Il faut reconnaître à Erdogan une chose : sa capacité soft powerienne à créer une aura autour de son pays, mélange de gloriole triomphale et de posture menaçante. Ses succès réels ou partiels sont magnifiés, exagérés (et colportés par une kyrielle d’idiots utiles en Occident) ; ses revers sont tout simplement passés sous silence et vite remplacés par une nouvelle aventure censée donner au public un nouveau loukoum à ronger.
Il serait difficile de trouver un meilleur exemple que la Libye. Que n’avait-on entendu à l’époque, après l’échec d’Haftar devant Tripoli ? La Turquie avait changé le cours de la guerre et allait reconquérir sans coup férir le pays au profit de ses protégés. Déjà, certains pariaient sans rire sur la destination que choisirait le maréchal déconfit pour son imminent exil…
Cette jactance prépubère était évidemment illusoire. Si Haftar avait certes échoué à prendre la capitale et dû reculer, il restait maître des trois-quarts du territoire, des puits de pétrole et conservait le soutien matériel de tous les États (et ils sont nombreux !) qui ne peuvent souffrir l’interventionnisme turc. Bref, le front s’est logiquement stabilisé, le mirage d’une marche ottomane triomphale s’est évanoui et la camarilla d’Ankara a fait ce qu’elle sait faire de mieux : couiner – On a échoué car les affreux Emiratis ont offert des S-300 à Haftar – et passer à autre chose, le Karabagh en l’occurrence.
Les nuages s’amoncellent dans les cieux anatoliens et il n’est pas sûr que la toupie sultanesque ait, cette fois, assez de vitesse pour éjaculer une nouvelle intervention susceptible de détourner l’attention. Le Kremlin, bien que d’une indulgence parfois inexplicable vis-à-vis d’Erdogan, a en effet tracé les lignes rouges à ne pas franchir et celles-ci commencent à s’accumuler : les parties libyenne et caucasienne sont terminées, le match syrien est limité à la surface de réparation. Seul le Kurdistan irakien offre peut-être encore une échappatoire à l’aventurisme turc…
Bille de flipper faisant constamment la navette entre Orient et Occident, la Turquie pourrait revenir au bercail et confortablement se lover dans les bras atlantiques, mais un point de non retour a peut-être été franchi.
Echaudés, les euronouilles font pour une fois montre d’une inhabituelle vigueur et menacent sérieusement de la sanctionner. Il n’en a pas fallu plus pour que le sultan cesse rapidement (et discrètement) l’exploration du sous-sol de la Méditerranée orientale et rappelle ses navires. Inutile de dire que la nouvelle n’a pas été criée sur les toits stambouliotes.
Supremo de l’OTAN et obsédé par l’apaisement des tensions au sein de sa bergerie, l’inénarrable Stoltenberg a poussé un temporaire ouf de soulagement. Il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser ; au cours d’une réunion à huis clos, Pompeo s’est apparemment lâché en imprécations contre Ankara, accusée de s’opposer aux principes de l’Alliance et de miner sa cohésion. On n’imagine même pas ce que ça sera/serait avec une administration Biden au pouvoir à Washington…
N’oublions pas en effet que, si les menées néo-ottomanes se sont multipliées ces dernières années, c’est grâce à la bienveillante indifférence voire l’assentiment du Donald. L’arrivée de Joe l’Indien à la Maison Blanche mettrait visiblement fin à la lune de miel et les observateurs commencent déjà à étudier les divers scenarii de conflit entre ces deux poids lourds de l’OTAN.
Sentant l’horizon se boucher, l’amuseur public de bain turc tente bien de renouer avec la fibre de la libération de Jérusalem mais plus personne ne fait vraiment attention à ses dérisoires (et hypocrites) divagations.
Selon le vieux principe consistant à pédaler pour ne pas tomber, l’ami Erdogan ne demanderait en fait qu’à ouvrir un nouveau front mais, comme dit plus haut, les lignes rouges commencent à s’accumuler autour de la Turquie, la laissant seule face à ses démons intérieurs.
Nous avons déjà expliqué que les tocades impériales pan-turques et la fuite en avant qui en découle avaient des causes très profondes, dépassant largement le seul sultan :
Le néo-ottomanisme est une doctrine polymorphe et souple, visant à la fois, mais à des degrés différents, les anciennes possessions ottomanes et les peuples turciques du Caucase et de l’Asie centrale. Guerre, annexion, noyautage, soutien des irrédentismes, support militaire ou diplomatique, soft power culturel, turquification… tous les moyens sont bons pour retrouver cette gloire passée postulée.
N’y voir qu’une croisade islamiste serait une grossière erreur. L’AKP frériste y a certes ajouté sa touche mais cette conception du monde va au-delà du seul fait religieux. Chypre a été occupée bien avant que le moindre islamiste n’ait droit de cité à Ankara. Sous le nom de « Patrie bleue », l’impérialisme turc en Méditerranée orientale a été théorisé dans les années 2000 par deux officiers navals liés à l’extrême-gauche ultra-laïque.
Il faudra vraisemblablement s’attendre ces prochaines années à une augmentation des interventions néo-ottomanes, ratés ou réussies, erdoganiennes ou non, laïques ou islamistes. C’est sans doute ce qu’ont compris un certain nombre d’acteurs au Moyen-Orient, inquiets devant l’appétit turc.
Cette fuite en avant, partagée on l’a vu par des pans très différents de l’élite turque, a également des ressorts plus profonds. Nous entrons là dans le domaine délicat de la philosophie historique, des questionnements sur la nation et l’empire… Quand une nation se dérègle ou perd son homogénéité, se dirige-t-elle mécaniquement vers une forme impériale afin de diluer justement la notion même de nation et viser à des concepts la transcendant ? Ces questions, débattues sans fin par les historiens, trouvent en tout cas un écho particulier avec la Turquie actuelle.
Le graphique suivant explique beaucoup de choses :
Dans une ou deux générations, les Kurdes, déjà au nombre de 15 millions, deviendront majoritaires en Turquie et les Turcs minoritaires dans leur propre pays.
Peut-être est-ce tout simplement là qu’il faut trouver l’explication à la fuite en avant désordonnée d’Ankara, d’autant plus hystérique que l’épée de Damoclès démographique approche.
Une autre raison, sans doute moins métaphysique mais tout aussi significative, est l’inexorable grignotage intérieur de l’économie par Pékin et Foreign Policy exagère à peine lorsqu’elle titre « Erdogan transforme la Turquie en État client de la Chine ».
On se sera pas surpris que le moulin à paroles, défenseur de la veuve et de l’orphelin islamiques aux quatre coins du globe, devienne soudain curieusement muet quand on aborde le sort des Ouïghours du Xinjiang. Avec un cynisme achevé, il en a même arrêté des centaines depuis 2016 et les a renvoyés dans la gueule du dragon, fait peu glorieux sur lequel ses relais médiatiques ne s’attardent évidemment pas…
Pékin, ses banques et ses investissements soutiennent en effet l’économie turque à bout de bras. Cela s’est particulièrement vu à des moments cruciaux : quand la lire a dégringolé de 40% en 2018, avant l’élection municipale d’Istanbul en juin 2019 (d’ailleurs remportée par l’opposition) qui voyait s’affriter le soutien au régime, à nouveau pendant la crise covidienne où la popularité erdoganienne repique du nez.
On ne compte plus les compagnies ou infrastructures turques devenues propriétés chinoises, comme le spectaculaire pont Yavuz Sultan Selim sur le Bosphore, racheté par un consortium hongkongais en début d’année.
Entrepris le 29 mai 2013, date anniversaire de la prise de Constantinople, il porte le nom d’un des plus grands et cruels monarques de la Sublime Porte, conquérant de la Syrie, du Liban et de l’Egypte. Théâtre des décapitations des auteurs du putschinho de 2016 par les partisans islamistes d’Erdogan, le pont est officiellement inauguré par celui-ci deux jours après le début de l’intervention turque en Syrie. Peut-on voir message plus évident ?
Il n’aura même pas fallu attendre cinq ans pour que cette incarnation du néo-ottomanisme triomphant ne soit purement et simplement avalée par le dragon. Comme un symbole…
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