Au revoir … la Russie a-t-elle enduré assez d’insultes ?

Au revoir … la Russie a-t-elle enduré assez d’insultes ?

Par Patrick Armstrong − Le 4 novembre 2020 − Source Strategic Culture

J’ai soutenu que la Russie n’était pas un «pays européen» ; mon argument repose sur le fait que la Russie et l’Europe avaient des histoires assez différentes et peu de contacts jusqu’à ce que l’empereur Pierre devienne un acteur majeur de l’histoire européenne en éliminant la Suède de la course. J’ai fait valoir que, quoi qu’ils aient pu souhaiter dans le passé, un nombre croissant de Russes aujourd’hui ne veulent pas être «Européens», ils voient l’Europe – l’Occident – avec un dégoût et une perplexité croissants. «Europe» est, bien sûr, un mot aux multiples significations  : j’entends ici une culture / civilisation / société qui, au cours du dernier demi-millénaire, s’est répandue dans le monde et est maintenant communément appelée «l’Occident».

© Photo : Kremlin.ru

De nos jours, le siège de la puissance de l’Ouest se trouve aux États-Unis, mais les États-Unis eux-mêmes, le Canada, l’Australie, une grande partie de l’Amérique du Sud et de nombreux autres avant-postes de la colonisation européenne sont des enfants de la civilisation européenne d’origine.

Les relations de la Russie avec l’Occident ont connu de nombreux hauts et bas – alliée, par exemple, avec la Grande-Bretagne en 1812, 1914 et 1941, ennemie en 1853, 1918, adversaire pendant le soi-disant Grand Jeu et la guerre froide. Les Russes voient souvent la relation comme une attitude de rejet ingrat : prenez, par exemple, le service important que la Russie a rendu, il y a longtemps, à l’Union [des États-Unis] en 1863. Dans mon esprit, ce sentiment découle de l’histoire particulière de la Russie qui est présentée comme un poisson prédateur qui se souviendrait de sa longue période de poisson-proie. Ses voisins se souviennent du premier, lui-même du second – le sentiment de poisson-proie a été, bien entendu, fortement renforcé par la lutte à mort de 1941 à 1945.

Quoi qu’il en soit, depuis la chute de l’URSS et la fin du communisme, la Russie est rejetée par l’Occident. Après une courte période au tout début des années 90 où l’on parlait d’ «Une nouvelle ère de démocratie, de paix et d’unité», d’«un moment pour répondre enfin aux espoirs et aux attentes que nos peuples chérissaient depuis des décennies», le rejet a été indéniable, brutal et direct. L’expansion de l’OTAN, quelles que soient les platitudes dont elle a été l’objet, est maintenant clairement ce que Moscou a toujours pensé qu’elle était – une entreprise anti-russe rapprochant de plus en plus de forces militaires à la frontière de la Russie. Les Russes ont tout à fait raison de voir les révolutions de couleur dans leur voisinage comme des mouvements dirigés contre eux. La Russie est soumise à un régime permanent de sanctions – le prétexte change mais les sanctions demeurent et la loi Jackson-Vanik a été instantanément remplacée par la loi Magnitsky. Washington ajoute continuellement de nouvelles sanctions et veille à ce que ses laquais fassent de même. Et, même si l’argument fort peut être avancé que les sanctions ont profité à la Russie parce que Moscou a été assez intelligente pour les gérer comme un maître du judo, le fait demeure que les sanctions sont des actes hostiles pour ne pas dire de guerre.

Ainsi, beaucoup de gens se sont demandé combien de temps Moscou continuerait à faire des offres à ses «partenaires» et à les voir rejetées. Certains pensent que Poutine est trop souple – c’est une estimation généralement acceptée qu’environ la moitié des quelque 25% de Russes qui n’approuvent pas son action au pouvoir le font parce qu’ils le trouvent trop obligeant.

Eh bien, peut-être que ça arrive enfin. Nous prendrons les remarques du ministre des Affaires étrangères Lavrov en notant qu’il n’est pas un homme qui parle à la légère ou sans réfléchir, tout ce qu’il dit doit être pris au sérieux. À Valdai, il a dit :

Nous devons cesser de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source pertinente d’évaluation du comportement que nous devrions suivre, ou de nous mesurer avec les mêmes critères qu’eux.

Et

Si l’UE est assez arrogante pour déclarer, avec ce sentiment de supériorité inconditionnelle, que la Russie doit comprendre qu’il n’y aura pas de «business as usual», eh bien, la Russie voudrait comprendre comment elle pourrait faire des affaires avec l’Union européenne sous ces conditions.

C’est assez clair – la Russie rejette le rôle de juge que l’Occident s’est lui-même attribué et ne sera pas son homme lige. Cela suggère fortement que Moscou envisage de laisser tomber. Elle a cependant fait une dernière offre – peut-être la dernière offre, voire un test : Moscou ne déploiera pas certains missiles si l’Occident ne le fait pas.

L’affaire Navalny semble avoir été le pas de trop. Aleksey Navalny est un activiste anti-Poutine très aimé en Occident mais surtout ignoré par les Russes : son niveau dans les sondages frôle la marge d’erreur et il n’a eu que rarement un effet important. En août 2020, il est tombé malade dans un avion qui a fait demi-tour et a atterri à Omsk où il a été hospitalisé. Quelques jours plus tard, toujours dans le coma, il a été transporté par avion dans un hôpital en Allemagne. Nous n’avons appris que récemment que le transfert vers l’Allemagne avait été directement imposé d’urgence par Poutine.

Il est évident que Poutine ne l’a pas empoisonné ; croire qu’il l’a fait, c’est croire que l’assassin, avec la victime en son pouvoir, l’a mis en sécurité. Néanmoins, il a été immédiatement déclaré que Navalny avait été «empoisonné» et par nul autre que le «Novichok» et, qui plus est, selon Zeit Online, une « variante que le monde ne connaissait pas avant cette attaque, mais qui serait plus malveillante et mortelle que tous les rejetons connus de la famille Novichok… Le fait qu’il soit toujours en vie… n’est dû qu’à une chaîne de circonstances heureuses. » Ces «circonstances heureuses» rappellent le cynisme du «miracle» qui a sauvé le sergent-détective Nick Bailey et sa famille du Novichok répandu partout dans leur maison. Malgré cette variante particulièrement «malveillante», il était sorti du coma beaucoup plus vite que les Skripal qui n’ont pas non plus été tués par l’ancienne version du poison. Le sceptique cynique remarquerait que, bien qu’il soit «plus malveillant», ce Novichok spécial ne nécessitait pas de combinaison de protection contre les matières dangereuses pour les personnes nettoyant tout ce qui était en vue. Le poison est arrivé par le thé, a pollué une bouteille d’eau et les vêtements. En bref, une histoire que nous avons déjà entendue : les assassins n’essaient pas quelque chose de simple comme un accident de voiture, mais utilisent quelque chose qui les dénoncera : un poison incroyablement mortel et inefficace. Les assassins ne donnent pas suite à l’échec du poison, l’histoire de la façon dont le poison a atteint la victime ne cesse de changer et aucun processus de soins, aucune preuve ou quoi que ce soit d’autre n’est présenté. Mais au moins, l’hôpital allemand a été autorisé à garder son toit, qui n’a pas été remplacé suite à la contamination, comme cela a été le cas avec la maison des Skripal.

L’Union européenne aime se vanter de ses valeurs. Parmi elles, il y a celle ci : «Quiconque a été inculpé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit légalement établie.» Mais seulement si vous n’êtes pas russe. La Russie doit répondre aux questions du Royaume-Uni, des Européens , de Merkel, de l’OTAN. Lorsque la Russie n’a pas été en mesure de prouver son innocence, l’UE, comme la plupart des Occidentaux, ont sanctionné les responsables russes.

Donc, pour récapituler. Navalny tombe malade, reçoit un traitement en Russie, est transféré en Allemagne. On trouve du «novichok», la Russie «ne s’explique pas», elle est mise en cause et sanctionnée. Aucun fait, aucune donnée, aucune histoire crédible ou cohérente. Où est, dans ce cas, le «reconnu coupable conformément à la loi» ?

Cela ressemble beaucoup à un modèle que nous avons déjà vu avec les Skripals, Nemtsov, le vol MH17, Magnitskiy, Moskalenko – je me demande si quelqu’un se souvient de celui-là ? Que diriez-vous de Patarkatsishvili ?, Litvinenko, Politkovskaya – blâmez Poutine immédiatement et déclarez-le coupable quand il ne parvient pas à prouver le contraire et le scandale du «mépris de la Russie pour la norme internationale contre l’utilisation des armes chimiques doit cesser». Ajoutez à cela l’expansion de l’OTAN, des révolutions de couleur, des accusations sans fin d’incursions sous-marines ou d’ingérence électorale et tout le reste. Année après année après année. Même le moujik le plus stupide dans la Sibérie la plus profonde aurait dû comprendre que, en ce qui concerne l’Occident, la Russie, toujours ennemie, est coupable de toutes les accusations que vous voulez bien porter contre elle. La Russie est coupable simplement parce que c’est comme ça. Et quiconque pose des questions sur les canards ou les enfants (voir l’affaire Skripal) ne peut être qu’un robot Poutinolâtre qui vomit des infox.

Moscou est-elle sur le point de dire ça suffit ? Si tel est le cas, cela pose un problème. Pour le moment, et dans un avenir prévisible, selon la gravité du désordre civil après leur élection, les États-Unis sont la principale puissance du monde pour la simple raison qu’ils ont un pouvoir destructeur bien plus important que quiconque, alors Moscou doit agir prudemment ; couper les relations avec Washington coûterait plus que cela n’en vaut la peine. Londres est probablement perdue pour Moscou mais Berlin, Paris et Rome ne sont pas forcément perdues. Et, au fur et à mesure, de nombreux autres Européens suivront. Par conséquent, Moscou peut espérer que, dans un court terme raisonnable, des relations plus normales avec certaines des principales puissances européennes seront possibles. Ce serait donc une mauvaise décision de couper les relations avec eux.

Mais, Bruxelles, la structure de l’Union européenne, à quoi cela sert-il ? La Russie a une ambassade auprès de l’UE parce que, disent-ils :

La Fédération de Russie vise à développer un partenariat étroit et global avec l’Union européenne, fondé sur les principes d’égalité, d’avantage mutuel et de respect des intérêts de chacun.

Où est le «partenariat étroit et global», où est «l’égalité, l’avantage mutuel et le respect» ? Et la phrase suivante du site Web n’est pas vraie : «La Russie et l’UE entretiennent des relations commerciales et économiques intensives.» Non, ce n’est pas le cas : les seules entités à commercer avec l’UE en tant que telle sont les fabricants de fournitures de bureau, de papier et de paperasse. La Russie a des échanges commerciaux avec l’Allemagne, l’Italie et d’autres – avec les membres de l’UE, pas avec l’UE elle-même. À quoi ça sert ?

Donc, si Moscou en a marre de trois décennies d’insultes, d’offenses et de calomnies et veut faire valoir quelque chose, couper les relations avec la structure de l’UE serait le point de départ : facile et bon marché. Sortez de la mission permanente et arrêtez toute action : traitez avec les pays individuellement. Bruxelles pourrait même se féliciter des économies maintenant qu’elle a perdu une partie de son budget.

Patrick Armstrong

Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone

Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone

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