« Les maîtres du capitalisme financier avaient un autre objectif de grande envergure, soit rien de moins que de créer un système mondial de contrôle financier entre des mains privées, capable de dominer le régime politique de chaque pays et l’économie mondiale. » Carroll Quigley (1910-1977), historien américain, 1966.
« Il n’y a pas de nations. Il n’y a pas de peuples… Il n’y a pas d’Amérique. Il n’y a pas de démocratie. Il n’y a qu’IBM, ITT, AT&T, DuPont, Dow, Union Carbide et Exxon. Ce sont les nations du monde aujourd’hui… Nous ne vivons plus dans un monde de nations et d’idéologies… Le monde est un collège d’entreprises, inexorablement déterminé par les statuts immuables des affaires. Le monde est une ‘business’. » Network, 1976, (paroles d’un dirigeant d’entreprise dans le film dramatique satirique américain «Network».)
« Par un processus inflationniste continu, le gouvernement peut confisquer, secrètement et sans être vu, une partie importante de la richesse de ses citoyens … Par ce procédé, non seulement il peut confisquer la richesse, mais il le fait arbitrairement; et, si le processus crée de la pauvreté pour le plus grand nombre, il en enrichit un certain nombre. » John Maynard Keynes (1883-1946), économiste britannique, 1936.
Une tendance vers davantage d’inégalité économique, laquelle s’est accélérée au cours des quarante dernières années, a peut-être atteint un point culminant.
Ainsi, les mesures officielles des inégalités économiques sont présentement à leur niveau le plus élevé depuis un siècle. À titre d’exemple, les trois Américains les plus riches (Bill Gates, Jeff Bezos et Warren Buffett) possèdent présentement plus de richesse à eux seuls que toutes les personnes parmi le 50 pour cent des Américains les moins riches. Et bien que les disparités de revenus se soient accrues dans la plupart des économies avancées, les États-Unis sont en tête du peloton avec des niveaux de disparités de revenus jamais vus depuis 1928, soit des niveaux observés juste avant la Grande Dépression (1929-1939). Cela se produit alors que le salaire minimum fédéral américain est resté fixe à 7,25 $ l’heure depuis 2009 !
Jusqu’à quel point un tel niveau record d’inégalité des revenus et de richesse est, du moins en partie, la conséquence directe des politiques que les pouvoirs publics ont poursuivies, au cours des quarante dernières années ?
En effet, depuis le début des années ’80, les gouvernements et les banques centrales d’Europe, des États-Unis et d’autres économies industrialisées, ont adopté un mélange inhabituel de politique budgétaire et de politique monétaire. Ainsi, avec le temps, les gouvernements sont devenus les banquiers de fait des grandes sociétés, en leur octroyant d’importantes subventions fiscales. Les banques centrales quant à elles, se sont employées à créer des bulles financières. Tôt ou tard, cependant, un tel château de cartes est appelé à s’écraser.
De même, les gouvernements ont eu de moins en moins recours à des impôts progressifs sur le revenu et sur la richesse, et, de plus en plus, à des taxes régressives pour financer leurs programmes de dépenses publiques.
Aussi, les banques centrales ont lancé de nombreuses rondes de création de monnaie en acquérant de grandes quantités d’obligations d’État et d’autres titres, tels que des titres adossés à des hypothèques. Ce fut un procédé qu’on a qualifié d’« assouplissement monétaire quantitatif », grâce auquel les banques centrales ont poussé les taux d’intérêt nominaux vers des niveaux plancher et les taux d’intérêt réels, (lesquels tiennent compte de l’inflation), en territoire négatif.
Dans certains pays européens (la Suisse, l’Allemagne, la Hollande et la France), même les taux d’intérêt nominaux sont devenus négatifs pour des placements sûrs à dix ans. Paradoxalement, cela signifie que certains épargnants paient les emprunteurs pour accepter leur argent. C’est le monde à l’envers.
Le recours à une politique monétaire très agressive a eu des conséquences inattendues pour certaines catégories de consommateurs, tels que les épargnants ordinaires, les retraités, les étudiants, etc., dont les revenus et les dépenses ont chuté. Dans de nombreux cas, ces derniers ont dû s’endetter lourdement afin de maintenir un niveau de vie acceptable.
• Les effets de la mondialisation économique et financière
Sous le couvert de la mondialisation économique et financière, les gouvernements sont devenus de plus en plus réactifs aux demandes des sociétés internationales, des méga banques et des riches particuliers de baisser leurs impôts et de réduire les réglementations. On argumenta que c’était là une condition pour rester compétitif et conserver les investissements industriels dans le pays. De plus, la plupart des gouvernements mirent de côté leurs politiques industrielles nationales et ils laissèrent aux grandes entreprises et aux méga banques le soin de structurer leurs économies.
• Le processus de désindustrialisation dans les économies avancées et le déplacement de la charge fiscale
Certaines entreprises parmi les plus grandes trouvèrent à leur avantage d’abandonner leur base de production nationale et cherchèrent à travers le monde les salaires les plus bas. De plus, elles bénéficièrent de généreuses incitations financières de la part de gouvernements nationaux ou régionaux, désireux d’attirer de nouveaux investissements industriels. De même, on a élargi la politique de libre-échange des biens et services, laquelle conduit généralement à une hausse des niveaux de vie dans tous les pays, pour lui ajouter le concept plus problématique d’une libre circulation internationale des capitaux, financiers et industriels.
Dans un tel contexte de globalisation, les gouvernements nationaux furent contraints d’entrer dans une compétition à somme nulle, les uns avec les autres. D’une part, ils abaissèrent les impôts et la réglementation des grands investisseurs industriels et, d’autre part, ils haussèrent les subventions de manière à attirer de nouveaux investissements créateurs d’emplois.
Au fil du temps, cela a entraîné deux changements structurels importants.
Dans un premier temps, certaines économies fortement industrialisées furent confrontées à un processus graduel de désindustrialisation, lorsque de grandes entreprises ont commencé à déplacer certaines de leurs activités de production vers l’étranger. Cela a provoqué un glissement structurel relatif de l’emploi intérieur du secteur secondaire à haute productivité vers le secteur tertiaire des services, lequel est généralement moins productif. Parmi ces derniers, certaines industries de services à haut savoir versent à leurs travailleurs des salaires supérieurs à la moyenne, mais certaines autres, à forte intensité de main-d’œuvre, paient des salaires relativement bas. Cela peut expliquer pourquoi, au cours des quarante dernières années, on a pu observer une certaine stagnation dans les salaires réels dans les économies avancées.
Pendant ce temps, certains salariés à revenus élevés et les couches les plus opulentes de la population ont bénéficié d’énormes déductions fiscales. L’exemple le plus récent a été la réduction d’impôts de 1 500 milliards de dollars sur dix ans, adoptée en décembre 2017 par l’administration de Donald Trump. Cette mesure a réduit le taux d’imposition des sociétés aux États-Unis de 35% à 21%, mais elle a eu peu de retombées économiques positives. En effet, contrairement à ce à quoi on s’attendait, plusieurs sociétés utilisèrent leurs retours d’impôts pour racheter leurs propres actions boursières, plutôt que d’investir dans de nouvelles usines ou dans de nouvelles machineries.
En deuxième lieu, comme le travail est généralement immobile au niveau international, la charge fiscale globale sur le revenu, la consommation et les bénéfices a commencé à s’alourdir pour les travailleurs, les consommateurs et les contribuables de la classe moyenne. En contrepartie, celle-ci s’est allégée pour les bénéfices des grandes entreprises et des méga banques et pour les revenus des investisseurs les plus fortunés. Pour atténuer l’impact fiscal négatif sur leurs rentrées de fonds, les gouvernements ont été forcés d’enregistrer des déficits d’opération de plus en plus importants, gonflant ainsi la dette publique, même en période de prospérité.
Il en est résulté un problème d’équité fiscale, lequel va en s’aggravant avec des écarts grandissants de revenus et de richesse entre les différentes catégories de contribuables.
• Un excès mondial d’épargne, une baisse des dépenses d’investissement réels et un transfert de l’assiette fiscale vers des juridictions à faible taux d’imposition
L’impact de la mondialisation économique et financière et l’augmentation constante des inégalités de revenus et de richesse depuis les années ’80, ces dernières ayant été exacerbées par la Grande récession de 2008 et par la crise pandémique actuelle, a créé un excès d’épargne dans le monde, (offre de fonds), eu égard aux dépenses en investissement productif à financer (demande de fonds).
Lorsqu’il y a trop d’épargne et pas assez de dépenses dans une économie, parce que ces épargnes ne sont pas correctement recyclées et investies, cela peut conduire à une baisse de la circulation de la monnaie, même lorsque l’offre de monnaie augmente. Si la vitesse de circulation de la monnaie diminue quand la banque centrale poursuit une politique monétaire expansionniste, ce phénomène peut annuler l’augmentation de la masse monétaire. Paradoxalement, des pressions déflationnistes et une croissance économique anémique peuvent s’en suivre. Il n’y aura pas d’inflation, du moins pour un temps, et la croissance économique sera au ralenti.
L’épargne mondiale excédentaire découle en partie d’une concentration de plus en plus extrême des revenus et de la richesse aux mains de gros propriétaires d’avoirs financiers. De plus, il y a plusieurs milliers de milliards de dollars parqués dans des paradis fiscaux. L’usage de cryptomonnaies, par lequel il est possible de garder les transactions secrètes, fait aussi partie du problème. Quand de telles sommes sont placées, elles accroissent la demande pour les titres obligataires et d’autres titres, entraînant une hausse de leur prix et une baisse des taux d’intérêt.
L’apparition d’un excès d’épargne au niveau mondial, dont une part importante se retrouve aux mains des grandes sociétés et d’individus ultra riches, ces derniers détenant la majeure partie de la richesse boursière, est survenue en même temps qu’apparaissait un autre phénomène. En effet, les soi disant ‘baby-boomers’ — la génération née entre 1946 et 1964 aux États-Unis et entre 1947 et 1966 au Canada — ont senti le besoin d’accroître leur taux d’épargne, afin de mieux préparer leur retraite imminente et aussi, en partie, à cause de l’impact économique de la présente pandémie sur leurs dépenses et des bas taux de rendements sur leurs placements financiers.
• Conséquences de l’augmentation des inégalités de revenus et de richesse au cours du dernier demi-siècle
La concentration des revenus et de la richesse s’est accompagnée d’une croissance rapide du secteur financier, à un rythme bien supérieur à celui de l’économie réelle. Une telle transformation structurelle, au-delà d’un certain seuil, est de nature à ralentir la croissance économique et devenir une source de crises financières. On a vu comment des produits financiers ésotériques ont joué un rôle central dans le déclenchement de la Grande récession de 2008.
Certains économistes y voient un risque que les économies avancées du monde occidental ne soient plongées dans une longue période de « stagnation séculaire ». En effet, dans de nombreuses économies avancées, l’expansion du secteur financier a été telle que ce dernier est devenu surdimensionné par rapport à l’économie réelle. Dans un tel contexte, il est à craindre qu’un taux de croissance trop élevé du secteur financier, par rapport au produit intérieur brut (PIB), puisse être le signe avant-coureur de fortes contractions financières dans l’avenir.
Conclusion
Il existe un lien entre les grandes inégalités de revenus et de richesse que l’on observe aujourd’hui, dans plusieurs pays industrialisés, et les taux d’intérêt plancher qui sont devenus la hantise des épargnants. Et, comme on l’a vu, la relation causale va dans les deux sens, l’une renforçant l’autre. Ils ont tous deux enrichi une aristocratie de super riches. Comment les gouvernements devraient-ils s’y prendre pour briser cette relation néfaste d’un point de vue économique et social ?
Dans un premier temps, il semblerait souhaitable de revoir les fondements de la politique budgétaire afin de rééquilibrer les charges fiscales et les inégalités de revenus entre les contribuables à très hauts revenus et ceux à plus faibles revenus. La même remarque s’applique au rééquilibrage de l’impôt sur les bénéfices des sociétés par rapport à l’impôt sur les revenus des particuliers et par rapport aux taxes à la consommation.
Il serait peut-être utile de tenir une importante conférence internationale sur ces thèmes, afin que les gouvernements puissent coordonner leurs efforts dans le sens d’une plus grande équité fiscale. Une des questions dont la solution semble toujours être reportée d’une année à l’autre est bien celle du recours croissant aux paradis fiscaux, un fléau pour les trésors publics.
En deuxième lieu, les banques centrales pourraient revoir aussi la politique d’une monétisation à outrance de la dette publique et des dettes d’autres entités financières. En plus d’évaluer les conséquences à long terme d’une telle politique, il leur faudrait évaluer le risque pour l’économie réelle de laisser de dangereuses bulles financières et d’autres manies spéculatives perdurer sur les marchés boursiers et obligataires. En effet, l’histoire enseigne que lorsque de telles bulles financières éclatent, comme c’est tôt ou tard le cas, l’économie réelle en souffre gravement avec des chutes de production et des hausses du chômage.
De leur côté, les citoyens devraient veiller à ne pas accorder leurs appuis à des politiciens ignorants et/ou corrompus que de puissants intérêts particuliers peuvent influencer et contrôler. Ils devraient aussi exiger que le pouvoir de l’argent n’en vienne pas à dominer la vie démocratique et à dicter les politiques gouvernementales. Leur bien-être économique et celui de leurs enfants en dépendent.
Rodrigue Tremblay
Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides). Il est titulaire d’un doctorat en finance internationale de l’Université Stanford.
On peut le contacter à l’adresse suivante : [email protected].
Il est l’auteur du livre « Le nouvel empire américain » et du livre « Le Code pour une éthique globale », de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 ».
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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