Par Vladimir Terehov − Le 10 octobre 2020 − Source New Eastern Outlook
L’Inde est incluse dans le groupe de participants arrivant en tête de la phase actuelle du « Grand jeu mondial ». Occupant la cinquième place mondiale en termes de PIB (le pays a atteint cette place à la fin de 2019, passant devant son ancienne mère-patrie), avec une population de 1,3 milliard d’habitants et une position géographique extrêmement avantageuse au niveau stratégique, qui devient de plus en plus importante face au déplacement de l’attention des processus mondiaux vers l’Indo-Pacifique : tout cela confère une importance particulière à la manière dont l’Inde se positionne dans l’arène de la politique étrangère.
Comme partout, le pays a été gravement, et de diverses manières, touché par la pandémie de SRAS-COV-2. Si, dans un premier temps, la situation semblait bien meilleure que dans la plupart des pays du monde, à la fin du mois d’août de cette année, le nombre de cas identifiés quotidiennement en Inde avait atteint 100 000. Les mesures restrictives (extrêmement sévères au début) sur la façon dont les gens communiquent et sur le fonctionnement des installations impliquées dans l’économie, ont provoqué une baisse du PIB au deuxième trimestre de près de 24% par rapport à l’année précédente. Pour l’instant, la Banque asiatique de développement prévoie que le degré de contraction de l’économie indienne sur l’année sera limité à 9%. Ce chiffre est à comparer à la croissance de 4 à 5 % prévue avant le déclenchement de la pandémie.
Le pays s’est retrouvé au centre d’une situation politique mondiale en pleine détérioration qui a commencé il y a plusieurs années, mais qui s’est fortement accélérée depuis le début de l’année 2020, qui a (bizarrement) coïncidé avec le déclenchement de la pandémie de SRAS-COV-2. Une question toujours pressante pour l’Inde est le choix de la voie politique optimale face à la concurrence croissante entre les deux grandes puissances mondiales (les États-Unis et la Chine) ; cette situation s’est fortement aggravée après les altercations de début mai dans les hautes terres le long de la frontière sino-indienne, au Ladakh.
Après six cycles de négociations entre délégations représentatives, et à la veille du septième (qui avait été provisoirement prévu pour la deuxième semaine d’octobre), la situation ressemble à peu près à ceci : la confrontation paraît, dans l’ensemble, suspendue, et aucun nouvel affrontement impliquant la participation de gardes-frontières n’a été enregistré, mais les deux parties ont rassemblé des forces de soutien de l’armée qui disposent d’armes lourdes, et celles-ci resteront sur place (à plus de 5 000 mètres d’altitude) « pour l’hiver ».
Dans les relations entre ces deux géants asiatiques, ce qui n’est pas encore visible à l’horizon, c’est la perspective de quelque chose qui ressemblerait à une rencontre du genre « nouveau Wuhan », comme celle qui a eu lieu après le précédent dangereux conflit frontalier, sur le plateau de Doklam.
Bien que le Premier ministre Narenda Modi et son ministre des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, continuent à utiliser des formules assez vagues concernant la position de l’Inde (en utilisant des tournures comme la « fin de l’ère des grands accords internationaux » et, inversement, la pertinence des « accords de groupe dans le but de résoudre des problèmes spécifiques », et sur la nécessité d’une « autonomie stratégique »), les tendances anti-chinoises et pro-américaines dans la politique étrangère du pays deviennent de plus en plus perceptibles.
Ce qui, compte tenu de ce qui a été dit plus haut, ainsi que de toute l’histoire des relations sino-indiennes, semble tout à fait compréhensible. En outre, il y a le fait que la direction du pays se trouve aujourd’hui dans des conditions de lutte interne, politique, inter partis et d’opinion publique difficiles, qui ont été « échauffées » par les descriptions des détails choquants des affrontements au Ladakh.
Ce qui est donc particulièrement intéressant, c’est l’opinion des analystes politiques indiens les plus percutants, qui sont tout à fait capables d’évaluer objectivement, c’est-à-dire sans émotion excessive, l’histoire des relations Chine-Inde-États-Unis, leur état actuel, leurs perspectives de développement et ce qui est généralement la meilleure façon pour le pays de se positionner dans le contexte d’une situation internationale en cours de détérioration.
Parmi ceux-ci figurent sans aucun doute Brahma Chellaney et Raja Mohan, qui sont des experts de renommée mondiale, bien connus en Russie. Le premier a, dès 2010, désigné très clairement et de manière rigide la Chine comme une « menace en Asie », qu’une coalition formée entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et la Russie serait censée repousser. Il convient de noter d’emblée que ce genre de déclarations n’est, en Inde, pas nouvelle du tout. Dès 1998, la Chine était désignée comme la « menace n°1 », non pas par un expert qui n’avait pas à assumer de responsabilité, mais par le ministre de la défense de l’époque, George Fernandes, c’est-à-dire par un haut fonctionnaire.
Depuis 2010, le même Brahma Chellaney a, à plusieurs reprises et en diverses occasions, revisité le thème du rôle de la Chine dans les affaires régionales. Mais ses jugements de valeur n’ont pas fondamentalement changé depuis 2010. La dernière fois qu’il a abordé le sujet, c’était le 18 septembre de cette année, dans un article publié par le Hindustan Times, qui a été reçu par des commentaires critiques en Chine.
Le message clé de l’article se résume à caractériser la politique indienne envers la Chine (pendant toute la période où les deux pays ont été indépendants) comme une série d’erreurs continues, et la raison de celles-ci, selon l’auteur, est que le leadership indien a toujours « plus compté sur la diplomatie que sur ses forces armées ». Pire encore, poursuit l’auteur, au cours de la résolution des situations de conflit ultérieures qui ont surgi dans les relations avec la Chine, les leçons nécessaires n’ont jamais été tirées des erreurs commises.
Se référant à la situation actuelle au Ladakh, Brahma Chellaney décrit – en termes extrêmement sévères – non seulement le comportement de Pékin pendant ce conflit mais aussi celui de Delhi. L’auteur pose une série de questions rhétoriques, mais nous n’en citerons qu’une seule (en raison de la pertinence de la formulation utilisée) : « Pourquoi la diplomatie indienne s’est-elle empressée de croire ce qu’elle voulait croire ? »
Les événements au Ladakh ont servi de prétexte à une série d’articles de Raja Mohan, publiés au cours de l’été de cette année dans un autre journal réputé, The Indian Express. Cet auteur est plus précis dans les expressions qu’il utilise, mais le fond de ses évaluations n’est pas très différent de ce que Brahma Chellaney veut transmettre aux lecteurs. Tout d’abord, Raja Mohan attire l’attention sur le fait que l’Inde a renoncé à ses positions au profit de la Chine dans ses relations avec pratiquement tous ses voisins. Ce qui, il convient de l’ajouter, est tout à fait explicable puisque la Chine, dont l’économie est cinq fois plus importante, peut fournir (et fournit effectivement) l’aide nécessaire à ces pays pour les aider à résoudre leurs problèmes économiques.
L’expression « l’Inde a renoncé » signifie que le pays occupait autrefois une position importante, et l’auteur indique le moment précis où c’était le cas : à l’époque de « l’Inde britannique ». À l’époque, en se basant sur le sous-continent indien (« dans l’espace allant d’Aden à Hong Kong »), le précurseur de l’actuelle initiative chinoise pour les Nouvelles routes de la soie a été mis en œuvre. De ce fait, il convient de souligner une fois encore l’attitude de plus en plus favorable d’une certaine partie de l’establishment indien à l’égard de la période « coloniale » de l’histoire du pays.
Dans un autre article, Raja Mohan commente les récentes remarques du ministre des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, sur la substance de l’« autonomie stratégique », qui est née au début des années 1990, c’est-à-dire après la fin de la guerre froide. Aujourd’hui, cette stratégie est considérée comme la conséquence de la décision du premier ministre, Narendra Nodi, de modifier les objectifs de politique étrangère pour répondre à la nécessité pour l’Inde de parvenir à l’autosuffisance économique.
D’accord avec Subrahmanyam Jaishankar, Raja Mohan soutient que si, dans les années 1990, « l’autonomie stratégique » s’est manifestée par un rapprochement avec la Chine, et par le maintien d’un cap similaire vers la Russie (et en gardant une certaine distance par rapport aux États-Unis), les réalités actuelles découlant du « facteur chinois » poussent l’Inde vers une coopération plus étroite avec « les États-Unis, ainsi que l’Europe, le Japon et l’Australie ».
La Chine n’ignore pas les spéculations des principaux analystes politiques indiens. La réaction attendue a été provoquée principalement par les déclarations de Brahma Chellaney. En raison à la fois de l’importance de cet expert en sciences politiques mondiales et, il convient de le rappeler, de la netteté des tournures de discours qu’il utilise pour évaluer la politique étrangère chinoise, un article spécial a été consacré à la critique de Brahma Chellaney dans le journal Global Times.
Pour finir, il semble approprié de faire l’hypothèse que la Russie sera complètement exclue de la participation à certaines configurations mises en place contre la Chine. Si vous voulez, la mission de la Russie dans cette région clé du monde réside dans quelque chose de complètement différent, à savoir l’utilisation du potentiel dont elle dispose pour (au moins) réduire le niveau de tension dans les relations entre les principaux acteurs asiatiques. Il s’agit de la Chine, de l’Inde et du Japon.
Et c’est ce qui a été fait lors de la réunion ministérielle de l’OCS qui s’est tenue le 9 septembre à Moscou.
Vladimir Terekhov
Traduit par Wayan, relu par jj pour le Saker Francophone
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