Par Hassan Hamadé
[Publiée à la veille de la deuxième visite présidentielle suite à l’explosion du port de Beyrouth]
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Monsieur le Président,
Soyez le bienvenu au Liban.
Qu’il est intelligent le préambule de votre visite historique au cours de laquelle vous espérez annoncer le lancement du deuxième centenaire du « Grand Liban » à la suite du général Gouraud qui lança son premier centenaire, en ce même jour de 1920, et ainsi entrer dans l’Histoire avec ses avantages et ses inconvénients !
L’intelligence revient à votre choix de la beauté en réservant à notre icône nationale, Madame Fayrouz, la toute première étape de votre visite dans la continuité de l’événement ayant eu lieu en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, lorsque sa voix magique fut choisie pour accompagner le spectaculaire défilé sur les Champs-Elysées ; les plus belles initiatives politiques étant, en effet, celles qui se drapent du grand art.
Un choix qui témoigne aussi d’un peu d’audace étant donné que Madame Fayrouz est la plus célèbre parmi ceux qui ont chanté pour la Palestine et pour la Syrie, le timbre somptueux de sa voix ayant anticipé la disparition de l’ennemi du soleil et la libération de la terre du Christ de son oppression et de son racisme, le jour où elle a chanté :
Et tu laveras, ô fleuve du Jourdain, mon visage avec tes eaux sacrées
Et tu effaceras, ô fleuve du Jourdain, les traces de pas de la barbarie
Monsieur le Président
Qu’il est plaisant aussi pour une personne ordinaire, comme l’auteur de ces lignes, de s’adresser à un esprit brillant tel que le vôtre en un temps tel que le nôtre où ses paroles ont l’effet de la foudre sur le monde de la politique et l’arène du jeu des nations !
Un plaisir d’autant plus intense que cet auteur est fondamentalement un amoureux, parmi d’autres amoureux, de la belle France installée dans son esprit et son imaginaire par le biais de sa littérature, de sa poésie et de son théâtre. Un théâtre, qui a contribué à préparer les transformations majeures sur les plans politique et social, lesquelles ont abouti à ce que l’on entend par « la séparation de la religion et de l’État ». Ainsi, le grand écrivain et poète, Pierre Corneille, n’éprouva aucune gêne en faisant dire au Cid, devant le roi Louis XIV et sur la scène de son propre théâtre au château de Versailles : « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes… Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ». Et le « Roi Soleil » l’applaudit tandis que le public l’ovationnait debout.
Or vous n’êtes pas, Monsieur le Président, Louis XIV, tout comme l’auteur de ces lignes n’est pas Pierre Corneille. Nous sommes plus proches l’un de l’autre que ne l’étaient ce roi et cet écrivain-poète dans leur implacable proximité. Il nous suffit de vivre au temps de la « République ». Alors, parlons en toute franchise car rien ne préserve l’amitié, n’entretient l’affection et ne jette les bases du respect mutuel, autant que la sincérité d’un discours empreint de politesse et de courtoisie.
Monsieur le Président,
Vous avez bien fait de dénoncer la corruption endémique et le clientélisme ayant mené au désastre économique, financier et monétaire qui assassine les Libanais. J’ai écouté votre allocution du samedi 29 août 2020 [*]. J’en suis sorti doublement convaincu que les relations libano-françaises sont nimbées de nuages quelque peu obscurs et qu’il nous faut les dissiper, si nous voulons que cette amitié se poursuive et se développe. Il s’agit de zones d’ombre ou d’ambiguïtés qu’il est possible de résumer en six points :
1. L’ambiguïté a commencé dans le cadre de l’État du « Grand Liban » avec le premier Haut Commissaire, Henry de Jouvenel, aussi bien au niveau de sa mission que de son départ du Liban. Malgré le peu de temps que ce diplomate a passé à Beyrouth, il est apparu que sa première mission était, selon son propre aveu, de faire du Liban une « base française ». Il a ainsi supervisé l’élaboration de la Constitution libanaise, sur le modèle de la Constitution de la Troisième République française qui était plus que bonne, mais il l’a délibérément minée par l’article 95 connu sous le nom de « l’article confessionnel », le confessionnalisme étant à la base de tous les maux de 1926 à nos jours.
Un deuxième chapitre de sa mission serait resté secret et complètement méconnu, sans les mémoires de certains dirigeants sionistes engagés dans les préparatifs de l’usurpation de la Palestine et de l’établissement de l’entité sioniste sur sa terre. Ces mémoires révèlent que Henry de Jouvenel était chargé d’un plan consistant à établir un réseau de colonies juives en territoire syrien, tout le long de l’Euphrate, avant de s’étendre vers l’ouest autour de Hama et de Homs, puis vers l’est en direction de la Badiya et de la frontière avec l’Irak. Ici, il est frappant de constater que la propagation territoriale de l’organisation terroriste Daech ne fut pas loin des zones concernées par le plan précité, abstraction faite de ses répercussions sur les frontières et la composition sociopolitique du Liban.
Et le mystère demeure quant à son départ soudain au bout d’à peine huit mois. En effet, Henry de Jouvenel a quitté Beyrouth à la surprise générale, sans prévenir qui que ce soit, y compris ceux qui travaillaient dans sa délégation. Quoi qu’il en soit, il nous faut remarquer que le piège constitutionnel qu’il a mis en place a inspiré, 33 ans plus tard, le Haut Commissaire britannique à Chypre, Sir Hugh Foot, lequel a également miné la Constitution chypriote sur une base confessionnelle, ce qui a conduit au désastre bien connu. Tandis que l’élève de ce dernier, Jeremy Greenstock, s’est à son tour inspiré du piège de la Constitution chypriote et l’a posé dans la Constitution irakienne, connue sous le nom de « Constitution de Bremer ».
2. La deuxième ambiguïté, Monsieur le Président, réside dans le fait que le régime français nous a imposé ce qu’il a refusé pour lui-même. D’une part, par sa force de puissance occupante, il nous a obligés à adhérer à sa règle confessionnelle malgré la nette volonté d’une majorité libanaise de passer outre en 1932, puis a définitivement consacré le système des communautés confessionnelles par le sinistre arrêté du 13 mars 1936. D’autre part, les gouvernements français qui clament leur respect dû à l’histoire résistante de la France pendant la Seconde Guerre Mondiale, ne nous font confiance qu’à la condition de nous voir adopter le comportement des traîtres de Vichy ayant collaboré avec l’occupation nazie. N’est-ce pas là un nuage noir très sombre dans les relations libano-françaises ?
3. L’ambiguïté l’emporte aussi lorsqu’il s’agit des relations franco-turques et des désaccords aigus entre les deux pays. À la lumière de l’expérience, Monsieur le Président, nous nous méfions de vos relations avec la Turquie même quand vous n’êtes pas d’accord avec elle.
En 1915, pendant la Première Guerre Mondiale, lorsque « le blocus de la grande famine » nous a été imposé entraînant la mort de plus de 250 000 personnes, le siège terrestre le long de la côte de Sidon à Lattaquié était turc et les flottes britannique et française s’étaient chargées du siège maritime. Et après la signature de l’accord de Sèvres en 1920, il est apparu que Jamal Pacha al-Saffâh avait secrètement tissé des relations étroites avec Paris avant de s’y rendre ouvertement et à plusieurs reprises, au point que la presse française de l’époque avait mis en garde contre ses multiples rendez-vous à l’Elysée.
Toujours dans le contexte des désaccords déclarés entre vos deux pays, les Libanais et les Syriens ont été surpris par la décision de la France d’arracher le Sandjak d’Alexandrette à la Syrie pour l’offrir en cadeau à la Turquie. Lequel cadeau a entraîné la disparition de la majestueuse ville d’Antioche, capitale de la chrétienté orientale, flambeau de la culture et des arts, ville des théâtres et des tumultes culturels, et surtout…surtout, le siège de plusieurs patriarcats des Églises d’Orient, à commencer par le Patriarcat maronite habituellement considéré comme le bénéficiaire d’une relation singulière et à nulle autre pareille avec la France !
Et parce que nous nous limitons à la seule période du premier centenaire du Liban, je ne trouve pas nécessaire de parler du projet infernal qui a failli se concrétiser au milieu du XIXème siècle, celui de déraciner les Maronites du Liban et de les implanter en Algérie ; projet désormais connu en tant que « Projet Baudicour de 1848 ».
4. Toujours à propos des zones d’ombre qui couvrent les relations libano-françaises et de votre allocution du 29 août, je note un exemple parmi d’autres, celui de considérer que la mère des problèmes dans notre région et autour se trouve en Syrie et en Libye. Comme s’il n’existait pas de problème concernant une cause palestinienne, un peuple condamné à l’errance, déplacé hors de sa terre -la Palestine- dans les camps de la misère au Liban, en premier lieu, et même sur sa propre terre où il subit la torture permanente de la plus sauvage des occupations racistes de l’Histoire. Une occupation traditionnellement et paradoxalement considérée en Occident comme la seule démocratie du Moyen-Orient.
5. Et l’ambiguïté devient encore plus ambigüe lorsque l’on arrive au plus grand mensonge entretenu par les relations internationales sous le titre de la lutte contre le terrorisme. Ce n’est un secret pour personne que les organisations terroristes les plus redoutées de l’Histoire, telles que Daech et ses sœurs, bénéficient du soutien, de la couverture, du parrainage et du recrutement de l’OTAN ; les effets de ce qui précède étant évidents en Syrie et en Irak.
6. Vous avez aussi évoqué, Monsieur le Président, la nécessité de désassocier le Liban du reste de la région et de ses grandes tensions. Là encore, c’est une vieille histoire qui revient de temps à autre, alors que le problème réside dans le concept de la géopolitique qui fait qu’une telle désassociation n’est possible qu’aux yeux de certains Libanais maîtrisant l’art de pratiquer la politique en dehors de la géographie. Tant que personne n’aura réussi à installer des roues sous le sol libanais pour le transporter dans une autre région du monde, la question que je vous pose, Monsieur le Président, est : qui nous garantit la neutralité du Liban ? Une question que je vous pose en précisant que je crois à la neutralité comme je crois qu’elle n’existe que lorsqu’elle dispose d’une protection. L’expérience de Chypre qui était protégée et parrainée par trois pays membres de l’OTAN, n’est pas rassurante quant aux garanties avancées à ce sujet. Au contraire, elle suscite l’anxiété et la suspicion.
Monsieur le Président,
Nous avons besoin de transparence et d’un dialogue franc. Ignorer la cause palestinienne, comme c’est le cas, est facteur de déflagration et non d’accalmie. Tout comme la poursuite de l’agression contre la Syrie, via des gangs dont il a été dit qu’ils faisaient « du bon boulot », menace l’avenir du Liban et exacerbe les affrontements internationaux.
Et la transparence suppose le retour vers une approche sage, telle celle qui fut proposée par l’un des éminents hommes d’État français, Maurice Couve de Murville, lequel s’est abstenu d’encourager l’ensemble des Libanais à opter pour l’aventure en ce domaine. Je vous conseille, Monsieur le Président, de lire l’analyse de ce Monsieur respecté, car elle vous sera beaucoup plus bénéfique que d’écouter celui-ci et celui-là.
Veuillez recevoir mes meilleures salutations et encore une fois, bienvenue à vous parmi nous.
Hassan Hamadé
Écrivain et journaliste libanais – Membre du Conseil national de l’audiovisuel (CNA)
Traduction de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Source : Al-Intichar
Source: Lire l'article complet de Réseau International