La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, disait le grand Carl, célébrissime formule que l’on pourrait d’ailleurs tout aussi bien inverser. Penchons-nous aujourd’hui sur quelques événements électoraux ou militaires intéressants, passés au second plan derrière l’actualité récente assez brûlante (guerre dans le Caucase, élections américaines) de ces dernières semaines.
En Moldavie, nos prédictions se sont révélées partiellement fausses. Nous prévoyions une élection présidentielle serrée, avec un léger avantage au camp pro-russe et une possible contestation de la rue actionnée par qui vous savez. Mais la candidate pro-européenne l’a confortablement emporté et Igor Dodon a reconnu sans barguigner sa défaite.
Est-ce un revers pour Moscou ? Sans doute, quoique d’une ampleur toute relative. D’abord parce que la Moldavie, de par son poids, ne va certes pas changer l’échiquier global. Ensuite, car la nouvelle présidente aura fort à faire avec le parlement. Enfin, le Kremlin a toujours le levier de pression de la Transnistrie, région séparatiste pro-russe au cœur de l’un de ces fameux conflits gelés post-soviétiques.
Selon l’immémorial principe des vases communicants, dont l’importance en géopolitique n’est plus à démontrer, le Kremlin lâche du lest transnistrien quand un président pro-russe est au pouvoir à Chisinau et durcit sa position quand le dirigeant en question regarde plutôt vers l’ouest.
Assistera-t-on, une éventuelle présidence Biden aidant (on sait le bonhomme fort porté sur cette région), à des provocations moldavo-ukrainiennes autour du petit territoire gardé par le contingent russe de la paix ? Les prochains mois pourraient être sportifs (ou pas) du côté du Dniestr. A voir…
Ukraine, justement. Le Kremlin a dû être fort satisfait par les élections municipales et régionales, totalement passées sous silence par notre chère MSN. Seul RFI en parle, qui titre : « Les pro-russes reviennent en force » :
Ce serait une « victoire triomphante », à en croire les dirigeants du parti Plateforme d’Opposition – Pour la Vie (POPV). Le 25 octobre, il est arrivé troisième au plan national, en prenant la tête dans six conseils régionaux et plusieurs dizaines de conseils municipaux de grandes et moyennes agglomérations, notamment dans l’est et le sud du pays. Le chef du parti, Viktor Medvetchouk, promeut une relation apaisée avec Moscou comme un moyen de résoudre la guerre qui dure depuis 2014 entre les deux pays. Il est en cela aidé par la relation personnelle qu’il entretient avec Vladimir Poutine, parrain de sa fille.
Les résultats de POPV s’associent aux succès d’autres partis politiques pro-russes au niveau local. Le parti du blogueur et trouble-fête affilié au Kremlin, Anatoliy Shariy, fait ainsi son entrée dans plusieurs assemblées locales, bien que lui-même vive en exil depuis des années, recherché par la police ukrainienne. Des barons régionaux russophiles, comme le très controversé Hennadiy Kernes à Kharkiv, ont aussi suscité une adhésion appréciable des électeurs. L’impression d’une vague pro-russe déferlant sur le pays semble donc irrésistible. Elle inquiète, alors que la Crimée reste annexée par la Russie, que l’Est en guerre demeure une plaie ouverte pour le pays, et que les réformes pro-occidentales semblent bloquées à Kiev. « La revanche du Kremlin est en marche », assène Andriy Smoliy, représentant du parti Solidarité européenne de l’ancien chef de l’État Petro Porochenko (…)
Selon Konstantyn Reoutski, de l’ONG humanitaire Vostok-SOS, il s’agit d’une démarche pragmatique plus qu’idéologique. « Ces populations [russophones] ne sont pas anti-ukrainiennes. Elles cherchent avant tout à retrouver le statu quo pré-2014. »
C’est ce que nous répétons ici même depuis des années. Exténuée par le merdier post-maïdanite made in Washington, la population ukrainienne ne rêve que d’une situation apaisée et d’un retour à la neutralité antérieure. D’où l’arrivée de Zelensky au pouvoir l’année dernière et le résultat de ces élections automnales.
Ceci est d’ailleurs confirmé par un sondage, réalisé hors du Donbass massivement pro-russe qui aurait encore plus fait penché la balance : 51% des Ukrainiens ne veulent pas entrer dans l’OTAN (37% en faveur du non-alignement et 13% pour une entrée dans l’OTSC russe).
Nombreux sont ceux qui prévoient que l’éventuelle arrivée de Biden à la Maison Blanche pourrait signifier un réchauffement du conflit ukrainien. C’est possible, mais il ne faut pas oublier un point : la population locale n’en veut plus et il n’est pas sûr que la marge de manœuvre de Joe l’Indien soit très grande…
Ces considérations otanesques ou OTSCesques nous permettent une habile transition (admirez la maestria, chers lecteurs !) vers le deuxième thème de notre billet.
Le Moyen-Orient post-2011 ne sera plus jamais le même qui prévalait avant le déclenchement des vrai-faux « Printemps arabes » : frontières officieusement redessinées, « États (définitivement ?) faillis », immixtion militaire (actée ?) des puissances… Deux pays ont fortement bénéficié de cette redistribution générale des cartes.
Elle convient bien sûr comme un gant au néo-ottomanisme du sultan. Il y a deux jours, on apprenait que la Turquie établissait une énième garnison à Idlib. Entre les bases proprement dites et les simples postes, d’observation ou autres, Ankara a maintenant une cinquantaine de sites militaires dans la province, rien de moins.
Il suffit de voir l’emplacement des garnisons turques, face aux troupes loyalistes, pour comprendre que les barbus idlibiens peuvent dormir tranquille. De quoi confirmer l’analyse de ceux, dont votre serviteur, qui voyaient bien que les Russes étaient en train de se faire rouler dans la farine de loukoum par les simagrées sultanesques. Promis, je démantèle Al Qaeda… Non, laissez-moi plus de temps… Je m’y mets… Désolé, contre-temps…
En Irak septentrional, sous le prétexte de lutter contre le PKK, ces mêmes Turcs semblent s’être établis définitivement, additionnant les « bases temporaires ». Dans l’affaire, le gouvernement autonome du Kurdistan sous la coupe du clan Barzani est évidemment complice, comme nous le rapportions en 2015 déjà :
La planète s’est réveillée sur l’étonnante information (évidemment passée sous silence dans les médias de l’OTAN) de l’incursion d’un bataillon turc et de deux douzaines de tanks en Irak du nord, dans la région autonome du Kurdistan, pour… former les combattants kurdes qui luttent contre Daech ! Un coup d’oeil au calendrier me rassure : nous ne sommes pas le 1er avril. Que viennent donc faire vraiment ces soldats turcs dans la région de Mossul ?
En fait, l’histoire n’est pas si aberrante qu’elle en a l’air. Il faut d’abord rappeler que le Kurdistan irakien est très polarisé entre deux tendances irréconciliables : d’un côté le PUK de Talabani, pro-PKK, pro-YPG, sans compromissions avec Daech ; de l’autre, le PDK de Barzani, pas en mauvais termes avec Ankara voire, fut un temps pas si lointain (2014), avec l’EI. [Nous ferons très prochainement un point des forces en présence dans le triangle Irak-Turquie-Syrie et autour du Kurdistan, car la situation est effectivement assez compliquée, comme souvent au Moyen-Orient].
L’accord le 4 novembre durant la visite du ministre turc des Affaires étrangères à Erbil où règne Barzani ; il prévoyait l’établissement d’une base turque permanente dans la région de Mossul, témoin de combats entre les Peshmergas kurdes et Daech.
C’était le tout début. Depuis, Ankara a multiplié les bases et, irrédentisme turc aidant, on ne voit pas comment ces troupes pourront partir autrement que par la force, boutée hors d’Irak par une improbable alliance UMP chiites-PUK-PKK…
Mais revenons en Syrie. Au moment où les Turcs établissaient leur énième poste à Idlib, Israël bombardait le sud de Damas, entraînant évidemment les habituels commentaires acerbes de tous ceux qui s’indignent de l’impunité dont bénéficie Tel Aviv.
Pourtant, loin de symboliser sa puissance, ces bombardements sont au contraire le signe de la faiblesse stratégique d’Israël qui a vu le petit plan de coupure de l’arc chiite lui revenir en plein visage comme un boomerang. Deux cartes suffisent à le comprendre :
On passera sur l’amusante légende des cartes (« régime », « opposition ») car cette étude de l’Atlantic Council est, une fois n’est pas coutume, assez objective et pertinente. En 2013, les Iraniens mènent quelques milices chiites tandis que le Hezbollah commence tout juste à s’engager dans la guerre. Sept petites années plus tard, l’influence irano-hezbollahie s’étend à peu près à toute la Syrie loyaliste. Et elle est évidemment là pour durer, au grand dam de Tel Aviv…
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