L’incident d’Avignon impliquant un individu armé vêtu d’une doudoune « Génération Identitaire » a mis la fachosphère dans l’embarras. Pour s’en dédouaner, ses partisans jouent la carte du « false flag ». Un dangereux cocktail de radicalisation fait de complotisme et d’incitation à la violence.
Le 29 octobre 2020, la France s’est réveillée une fois de plus dans l’horreur et la confusion. À Nice, dans la basilique Notre-Dame, un homme d’origine tunisienne âgé de 21 ans a décapité une femme de 60 ans et tué un homme de 54 ans ainsi qu’une femme célibataire de 44 ans mère de trois enfants. Très vite, d’autres rapports d’incidents se sont enchaînés : une attaque ratée contre le consulat de France à Jeddah en Arabie Saoudite, l’interpellation à Lyon d’un Afghan muni d’un couteau et d’un gilet tactique, une fausse alerte à Sartrouville. Enfin, à Avignon, en fin de matinée, un autre individu menaçant a été abattu par la police.
Sur ce dernier incident, plusieurs médias français rapportent d’abord que l’individu s’en serait pris aux forces de l’ordre en criant « Allah Akbar ». La fachosphère assure que l’assaillant serait turc. Seulement voilà, « l’assaillant n’a jamais crié Allah Akbar », précise rapidement le procureur de la République Philippe Guémas. « L’individu est français, né en France, âgé de 33 ans et n’a rien à voir avec la religion musulmane », ajoute-t-il. « On a plus affaire à un geste de déséquilibré. »
D’autres faits vont ensuite venir brouiller un peu plus les pistes. Selon des sources policières citées par LCI jeudi après-midi, le suspect aurait des liens avec « la mouvance identitaire ». Dans la soirée, Libération et Mediapart révèlent également qu’au moment des faits il était vêtu d’une doudoune bleue « Defend Europe », soit l’uniforme porté par les militants de Génération Identitaire lors de leur action anti-migrants au Col de l’Échelle dans les Alpes au printemps 2018.
À l’heure où sont écrites ces lignes, le Parquet n’a ni confirmé ni infirmé les liens éventuels de l’auteur avec la mouvance radicale d’extrême-droite et affirme que la piste privilégiée serait celle d’un déséquilibré mental (le suspect ayant fait des séjours en psychiatrie). D’après les enquêteurs, son arme n’était pas chargée. Le Parquet national antiterroriste (PNAT) ne s’est pas saisi du dossier et l’enquête a été confiée à la police judiciaire. Reste que l’incident a mis Génération Identitaire dans une situation embarrassante. Certains de ses partisans hurlent déjà au « false flag », soit à une attaque fabriquée pour faire porter le chapeau aux Identitaires.
« Pas d’amalgame » ?
Pour essayer de sauver son image consensuelle de « Greenpeace de la droite » – selon les mots de Damien Rieu, assistant parlementaire de l’eurodéputé Philippe Olivier (RN) et ex-porte-parole de Génération Identitaire – le groupe a immédiatement nié toute responsabilité dans l’incident d’Avignon. Son égérie actuelle, Thaïs d’Escufon, n’a pas tardé à réagir aux appels à dissoudre son groupe. « Génération Identitaire n’a rien à voir avec ce fait divers aux contours encore très flous », assure-t-elle. « Par ailleurs cet individu n’a jamais milité chez nous et personne ne le connaît. Nous ne sommes pas responsables des actes des personnes qui peuvent acheter sur notre boutique et nous reprocher cela est un non-sens et une hypocrisie absolue. » Le canal officiel du groupe invitait à partager cette vidéo, précisant : « les islamistes tentent un pitoyable contre-feu. »
Certains partisans de la jeune militante, eux, vont beaucoup plus loin. Des messages collectés par Conspiracy Watch avec l’aide du collectif citoyen Sleeping Giants donnent un instantané glaçant de la mécanique à l’œuvre dans les bulles idéologiques constituées par les canaux de discussion identitaires.
Quelques exemples : « Le false flag a été relayé massivement, si bien que ça a presque effacé les attentats de Nice sur Twitter » affirme l’un d’eux. « Il faut vraiment être tordu pour avoir mis en œuvre cette machination et ce fake flag », balance un autre. « Un islamiste djihadiste qui ce procure une doudoune “GI” pour déstabilisé, éclabousser nôtre camp et éclipsé une attaque islamiste ailleurs en france, était une chose prévisible, cela va ce reproduire sachez-le », prévient un troisième (orthographe d’origine). On tombe aussi rapidement sur des insinuations antisémites : « Le gouvernement d’occuppation sème la confusion dans l’esprit du peuple qui finira par accepter la loi sur le séparatisme sans distinction », peut-on lire, dans une allusion au thème conspirationniste du « Zionist Occupation Government » (« gouvernement d’occupation sioniste » en français).
On pourrait arguer qu’il ne s’agit là que de commentaires (nombreux) postés par des inconditionnels n’ayant rien à voir avec les cadres de Génération Identitaire ou les autres figures de la fachosphère. Ils ne sont en effet que l’une des roues d’un engrenage de radicalisation désormais bien enclenché.
Suivez le lapin blanc
Les passerelles entre les espaces identitaires « modérés » et les pires abysses de l’extrême droite violente se font presque naturellement via les réseaux sociaux. Jeudi, quelques heures après l’attaque de Nice, Damien Rieu tweete : « J’espère que vous ne verrez pas l’atroce photo de l’une des femmes victime du terroriste de Nice dans l’église. » Espérant tout de même la voir, certains twittos demandent où ils peuvent se la procurer. Damien Rieu aurait pu les renvoyer vers sa chaîne Telegram où il avait lui-même mis à disposition le fichier. Mais un autre internaute s’en charge, redirigeant ses camarades vers un des pires sites d’extrême droite, le mal nommé « Démocratie participative ».
Ce site raciste et antisémite est réputé être tenu par l’un des militants néo-nazi français les plus virulents, Boris Le Lay, multi-condamné en France, planqué au Japon pour fuir la justice et recherché par Interpol. Sa plateforme a été déréférencée par Google France en septembre dernier. Ce qui n’empêche pas d’y accéder. Conspiracy Watch a donc effectué la plongée. Sans surprise, on y trouve, outre la photo mentionnée par Damien Rieu (désormais supprimée), un article conspirationniste sur l’incident d’Avignon aux accents antisémites totalement assumés.
« Ce n’est pas le tout de dissoudre des organisations islamistes comme Baraka City ou le CCIF, il faut maintenant envoyer un signal aux nombreux musulmans qui vivent en France et qui pourraient croire que la République juive deviendrait islamophobe. Sur ce, les miracles surviennent », peut-on lire. Et l’article de conclure : « C’est bien, ça tombe la veille du confinement général. Le système médiatique juif pourra rééquilibrer sa narration en diabolisant les Blancs tout en évitant de parler de la dépression économique en cours. »
Sur le forum EELB, rattaché au site, les lecteurs emboîtent le pas. « Il est facile d’habiller qql un avec un k-way après l’avoir abattu, surtout que le mec à une gueule douteuse et surtout que GI est pro-flic. Je pense que cela va servir à Darmanin pour endiguer la menace des méchants suprématiste blancs », pense par exemple savoir « Aryen Libre », qui affiche son grade de « SA- soldat de choc ».
Complotisme, action, re-complotisme derrière
Ce processus d’enfermement cognitif via le complotisme, surtout quand il côtoie les appels à la vengeance, a déjà amené plusieurs individus à passer à l’acte. En France, en octobre 2019, Claude Sinké, âgé de 80 ans, a attaqué la mosquée de Bayonne à l’arme à feu, blessant deux personnes. L’auteur, fan invétéré d’Eric Zemmour, avait expliqué vouloir venger « la destruction de Notre-Dame » qu’il imputait aux musulmans. Une fake news qui avait été largement relayée par l’extrême droite. Le PNAT ne s’était pas saisi de l’enquête, en raison de la santé mentale du suspect.
>>> Lire, sur Conspiracy Watch : Un an après l’incendie de Notre-Dame, plus d’un Français sur trois doute de la thèse de l’accident (14/04/2020)
Aux États-Unis, l’incident du « Pizzagate » en 2016 a également démontré comment un homme ordinaire pouvait débarquer dans une pizzeria, arme à la main, après avoir lu des messages délirants sur Internet. Plus récemment, toujours aux États-Unis, des passages à l’acte violents ont également été menés par des partisans des théories d’extrême droite quasi-religieuses de Qanon. Les éléments qui commencent à apparaître sur la personnalité du suspect d’Avignon ne sont également pas sans rappeler un autre profil, celui du tueur d’Hanau, en Allemagne.
Ex-militant communiste, l’Avignonais Fabien Badaroux, âgé de 33 ans, avait fait des passages en psychiatrie et vivait isolé avec sa mère, ne sortant que rarement de chez lui, d’après des voisins interrogés par Le Dauphiné libéré. En perquisitionnant son domicile, les enquêteurs ont découvert, en plus de nombreux médicaments, une abondante littérature identitaire et néo-nazie.
Des proches racontent Fabien Badaroux, ses troubles psychotiques, sa rupture avec le PCF : « Fabien, depuis un certain nombre de mois, voire d’années, a été envahi par cette idée qu’il y avait des stratégies oppressantes autour de lui, [en provenance des] Arabes »
— Paul Conge (@paulcng) October 31, 2020
À Hanau, Tobias Rathjen, 43 ans, avait lui aussi le profil d’un déséquilibré mental dont la paranoïa avait été nourrie par de nombreuses théories complotistes et d’extrême droite. Dans son manifeste, il avait également confié son isolement, avouant qu’il n’avait pas eu de relations avec une femme depuis 18 ans et se revendiquait « Incel ». En février 2020, il avait finalement assassiné neuf personnes dans des bars à chicha, avant d’être retrouvé mort à son domicile, à côté du corps de sa mère.
Quelques mois plus tôt, toujours en Allemagne, à Halle, en plein Jour du Grand Pardon, Stephan Balliet, 27 ans, tente de s’attaquer à une synagogue avant de tuer deux personnes et d’en blesser deux autres. Lui aussi solitaire, renfermé et vissé devant son écran à se nourrir de théories conspirationnistes, Balliet avait largement affiché son antisémitisme et sa proximité idéologique avec l’extrême droite dans sa vidéo de revendication. À la manière des partisans de Génération Identitaire, le parti antisémite et ultranationaliste allemand NPD s’était rapidement employé à se dédouaner de l’attaque tout en versant dans le conspirationnisme.
Génération Identitaire a déjà été accusé de contribuer à la radicalisation d’individus finissant par tuer. Brenton Tarrant – qui avait assassiné 51 musulmans et blessé 49 autres dans leurs mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, en mars 2019 – avait fait des dons aux branches françaises et autrichiennes de l’organisation et également échangé avec Martin Sellner, le leader autrichien de Génération Identitaire. Tarrant, dont Balliet dit s’être inspiré, disait vouloir combattre le « Grand Remplacement », là où Génération Identitaire appelle à « la reconquête » contre « l’invasion migratoire ».
Jeudi, Martin Sellner, à l’unisson de Thaïs d’Escufon, s’est empressé de nier la responsabilité de son groupe dans l’incident d’Avignon, après avoir affirmé à tort que le suspect était turc. En commentaire de sa vidéo, un des messages repérés par Sleeping Giants affirme : « c’était une false flag provoqué par Makkaroni fils de Rothschild – pour preuve la veste GI de l’attentat d’Avignon. » Le complotisme haineux : un mouvement perpétuel.
Voir aussi :
Le complotisme effréné de Ali Hassan Rajput, l’assassin de l’enseignant tué à Courbevoie
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch