiatique sous l’expression fétiche d’ « évolution naturelle des mœurs ») et les plaidoyers larmoyants de la droite en faveur d’un marché mondial « libre », « ouvert » et « concurrentiel ».
En rétablissant la consubstantialité originaire des deux faces (indûment) désunies de la pièce philosophique libérale, Michéa ne troublera, il est vrai, le sommeil dogmatique que de ceux qui ignorent ce qu’a été l’engagement politique réel des partisans historiques du libéralisme. Qui méconnaissent, par exemple, que John Stuart Mill, figure de proue de l’utilitarisme et partisan du libéralisme économique, est aussi l’auteur d’un ouvrage dans lequel il s’élève contre l’oppression spécifique des femmes dans l’Angleterre du XIXe siècle. Qu’il avait lui-même été devancé, dans une préfiguration de l’appel contemporain au « droit à la différence » et au « respect des minorités », par son parrain et maître à penser Jeremy Bentham, pourfendeur des préjugés contre les homosexuels. Que le « croisé du libre-échange » ‒ comme l’a habilement surnommé Gérard Minart ‒, Frédéric Bastiat, homme politique et économiste précurseur des théories du consommateur, n’avait pas de mots assez durs contre la peine de mort et l’esclavage, dont il milita pour l’abolition. Ou qu’une organisation politique dont la porte-parole officielle ‒ Sabine Hérold ‒ a fait savoir toute l’admiration qu’elle éprouvait pour Ronald Reagan et Margaret Thatcher entend désormais ouvrir un débat national sur… la légalisation des drogues.
Si ces exemples se révèlent instructifs, c’est dans la mesure exacte où ils illustrent idéalement le parallélisme, établi par Michéa, entre les deux « versions » du libéralisme (économique et politique), dont la mise en relation et l’intelligence des articulations font dépendre la cohérence et la validité mêmes de tout discours anticapitaliste. En d’autres termes, aucun démontage de la logique libérale ne pourra être authentiquement entrepris, selon Michéa, aussi longtemps que l’on répugnera à remettre en cause le modèle de vie « libertaire » qui l’accompagne de façon nécessaire. Cela a une conséquence, ô combien douloureuse et embarrassante : l’inaptitude fondamentale des différents courants de la gauche et de l’extrême gauche ‒ définitivement réfractaires à toutes les formes de « conservatisme », toujours soupçonnables, en droit, d’héberger la matrice encore féconde dont a jailli la « bête immonde » ‒ à opposer au libéralisme un discours critique réellement efficient, c’est-à-dire prenant acte des modalités « fun », « moderne », « tolérante » et « citoyenne » de tout programme de libéralisation.
Le regard éminemment critique que porte Michéa sur la gauche trouve assurément son humus intellectuel le plus fertile dans de telles contradictions. Ce que d’obscurs « théoriciens », à gauche, ne sont manifestement pas disposés à entendre… On a cru, en effet, pouvoir sérieusement défendre l’idée que l’engagement du philosophe contre ce qui peut, à juste titre, apparaître comme sa « famille politique biologique » (il est issu d’une famille de résistants communistes, et s’initia au marxisme-léninisme dès l’âge de quatorze ans) plongeait ses ramifications dans des sympathies douteuses pour la pensée « réactionnaire » et les thèses d’ « extrême droite ». C’était commettre un contresens fatal sur la signification profonde de sa démarche ‒ et, accessoirement, conforter ses vues sur la désolante confusion intellectuelle qui règne, à gauche comme à droite, autour du mot « libéralisme ». Car l’offensive de Michéa contre les tenants historiques de ce qu’il nomme, dans son avant-dernier ouvrage, la « religion du progrès » ‒ pour lesquels toute déclinaison du « c’était mieux avant » représente obligatoirement le stigmate d’un impardonnable « populisme » ‒, doit précisément se comprendre comme la tentative de jumeler à sa critique du capitalisme celle des conditions anthropologiques et culturelles de son déploiement. Conditions validées (voire activement promues), précisément… par la gauche : destitution de la figure du « maître » (dépeint, par les experts de la « pédagogie différenciée », sous les traits inquiétants de l’oppresseur) ; incrimination du modèle familial traditionnel (suspect a priori d’être le lieu d’exercice d’une « domination masculine » et d’une « violence symbolique ») ; relativisation de l’orthographe et des normes linguistiques (vecteurs de soumission à l’autorité et freins à l’ « expression » créatrice individuelle) ; disqualification des valeurs morales ordinaires (au choix : masque de la vanité, manifestation perverse ou survivance louche de temps obscurs), etc. Autant d’interstices idéologiques investis par la gauche et par l’extrême gauche, et qui concourent tous au même résultat : la fabrication d’individus « atomisés », « flexibles » et « mobilisables » à souhait par le Marché ‒ ces « hommes liquides » dont parle si admirablement le sociologue Zygmunt Bauman ‒, réduits au fonctionnement pulsionnel et à l’égoïsme jouisseur, lesquels soutiennent le présent modèle anthropologique de consommation.
Tel doit être profondément compris le sens de l’engagement philosophique de Michéa : la sortie hors des catégories officielles ‒ au sens, précisément, où ce sont elles qui « officient » dans la grande liturgie médiatique ‒ de la pensée politique contemporaine, dont la fiction du clivage droite/gauche définit le pilier central, puisqu’elle interdit a priori d’envisager (autrement que sur le plan affairiste) la collusion et la complémentarité idéologiques de ses représentants respectifs. Or, ce n’est qu’au prix d’une révocation de ce dispositif binaire de la lecture des rapports de force idéologiques ‒ qui rend proprement inintelligible, pour s’en tenir à ce seul exemple, la convergence du MEDEF et du NPA sur la question de la liberté de circulation des individus sur tous les sites de la planète ‒ que pourra être affectée l’ambition véritable d’un décryptage rigoureux et cohérent du processus de domination libéral. Et celle, corrélative, de la fabrication des outils intellectuels de sa critique.
Rébellion numéro 60 ( disponible dans notre boutique en ligne ) juin 2013
Charles ROBIN
Auteur de Le libéralisme comme volonté et comme représentation. Démontage d’une mythologie politique contemporaine (TheBookEdition, 2012).
charles-robin.fr
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