À propos de l’espionnage chinois

La chronique de Jean-François Lisée, parue le 31 décembre 2020 dans Le Devoir (Montréal), est assez amusante. Elle porte comme titre « La Chine s’avance masquée ». J’ai néanmoins sursauté à la lecture d’un passage où M. Lisée affirme que le « vol d’innovation occidentale par l’efficace espionnage chinois » a contribué à l’avance technologique considérable de la compagnie chinoise Huawei en matière de 5G. Que les Chinois pratiquent l’espionnage industriel est plausible, voire probable. C’est sans doute aussi le cas d’un grand nombre de pays et d’entreprises.  D’aucuns prétendront même que ceux-ci manqueraient manifestement de prudence s’ils ne s’adonnaient pas, d’une manière ou d’une autre, à une quelconque veille concurrentielle. N’existe-t-il pas par exemple tout un pan de la recherche scientifique portant le nom de rétro-ingénierie, dont on retrouve des spécialistes dans toutes les universités, y compris au Québec, et qui vise essentiellement à comprendre le fonctionnement d’un objet ou à en fabriquer une copie? Mais que l’espionnage chinois explique à lui seul la technologie 5G de Huawei, comme semble le penser M. Lisée, me paraît cependant douteux. Les progrès technologiques chinois réalisés depuis une bonne vingtaine d’années devraient nous empêcher de croire n’importe quoi dans ce domaine.

Premièrement, l’espionnage industriel est plus complexe que M. Lisée ne semble le dire. Le vol de technologies étrangères est très ancien et n’est pas l’apanage des Chinois. Il faut savoir par exemple que l’hégémonie du monde anglo-saxon s’est construite, à trois étapes importantes de son histoire, autour du vol de « technologies » étrangères. (Ce que je vais raconter sur le sujet se retrouve dans des tas d’ouvrages plus sérieux les uns que les autres, mais tout bonnement aussi sur Wikipédia.) Que l’on fasse des remontrances à la Chine en l’accusant de vol d’innovations « occidentales » va apparaître un peu bizarre, une fois ces étapes rappelées.

a)       L’affaiblissement graduel de l’Empire espagnol au début du 17e siècle alla de pair avec la croissance irréversible de la flotte anglaise. Or un avantage déterminant dont disposa cette dernière fut l’utilisation de canons de type couleuvrine. Leur conception avait été développée par la maison Löffler d’Innsbruck, laquelle était au service des très catholiques Habsbourg. Dans les années 1580, les Anglais réussirent à appâter un certain Adam Dreyling, neveu du fondeur de la maison Löffler, et à l’amener à trahir sa patrie au profit des Anglais, ces abominables protestants. Croyez-moi ! La religion était importante à l’époque : abandonner les catholiques pour les protestants ne doit pas avoir été facile… Ce Dreyling montra aux Anglais comment construire des canons ayant une portée, une cadence, une vitesse et une force de pénétration beaucoup plus élevées que celles des canons espagnols. Une étude récente a même montré que ces canons, qui pouvaient tirer toutes les deux minutes, atteignaient la vitesse du son. Ce type de canon permit à la flotte anglaise des succès inespérés dans sa conquête du monde, du moins tant et aussi longtemps que l’adversaire n’ait pas réussi à le copier !

b)       Si les Anglais s’installent en Inde — aux Indes, disait-on plutôt — au début du 17e siècle, ils deviennent assez puissants au milieu du 18e siècle pour dominer complètement le pays. Soit dit en passant, c’est un triste sort qu’a été celui des Indiens durant les 175 ans de l’occupation anglaise! Au moment où les Anglais arrivent, les Indes renferment près du quart de la richesse mondiale ; au moment où les Anglais partent, le pays est sous-développé et ne représente plus que quelques points de pourcentage de la richesse mondiale. Passons. Parlons plutôt de la Chine, justement. Les Anglais veulent aussi s’y installer. Et ce qu’ils aimeraient surtout, c’est s’emparer de leur lucratif marché du thé, une denrée dorénavant très prisée des Anglais et que leur vendent les Chinois qui en possèdent le monopole. Au 19e siècle, les Anglais ont beau inonder la Chine d’opium, qu’ils produisent au Bengale, celle-ci refuse obstinément de s’ouvrir. Jamais à court d’idées, les Anglais dépêchent un espion au cœur de la Chine profonde pour voler l’arbre à thé et comprendre sa culture. Cet espion, du nom prédestiné de Robert Fortune, était botaniste. Il parcourt le pays à pied, déguisé. Il découvre le secret du thé et rapporte quantité de plants qu’on fera pousser aux Indes… C’en est fini pour la Chine qui perd son monopole du thé et s’enfoncera, comme les Indes, dans le sous-développement dont elle mettra un siècle et demi à s’extirper.

c)      Les Américains prennent le relais des Anglais au cours du 20e siècle dans la perspective de maintenir l’hégémonie anglo-saxonne sur le reste du monde. Une date charnière est celle de la fin de la Deuxième Guerre mondiale alors qu’ils développent l’arme nucléaire, une façon d’assurer leur puissance de manière définitive. Certes, ils ont fait quelques expériences, tuant malencontreusement et sans trop de raison un quart de million de Japonais à Hiroshima et Nagasaki. Mais l’arme reste encore un prototype et bien des scientifiques ayant travaillé à son développement veulent retourner dans leurs universités. Cela est d’autant mal à propos que les Américains ambitionnent de faire plus, de construire toute une industrie de l’armement. Il faut se demander à quoi ils doivent l’avancée technologique qu’ils vont alors connaître. La chose est peu connue du grand public, mais parfaitement documentée. Ils le doivent en bonne partie au fait d’avoir pu s’emparer en quelque sorte de l’héritage « scientifique » du Troisième Reich. Comment ? C’est 1500 à 1600 scientifiques allemands qu’après la fin de la guerre, ils font sortir des prisons (ou du désœuvrement, pour les plus chanceux qui y ont échappé) pour les amener à travailler pour eux. Wernher von Braun était du lot. Selon les études, on n’aurait pas été trop regardant sur l’implication nazie de tout ce monde. Ces gens, trop heureux de la liberté qu’on leur offrait, reprennent leurs recherches dans divers domaines — armes chimiques, conquête spatiale, missiles balistiques, armes à longue portée… — et disposent pour ce faire de moyens considérables. Le recrutement, connu sous le nom d’opération Paperclip, est abandonné en 1957, à la suite apparemment des pressions de l’Allemagne dépouillée d’une génération de chercheurs, sans doute aussi parce que le temps a fait son œuvre et qu’il ne reste plus beaucoup de scientifiques potentiels « intéressants » de l’époque du Troisième Reich. L’existence du projet devient publique au début des années 1970.

Dans un second temps, il faut remarquer qu’on entend bien des sornettes à propos de l’espionnage que pratiquerait la Chine. Des journalistes disent par exemple qu’elle envoie des gens étudier en Occident, et que ceux-ci rapportent leurs recherches dans leur pays où ils les font fructifier. En principe, les recherches universitaires impliquent la libre circulation des idées et des concepts, ce qui est à la base de la démarche scientifique. Quand, à la suite d’une recherche, un article paraît dans une revue scientifique, il doit normalement respecter les canons de la science. Entre autres, l’article doit indiquer comment tel ou tel résultat a été trouvé de manière qu’il soit reproductible. Remarquez que Trump a semblé croire à ces sornettes, en réduisant le nombre d’étudiants étrangers chinois aux États-Unis. On peut cependant penser que, s’il l’a fait, ce n’est pas par crainte de l’espionnage, mais plus prosaïquement pour nuire à la Chine dans certains domaines de recherche où, pour former des chercheurs de haut niveau, elle a mis à profit les universités américaines qui ne demandaient pas mieux.

Troisièmement, je me permettrais de signaler que, depuis les révélations d’Edward Snowden sur les activités du NSA (National Security Agency), on sait que les Américains et leurs alliés anglo-saxons – les « Five Eyes » : le Canada, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les États-Unis – espionnent de façon massive les entreprises et gouvernements étrangers. Il a même été révélé que les Américains avaient écouté pendant plus de dix ans les conversations téléphoniques de la chancelière allemande Angela Merkel. Pire encore, on sait que les Américains pratiquent le racket pour s’emparer de compagnies étrangères et de leurs technologies. Il faut se souvenir comment la compagnie américaine General Electric s’est emparée il y a quelques années de la division électrique de la firme française Alstom. L’affaire a fait grand bruit en France, alors que la justice américaine, utilisant l’extraterritorialité du droit américain, a mis en prison à New York le directeur de la division chaudières d’Alstom et a menacé son entreprise d’amendes monumentales. C’est le même type d’arnaque qui est tenté avec l’arrestation à Vancouver de la directrice financière de Huawei, Wanzhou Meng, à la demande du gouvernement américain qui veut l’extrader. On imagine que, si l’ancien premier ministre Jean Chrétien a demandé au gouvernement canadien sa libération, c’est qu’il connaît la musique et n’est pas dupe du jeu que pratiquent les Américains.

J’observe simplement que 80 % de toutes les lignes ferroviaires à grande vitesse du monde se trouvent en Chine, 0 % aux États-Unis, qu’en 2019 elle a dépassé les États-Unis en demandes de brevets, qu’elle forme chaque année 600 000 ingénieurs contre 70 000 aux États-Unis… J’observe aussi qu’aux derniers tests PISA, ceux de 2019, comparant les performances des élèves de 15 ans de divers pays, la Chine est arrivée première en mathématiques, en sciences et en lecture, les États-Unis 39e, 19e et 14e… Je lis enfin certains rapports sur les progrès fantastiques qu’aurait faits la Chine en informatique quantique. Tout cela m’amène à penser que celle-ci réussit bien d’elle-même et n’a nul besoin d’espionner l’Occident. Dire qu’elle n’a progressé qu’en lui volant ses secrets est soit de la propagande, soit de l’ignorance, soit du chauvinisme. C’est un grand classique de dire que le premier de classe doit sa place à la tricherie.

Let’s block ads! (Why?)

Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

À propos de l'auteur L'aut'journal

« Informer c’est mordre à l’os tant qu’il y reste de quoi ronger, renoncer à la béatitude et lutter. C’est croire que le monde peut changer. » (Jacques Guay)L’aut’journal est un journal indépendant, indépendantiste et progressiste, fondé en 1984. La version sur support papier est publiée à chaque mois à 20 000 exemplaires et distribuée sur l’ensemble du territoire québécois. L'aut'journal au-jour-le-jour est en ligne depuis le 11 juin 2007.Le directeur-fondateur et rédacteur-en-chef de l’aut’journal est Pierre Dubuc.L’indépendance de l’aut’journal est assurée par un financement qui repose essentiellement sur les contributions de ses lectrices et ses lecteurs. Il ne bénéficie d’aucune subvention gouvernementale et ne recourt pas à la publicité commerciale.Les collaboratrices et les collaborateurs réguliers des versions Internet et papier de l’aut’journal ne touchent aucune rémunération pour leurs écrits.L’aut’journal est publié par les Éditions du Renouveau québécois, un organisme sans but lucratif (OSBL), incorporé selon la troisième partie de la Loi des compagnies.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You