Il y a de bonnes raisons de concentrer l’attention publique sur la question de la «Corona». Cependant cela risque de laisser de côté d’autres questions importantes. La politique mondiale avant Corona continue avec Corona. Malheureusement, il faut dire que le monde avec Corona n’est point devenu plus paisible, circonstance qui rendrait la lutte contre la pandémie considérablement plus facile. Dans un monde caractérisé par ses échanges multiples, il est très difficile à un pays ou un groupe de pays de lutter seul avec succès contre une pandémie. Cette lutte serait beaucoup plus aisée si tous les pays et tous les peuples travaillaient ensemble en se soutenant mutuellement. Mais jusqu’à présent ce n’est pas le souhait de tout le monde. Il suffit de se souvenir de la réaction virulente de l’UE lorsque la Chine et la Russie ont soutenu l’Italie, premier pays d’Europe à être touché par la pandémie à l’époque, et le plus durement, en mettant à sa disposition des fournitures et du personnel d’aide humanitaire. Que penser du fait que Bill Gatesa récemment appelé à nouveau à une coopération mondiale pour les prochains programmes de vaccination, en passant sous silence les efforts russes et chinois en cette matière?1
L’héritage de la Guerre froide
L’élargissement de l’OTAN et de l’UE vers l’est et le sud-est après 1991 ainsi que les projets permanents d’adhésion ou d’intégration de nouveaux pays européens – par exemple avec les accords d’association de l’UE («Partenariat oriental» ou le «Partenariat pour la paix» de l’OTAN, deux euphémismes) – étaient et sont toujours liés à l’intention d’étendre la gestion et le contrôle politiques centralisés à l’ensemble de l’Europe.
Bien que dissimulé à plusieurs reprises par le discours officiel, en l’état actuel des connaissances, nous pouvons supposer que ce sont pas seulement les premières étapes de «l’unification européenne» après la Seconde Guerre mondiale qui ont été sous contrôle des Etats-Unis. Le livre de Beate Neuss, publié en 2000, «Geburtshelfer Europas? Die Rolle der Vereinigten Staaten im europäischen Integrationsprozess 1945-1958» ne relève pas de «théories de la conspiration», mais est issu de la thèse post-doctorale d’un professeur en sciences politiques reconnu de l’université technologique de Chemnitz, acceptée en 1999. Son livre étaye la vue qu’avec l’OTAN, le Pacte de Varsovie et le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), la Communauté du charbonet de l’acier, la Communauté économique européenne (CEE), la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) et la Communauté européenne (CE) on avait affaire à des organisations instrumentalisées pour les objectifs de la première Guerre froide. Tout comme après 1991, l’élargissement de l’OTAN vers l’Est a précédé à l’élargissement de l’UE à l’Est.
Premières voix préconisant la neutralité en Europe
Cependant, il y a toujours eu des phases dans l’histoire européenne après la Seconde Guerre mondiale où des voix se sont élevées dans les différents Etats européens ou même entre les Etats pour remettre en question les liens trop étroits avec les Etats-Unis d’Amérique. Pour un pays comme la République fédérale d’Allemagne, particulièrement dirigée et contrôlée par les Etats-Unis, ces voix ont été reprises dans le livre d’Alexander Gallus, «Die Neutralisten. Verfechter eines vereinten Deutschland zwischen Ost und West» (Les neutralistes. Partisans d’une Allemagne réunie entre l’Est et l’Ouest), publié en 2001. On se souviendra également des années 2002 et 2003, lorsque le chancelier allemand de l’époque, Gerhard Schröder, et le président français Jacques Chirac, largement soutenus dans leur pays respectif, refusèrent de participer à la guerre américaine en Irak, en flagrante enfreinte du droit international, cherchant plutôt à coopérer plus étroitement avec la Russie.
Il s’agissait là d’une rupture avec les plans de la «seule puissance mondiale», telle qu’elle est présentée par l’ancien conseiller américain en matière de sécurité, Zbigniew Brzezinski, dans son livre de 1997 sur la stratégie de domination de l’Amérique «The Grand Chessboard» (titre de l’édition française «Le Grand Echiquier»). Pour lui, les pays européens apparaissent en vassaux américains formant la «tête de pont démocratique» des Etats-Unis en attribuant à la France et à l’Allemagne un rôle central dans ce concept – avec la Pologne et l’Ukraine.2 Lorsque le plan risquait de s’effondrer, les réactions des Etats-Unis furent dures. Le secrétaire américain à la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld, s’efforça de diviser l’Europe, ou plutôt l’Europe de l’UE – avec une distinction entre «vieille» et «nouvelle» Europe – et de discipliner la France et l’Allemagne.
La ministre allemande à la Défense reprend le flambeau …
L’époque de Schröder et de Chirac est révolue. La présidence américaine de Donald Trump s’achèvera également en janvier. La France, et plus encore l’Allemagne, cherchent une fois de plus à conclure une alliance étroite avec les Etats-Unis, avec la prochaine administration américaine. La ministre allemande de la Défense, Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, l’a clairement fait savoir ces dernières semaines : dans son discours d’ouverture aux soldats de l’Académie de la Bundeswehr le 17 novembre 2020, et à nouveau dans une interview accordée à la «Neue Zürcher Zeitung» (éd. du 11 décembre 2020) où elle a carrément déclaré: «Il est dans notre intérêt de faire les pas les plus importants ensemble avec les Etats-Unis. […] C’est pourquoi nous devrions rester côte à côte dans l’Alliance transatlantique. […] Nous partageons les valeurs et les intérêts communs avec l’Amérique. […] Le principal problème est la rivalité systémique envers la Chine. Pour nous, dans ce domaine, il n’y a pas d’équidistance. Nous sommes et restons les alliés des Etats-Unis. L’Allemagne est intégrée à l’Europe et fait clairement partie de l’Ouest». Et aussi : «La Russie est un défi reconnaissable. »
… et ne se confond pourtant pas avec l’Allemagne et l’Europe tout court
Il est toutefois intéressant de voir comment le quotidien zurichois lui-même présente Mme Kramp-Karrenbauer: «Cette femme de 58 ans est, comme peu de personnages politiques allemands, favorable à une approche critique de la Russie et à un engagement clair en faveur du partenariat de sécurité avec les Etats-Unis» (mise en relief par l’auteur). A cela, il faut ajouter que la ministre allemande de la Défense ne représente pas l’opinion majoritaire de la population allemande. Horizons et débat en a fait état à plusieurs reprises, récemment dans son édition du 8 décembre 2020.3 En élargissant son regard à l’ensemble de l’Europe UE, on se rend compte qu’il s’élève de nombreuses voix différentes sur la voie à prendre quant à la politique mondiale union-européenne, respectivement à celle des pays d’où ces voix proviennent. De nombreuses personnes en Europe, y compris des personnages politiques à un haut niveau de responsabilités, constatent que les liens trop étroits avec les Etats-Unis commencent à ressembler à ceux avec un navire en train de couler et dénoncent les inconvénients de ces liens étroits gênant de plus en plus.
Les politiques américaines poursuivies ces dernières décennies, tant intérieures qu’extérieures, rendent de plus en plus difficile l’évocation des «valeurs communes». Les sanctions américaines contre quiconque voulant commercer librement avec la Russie comme bon lui semble, ou les attitudes américaines de plus en plus hostiles envers la Chine, sont loin de rencontrer l’approbation de tous les Européens. De plus en plus de personnes occupant de hautes fonctions à responsabilité sont conscientes que l’ère de la «seule puissance mondiale» est révolue et que l’on ne sait pas encore très bien à quoi ressemblera le «nouvel» ordre mondial, menaçant de faire tomber tout vassal des États-Unis dans le piège des distorsions à craindre.
Mme Micheline Calmy-Rey propose une UE neutre
De telles considérations s’inscrivent dans une idée récemment formulée par Micheline Calmy-Rey, ancienne conseillère fédérale suisse en sa fonction de cheffe du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), détaillée dans son nouveau livre «Die Neutralität. Zwischen Mythos und Vorbild» (La neutralité – mythe et modèle) et résumée dans un article de sa plume, paru dans une tribune de la «Neue Zürcher Zeitung» du 16 décembre 2020.
Son raisonnement se résume ainsi: la «politique étrangère et de sécurité commune» de l’UE n’a jusqu’à présent joué pratiquement aucun rôle dans les questions d’importance politique mondiale.4 Un regard sur l’histoire de la Suisse peut aider à élucider le sujet: «La Suisse, tout à l’instar de l’UE, abrite de plusieurs langues et cultures, sa neutralité lui ayant permis de consolider sa cohésion interne et d’être respectée par le reste du monde pour une politique étrangère fiable et utile».5 Liée à sa propre capacité de défense, la neutralité de l’ancienne Alliance suisse se transforma dans le moyen de choix de la Confédération suisse pour se sécuriser, d’abord à l’intérieur et ensuite dans son potentiel à développer ses effets de politique étrangère.
A ces idées, il convient pourtant de noter, par exemple, l’impact des fronts de la Première Guerre mondiale sur la Suisse, creusant des divergences d’opinion profondes entre la Suisse alémanique et romande. Le choix de privilégier une des deux alliances militaires primordiales, n’importe laquelle, aurait sans doute déchiré la Suisse de l’époque. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en revanche, la grande majorité de la population suisse était unie. Dans les deux guerres, la neutralité armée fut une bénédiction pour le pays, également pour les pays voisins, vu le fait que la Suisse neutre a ainsi pu aider au mieux de ses capacités, par exemple au travers du CICR, siégeant en Suisse, et de nombreux volontaires.
Mme Calmy-Rey continue son raisonnement dans les termes que voilà: «Si l’on considère les mécanismes ayant conduit la jeune Confédération suisse à adopter une politique de neutralité, ne serait-il pas possible d’imaginer, en fin de compte, une Europe neutre? En s’engageant à une neutralité active, l’UE […] mettrait en route une évolution lui permettant de concilier politique de puissance et politique de paix. Dans le cas contraire, il est probable que l’UE soit contrainte de mener une politique extérieure et de sécurité plutôt insignifiante face à la désunion et aux tensions internes persistantes.»
Quelle direction de la politique étrangère et de sécurité de l’UE?
Avec le «Traité sur l’Union européenne» (anciennement: traité UE), les gouvernements des Etats membres de l’UE ayant conclu le traité en 2007 ont voulu réaffirmer que ce ne sont plus les Etats membres individuels qui mènent la politique étrangère et de sécurité, mais tous les Etats membres ensemble. Aussi 26 des 55 articles du traité de 2007 portent-ils sur la politique étrangère, de sécurité et de défense commune. Le principe de l’unanimité s’appliqua (et s’applique toujours) au Conseil européen (Assemblée des chefs d’Etat et de gouvernement) et au Conseil de l’Union européennecompétent (Conseil des ministres). Dans le domaine de la politique étrangère, de sécurité et de défense commune, les représentants des gouvernements décident seuls («intergouvernementaux»), à l’exception de la Commission européenne et le Parlement européen. Le «porte-parole» de la politique étrangère, de sécurité et de défense commune, le «Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité», actuellement l’éspagnol Joseph Borell, est également membre de la Commission européenne, voire l’un des vice-présidents, mais en fait pas plus qu’un responsable administratif.
Le «Traité sur l’Union européenne» ne prescrit pas d’alliance avec les Etats-Unis ou avec l’OTAN. Néanmoins, là où elle s’est concrétisée, la politique étrangère, de sécurité et de défense de l’UE a jusqu’à présent été guidée, presque sans exception, par la politique américaine. Les sanctions de l’UE contre la Russie n’en sont qu’un exemple. En général, le cœur de la politique étrangère de l’UE a consisté jusqu’à présent en des décisions de sanctions. Jusqu’à présent, il n’y a aucun signe d’une politique étrangère et de sécurité indépendante de l’UE.
Néanmoins, ces dernières années, il est apparu clairement, une fois de plus, à quel point l’Europe de l’UE est composée de peuples très différents se basant sur des traditions et des liens culturels très différents. Par rapport à de nombreuses questions de politique étrangère et de sécurité, les positions sont fort divergentes. Et si les Etats de l’UE veulent vraiment «concilier politique de puissance et politique de paix», cela ne peut se faire aujourd’hui avec une orientation vers les Etats-Unis et l’OTAN. A cet égard, Mme Micheline Calmy-Rey avance un concept intéressant.
Se libérer du joug des ambitions de la politique de pouvoir
Cependant, la question qui se pose est de savoir s’il ne s’agit pas d’un beau rêve, plutôt irréaliste de l’UE à vouloir poursuive une «politique de paix»? Mais il faut y ajouter une autre facette: n’est-ce pas principalement dû à la politique de puissance imposée de certains de ses Etats membres ou de la puissance extérieure des Etats-Unis souhaitant marquer de leur empreinte l’ensemble de l’UE, motivés par leur quête d’un pouvoir agrandi?
La politique de paix est plus urgente aujourd’hui que jamais – également face à une pandémie mondiale. Une UE qui se laisse exploiter dans sa politique étrangère et de sécurité pour répondre aux ambitions politiques des Etats-Unis ou d’un ou de plusieurs de ses Etats membres, avides de pouvoir – sollicitant que l’on s’écarte du principe de l’unanimité en matière de politique étrangère et de sécurité – constitue un danger pour la paix.
En revanche, une UE dotée d’une politique de neutralité «active», pourra mettre un frein aux ambitions de la politique de puissance. Une Europe neutre ne serait certainement pas une entité démocratique. La construction même de l’UE le rendrait impossible. Mais ce serait une Europe de l’UE correspondant davantage aux aspirations des citoyens de ses Etats membres – à condition que sa neutralité et sa politique de paix qui en découlent soient honnêtes. Un bon concept pour une UE-Europe neutre pourra contribuer à lancer une réflexion, également dans les Etats membres de l’OTAN (dont on peut s’attendre à une opposition pour le moment), sur la manière dont ils veulent façonner leur adhésion à l’OTAN à l’avenir. Cela vaudra la peine d’y œuvrer sérieusement. Surtout en considérant que continuer sur la voie actuelle signifie davantage de confrontations et de menaces de guerre. Celles-ci menacent l’Europe et le monde entier.
Karl-Jürgen Müller
Notes :
1 «Telemedizin und mehr. Bill Gates nennt positive Folgen der Corona-Pandemie» (La télémédecine et plus, Bill Gates nomme les conséquences positives de la pandémie de Corona); ds.: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 08/12/20 (https://www.faz.net/aktuell/wirtschaft/digitec/bill-gates-sieht-positive-folgen-von-corona-mehr-innovationen-17091415.html).
2 Zbigniew Brzezinski est un maître du camouflage et du blanchiment. La politique américaine, dit-il, ne s’intéresse qu’au «l’ordre international de démocratie et de coopération» dans sa quête pour devenir la «seule puissance mondiale». Pour l’auteur, les Etats-Unis sont un bon hégémon. En conséquence, le chapitre sur «La tête de pont démocratique» se termine comme suit: «L’objectif géostratégique central de l’Amérique en Europe peut se résumer à une chose très simple: grâce à un partenariat transatlantique plus crédible, la tête de pont américaine sur le continent eurasiatique doit être consolidée de telle sorte qu’une Europe en pleine croissance puisse devenir un tremplin viable à partir duquel un ordre international de démocratie et de coopération s’étende jusqu’en Eurasie». Il faut expliquer de telles formulations sans aucune ambiguïté.
3 V. «Dialogue sur la Volga»; ds.: Horizons et débats, n° 27, 08/12/20.
4 Sur la situation désastreuse de la «Politique étrangère et de sécurité commune» (PESC) de l’UE, la «Stiftung Wissenschaft und Politik» (SWP) allemande a publié une étude approfondie en novembre 2020: «GASP. Von der Ergebnis- zur Symbolpolitik. Eine datengestützte Analyse» (PESC. De la politique à résultats à celle à symboles – une analyse étayée de dates); (https://www.swpberlin.org/fileadmin/contents/products/aktuell/2020A86_GASPOutput.pdf) Cette étude ne sert cependant pas la politique de paix, mais est orientée vers les ambitions politiques de pouvoir, surtout du gouvernement allemand comme il semble.
5 Le fait que la neutralité suisse, dans son histoire, avait d’autres dimensions encore, à part de la politique extérieure et de sécurité, est aujourd’hui généralement reconnu. Le Dictionnaire historique suisse le confirme, sous l’entrée «Neutralité», dans les termes que voilà: «La neutralité consiste, pour un Etat, à ne pas participer à une guerre menée par d’autres Etats. Cette notion relevant du droit international public n’a pas toujours recouvert le même contenu concret. Elle est à distinguer de la politique de neutralité, laquelle comprend l’ensemble des mesures qu’un Etat neutre prend de son plein gré, en temps de guerre voire déjà en temps de paix, pour garantir l’efficacité et la crédibilité de sa neutralité, qu’elle soit temporaire ou permanente. […] Dans l’ancienne Confédération, divisée confessionnellement et prise dans un réseau complexe d’alliances, la neutralité assura en premier lieu l’intégration et l’indépendance. Le renoncement à une politique étrangère active fut une condition essentielle de la consolidation et de l’approfondissement de la cohésion interne. La neutralité favorisa l’unité.» (https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016572/2010-11-09/)
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