Nos technologies pourraient détruire l’humanité

Nos technologies pourraient détruire l’humanité

Interview pour Sputnik Allemagne


Par Dmitry Orlov – Le 25 août 2020 – Source Club Orlov

Orlov

Sputnik : M. Orlov, nous voulons aujourd’hui discuter de votre dernier livre, « Shrinking the Technosphere » (édité en allemand), mais avant de commencer, j’aimerais approfondir une de vos réponses de notre première interview sur Sputnik Allemagne.

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Vous avez dit que la banque centrale américaine (la Réserve fédérale) a créé de nouvelles garanties dans le cadre de la crise dites des « repo » bancaires de 2019. Je voudrais ajouter deux autres questions : Comment définiriez-vous le terme « garantie » ? Et vous avez dit que le dollar américain allait perdre énormément de valeur au cours des prochains mois ; qu’est-ce qui vous rend si sûr de cela ?

Dmitry Orlov : Eh bien, pour répondre à la première question, je me suis peut-être mal exprimé lors de la première interview. La Fed n’a pas tant créé des garanties que racheté des bons du Trésor américain et d’autres instruments de dette en tant que garanties parce que les banques ont cessé d’être disposées à les honorer en tant que garanties pour les prêts au jour le jour entre banques [marché repo, Ndt], et la Fed a donc dû intervenir et fournir ces prêts, fournir les liquidités pour ces prêts à hauteur de centaines de milliards de dollars d’argent frais qui ont été mis en circulation – entre les banques, pas dans l’économie au sens large.

Cela montre donc que la foi dans la dette américaine (et le dollar américain est constitué de la dette américaine à ce stade), que cette foi n’était pas aussi solide que certains voudraient le croire.

Maintenant, en ce qui concerne la deuxième question, pourquoi le dollar est susceptible de perdre de la valeur : si vous regardez la valeur d’une monnaie, vous devez le faire par rapport à la capacité de production qui la sous-tend. L’argent est un moyen de payer les biens et les services. L’offre d’argent a connu une augmentation drastique. Actuellement, le gouvernement américain est en voie de financer la moitié de son budget en utilisant de nouvelles dettes – c’est-à-dire que le déficit budgétaire représente en gros 50% du budget fédéral. Mais nous ne voyons pas d’augmentation de la capacité de production des États-Unis pour accompagner cette vaste augmentation de la masse monétaire. En fait, l’économie américaine s’est fortement contractée, et il est absolument incertain qu’elle se redresse de sitôt.

Donc, en gros, nous avons plus d’argent, nous avons moins de choses à acheter avec cet argent, et le résultat est que l’argent va avoir moins de valeur. La logique de cette situation est extrêmement simple.

SP : D’accord, merci beaucoup. M. Orlov, votre dernier livre s’intitule « Shrinking the Technosphere« . Mes questions : qu’est-ce que la technosphère, et pourquoi devrait-elle ou va-t-elle se rétrécir ? Quelle est votre approche dans ce domaine ? Et pour notre public, vous pouvez vous-même être considéré comme un technophile, comme un informaticien. Quel est votre point de vue sur tout ce sujet ?

DO : Eh bien, le terme « technosphère » a été plus ou moins inventé par Vladimir Vernadsky, et il était un grand partisan de l’idée de la biosphère, de la Terre vivante en tant qu’organisme, avant même la Gaia de Lovelock  et tout ça. Il a ensuite inventé le terme « noosphère« , qui était essentiellement la connaissance, la connaissance humaine, de la biosphère et du monde physique qui nous permettait de l’étendre de diverses manières. C’était un véritable optimiste scientifique : il pensait que les connaissances scientifiques nous permettraient d’améliorer considérablement la façon dont la vie sur terre est vécue par les humains et par tout le monde.

Et il a également dit qu’il existe une chose appelée la technosphère, et ce terme est en circulation depuis, dans une certaine mesure. Mais il s’est avéré que la noosphère est en réalité fracturée et incertaine. Il n’est pas certain que la science soit utilisée pour le bien ou le mal : la prévalence des armes nucléaires, par exemple, montrerait que la noosphère n’est pas une chose aussi bienveillante.

Au lieu de cela, nous assistons à l’émergence d’une technosphère, qui est un domaine technologique unique, intégré et mondial, que personne n’est en mesure de contrôler. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une entité dont on peut dire qu’elle a un esprit propre, ou du moins un programme propre, et qu’elle a ses propres méthodes. Elle utilise les humains, par opposition aux humains qui l’utilisent elle. Nous n’avons pas beaucoup de pouvoir sur elle. Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de l’enfermer dans notre propre vie.

Pour l’instant, elle est dans une période de transition. Elle essaie de s’étendre continuellement, mais cela augmente l’utilisation des ressources naturelles et cela ne peut pas durer éternellement car la quantité de ressources naturelles disponibles est limitée. À l’heure actuelle, la technosphère se divise en zones de développement technologique élevé et en zones de développement technologique faible, avec des zones tampons entre ces parties émergentes de la technosphère. C’est un processus très intéressant, très important à reconnaître car il ne se résume pas vraiment à une stratégie politique, économique ou financière. Parce que, comme je l’ai dit, la technosphère a son propre agenda, et pour comprendre ce qu’elle fait, il est important de commencer à penser comme une machine, ce qui n’est pas quelque chose que nous faisons normalement. Et nous devons également abandonner toute notion de moralité, parce que la technosphère n’a absolument aucun sens de la moralité. Elle peut nous rendre heureux, si cela sert ses intérêts, ou elle peut nous tuer si cela sert ses intérêts. Ou quelque chose entre les deux.

SP : Donc si je vous comprends bien, la crise actuelle du coronavirus où les gens travaillent à domicile et font des conférences en ligne – ce n’est pas vraiment la technologie dont vous parlez ? Vous donnez une vision plus large sur tout ce sujet ?

DO : Eh bien, la crise du coronavirus a été très utile à la technosphère en lui permettant de prendre plus de contrôle, de s’emparer du contrôle même. Parce que l’une des contraintes de la technosphère est d’accroître à jamais son contrôle sur nous, les humains. Elle n’aime pas les êtres vivants, elle préfère les robots et les machines. Elle préfère que les humains agissent comme des machines dans toute la mesure du possible, donc elle essaie de définir des fonctions techniques pour tout le monde et de faire en sorte que chacun suive certains protocoles. Et bien sûr, elle essaie de garder un œil sur tout le monde, de sorte que dès que quelqu’un sort du rang, une alarme se déclenche quelque part, et un technicien s’occupe du problème. Fondamentalement, pour la technosphère, les humains sont un problème technique à résoudre, et la façon de le résoudre est de remplacer les fonctions humaines par des fonctions automatisées – intelligence artificielle, robots, etc. Et le coronavirus, en obligeant les gens à garder une distance entre eux, et en s’appuyant sur les techniques de communication électronique plutôt que sur les contacts face à face, a permis à la technosphère de perturber au maximum les relations humaines, et de nous amener à nous comporter comme des robots dans la plus grande mesure possible, ce qui est une victoire pour elle.

Elle a donc saisi l’occasion offerte par un virus pas particulièrement mortel pour étendre sa sphère de contrôle.

SP : M. Orlov, vous avez écrit dans votre nouveau livre « La plupart des gens sont satisfaits des produits de remplacement de haute technologie, des fours à micro-ondes, des smartphones, etc. Les appareils ont réduit l’écriture élégante à une insignifiance dépassée ».

Donc, si je peux me permettre de demander naïvement, quel est le problème alors ?

DO : Eh bien, ces choses fonctionnent pendant un certain temps : un four à micro-ondes fonctionne pendant, disons, trois ou cinq ans, puis il cesse de fonctionner. Et ensuite, que faites-vous ? Vous sortez et vous en achetez un autre ? Et si vous n’avez pas d’argent ? Et s’ils ne fabriquent plus de fours à micro-ondes parce que les ressources pour en fabriquer sont épuisées ? Et si votre pays ne peut plus importer de fours à micro-ondes parce qu’il est fauché et que les pays exportateurs ne veulent pas vendre de fours à micro-ondes à crédit ? Dans ce cas, vous êtes coincé parce que vous avez oublié comment cuisiner et vous mourrez de faim. C’est le problème avec la technologie : c’est comme si vous montiez sur une échelle en découpant et en brûlant les barreaux de l’échelle qui se trouve en dessous de vous. Vous ne pouvez que monter, vous ne pouvez pas descendre. Tout ce que vous pouvez faire, c’est tomber et mourir.

SP : Réponse intéressante ; merci beaucoup. Autre partie intéressante, vous écrivez : « Tout d’abord, la question de savoir ce qui est si efficace dans ces nouvelles installations n’est guère examinée… » Je vais le résumer un peu : en gros, ce que vous avez écrit me rappelle Rudy Dutschke. C’était un sociologue, un militant politique et un leader étudiant célèbre dans les années 60 en Allemagne de l’Ouest. Il a ensuite été abattu. Dans une ancienne interview à la télévision allemande, il a dit, en gros, que compte tenu des progrès technologiques, l’humanité ne devrait pas avoir à travailler. À l’avenir, les solutions techniques aideront l’humanité à accomplir des tâches et lui apporteront plus de temps libre. Ma question est la suivante : pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi cette promesse n’a-t-elle pas été tenue ?

DO : Parce que le but de la technologie n’est pas de profiter aux humains, mais à la technosphère. La technosphère utilise les humains comme des pièces mobiles, en les payant le moins possible pour leurs services afin d’étendre son contrôle aussi rapidement et radicalement que possible. Il n’y a donc vraiment aucun espoir que nous puissions un jour gagner en liberté en élargissant notre utilisation de la technologie. Nous pouvons gagner une certaine liberté en limitant nos choix technologiques aux éléments essentiels que nous pouvons produire et entretenir nous-mêmes dans la plus grande mesure possible. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de suivre le programme et de nous attendre à ce qu’il fonctionne pour nous.

SP : Intéressant. Pourquoi la technologie détruit-elle des emplois ?

DO : Parce que les humains sont désordonnés. Ce qu’il y a de bien avec les humains, c’est que, laissés à eux-mêmes, ils font plus d’humains ; ils se reproduisent. Les machines ne se reproduisent pas, il faut les fabriquer. D’un autre côté, vous devez continuer à loger et à nourrir les humains même après qu’ils aient cessé de travailler. C’est ce qu’on appelle la retraite. Vous ne pouvez pas les mettre à la casse comme vous le feriez pour des machines. Il y a donc des avantages et des inconvénients. De plus, les humains s’attendent à une semaine de travail : ils ne peuvent pas travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. D’un autre côté, il est plus facile de cultiver de la nourriture que de produire de l’électricité, dans une certaine mesure, et les humains peuvent cultiver leur propre nourriture dans une certaine mesure. Il y a donc des avantages et des inconvénients, mais dans l’ensemble, la technosphère n’aime pas les humains. Elle veut nous remplacer par des robots et de l’intelligence artificielle dans la plus grande mesure possible.

SP : OK. M. Orlov, vous écrivez également dans votre nouveau livre que la technologie peut être un fétiche et asservir les gens… les rendant dépendants, disons, des smartphones. Est-ce le terme fétiche inventé par Karl Marx, ou que voulez-vous dire exactement ?

DO : Non. Je veux dire fétichisme comme dans fétichisme sexuel. Les gens qui aiment les chaussures, ou les bas, ou le cuir, des choses comme ça. C’est à ce niveau-là. Vous voyez les gens, disons dans les transports publics, s’accrocher à leur smartphone comme si c’était une sorte de talisman pour conjurer le mal. Vous voyez des gens caresser leur smartphone, et c’est essentiellement le symptôme d’un trouble psychologique, d’une dépendance, d’un trouble de l’attachement en quelque sorte. Si les gens se font retirer leur smartphone, ou même s’ils doivent survivre sans accès wifi pendant quelques jours, ils risquent de devenir catatoniques et de s’asseoir là et de se balancer d’un côté à l’autre. Ils auront besoin d’un traitement psychiatrique après cela. Les gens commencent donc à s’en rendre compte et l’accès à Internet est traité comme un droit de l’homme. Du point de vue de la technosphère, c’est parfait. Cela rend les humains parfaitement contrôlables. Tout ce que vous avez à faire pour qu’ils restent en ligne, c’est de les menacer de leur couper l’accès à Internet. C’est tout ce que vous avez à faire. Vous n’avez pas besoin de les emprisonner, vous n’avez pas besoin de les fouetter, vous n’avez pas besoin de les punir du tout. Tout ce que vous avez à faire, c’est de menacer de leur couper l’accès à l’internet.

SP : Cela m’amène à ma prochaine question, car en allemand, nous avons un mot pour ce que vous décrivez dans votre dernier livre. Cela s’appelle technologie gläubigkeit ou wissenschaft gläubigkeit. Cela signifie la tendance à négliger les conséquences sociales négatives, ou à déclarer la technologie sacro-sainte. C’est ce que vous voulez dire ?

DO : Eh bien, oui. C’est un article de foi que personne n’est autorisé à remettre en question, que la technologie est bonne ; que la technologie moderne est meilleure que la technologie dépassée ; que plus de technologie c’est mieux que moins de technologie ; et que chaque problème que vous pouvez imaginer a une sorte de solution technologique. Ou, si ce n’est pas le cas, alors la tâche consiste à inventer cette solution technologique. On ne discute jamais du fait qu’il y a déjà trop de technologie, trop de dépendance à son égard, que nous devrions nous rabattre sur des stratégies qui ont fonctionné pendant des centaines, peut-être des milliers, peut-être des millions d’années auparavant, parce que ces technologies ancestrales ne nous ont certainement pas fait de mal à long terme, alors que les technologies que nous utilisons aujourd’hui – parce qu’elles sont modernes, elles n’ont pas été testées sur le long terme – pourraient être fatales. Elles pourraient être très dommageables et elles pourraient être extrêmement nocives.

SP : Vous parlez aussi indirectement de l’espionnage et du secteur militaire parce que vous mentionnez aussi l’utilisation de la technologie à des fins de surveillance, par exemple. Êtes-vous, comme Julian Assange ou Edward Snowden, un critique de ces technologies de surveillance, ou quel est votre avis à ce sujet ?

DO : Eh bien, il y a des avantages et des inconvénients. Si vous vivez dans un petit village où tout le monde se connaît et où tout le monde est prêt à se défendre, vous avez un faible taux de criminalité et les enfants jouent dans la rue et tout le monde est content. Si vous mélangez les gens, si vous les forcez à vivre aux côtés d’étrangers dans les grandes villes, il y a beaucoup d’aliénation, et à cause de cela, il y a beaucoup de criminalité – juste à cause de cela, parce que les gens ne se traitent pas très bien face à face dans ces circonstances. La solution est d’introduire la surveillance. Ce n’est pas une aussi bonne solution que de faire vivre tout le monde dans des communautés très unies, mais c’est une solution. Ainsi, les caméras de sécurité partout dans le monde sauvent des vies, empêchent les crimes d’être commis dans de mauvaises circonstances. C’est fondamentalement une mauvaise solution à un mauvais problème.

Mais en termes de contrôle de la population, de technologies de surveillance, de suppression de la liberté d’expression, par exemple, en termes de traitement des dissidents et de leur neutralisation, ces technologies sont horribles. Ainsi, par exemple, toute la censure qui est perpétrée par le biais des médias sociaux, où à peu près tout ce que quelqu’un n’aime pas peut être qualifié de discours de haine, ou d’intimidation, ou d’abus, simplement parce que quelqu’un n’aime pas ça, simplement parce que c’est contre l’idéologie de quelqu’un. C’est très dangereux et très mauvais.

SP : Question suivante : Qui profite de la technologie ?

DO : Eh bien, tout d’abord, le principal bénéficiaire de la technologie est la technosphère elle-même. Elle perpétue son propre programme de croissance infinie et de contrôle toujours plus grand. Les humains bénéficient de la technologie dans la mesure où la technosphère les trouve utiles, donc les ingénieurs et les techniciens sont certainement privilégiés. Divers autres professionnels sont certainement privilégiés. Même les travailleurs manuels qui occupent des emplois qui ne peuvent pas être automatisés ou remplacés par des robots peuvent être privilégiés, mais une fois qu’ils sont remplacés par des robots, ils sont pratiquement inutiles, de sorte que la technosphère peut s’en occuper en leur fournissant de l’alcool et des drogues, par exemple, pour s’assurer qu’ils meurent plus tôt, et c’est le schéma typique.

SP : Donc, M. Orlov, la prochaine question, dont vous m’avez dit avant l’entretien qu’elle recevrait une réponse large. Quel rôle la technologie joue-t-elle dans l’économie et le commerce ?

DO : Elle joue un rôle énorme, car à l’heure actuelle, il y a très peu d’activité économique qui se fait sans, par exemple, l’utilisation de produits dérivés du pétrole brut. Rien ne se fait sans les produits dérivés du pétrole brut. Il n’y a vraiment rien de vert là-dedans et il n’y aura jamais rien de vert. Il s’agit donc d’un processus technologique. La technosphère a vraiment pris son envol après la découverte des combustibles fossiles : d’abord le charbon, puis le pétrole, le gaz naturel, le nucléaire ; et elle ne continuera que dans la mesure où elle le pourra tant que ces ressources pourront être exploitées. Et maintenant qu’elles s’épuisent dans la plupart des régions du monde, la technosphère doit s’isoler et se confiner dans diverses zones prometteuses qui disposent encore de suffisamment de ressources pour la maintenir en vie pour le moment. Ainsi, si vous regardez le commerce mondial, il se fera entre les parties du monde que la technosphère peut encore habiter. Et diverses parties du monde que la technosphère trouve inutiles à ses fins se retrouveront coupées du reste.

SP : M. Orlov, que pensez-vous de la technologie nucléaire en général ?

DO : Malheureusement, la technologie nucléaire en général n’existe pas. Il existe, par exemple, une technologie nucléaire aux États-Unis. Il y a une centaine de centrales nucléaires. Beaucoup d’entre elles sont encore en service. Beaucoup d’entre elles sont très anciennes. À l’heure actuelle, les États-Unis ne disposent pas de la technologie nécessaire pour les démanteler en toute sécurité, ni des fonds pour le faire. En ce qui concerne le remplacement de ces centrales nucléaires, ils n’ont plus l’expertise technique pour le faire, et leur dernière tentative de construire un réacteur nucléaire a été un fiasco.

D’autre part, si vous regardez Rosatom, la corporation nucléaire russe, elle est en bonne voie de développer le cycle nucléaire fermé qui résoudra le problème des déchets nucléaires de haute activité. Cela permettra de brûler les déchets nucléaires de haute activité dans des réacteurs nucléaires jusqu’à ce qu’ils deviennent des déchets nucléaires de faible activité qui pourront être éliminés en toute sécurité. Et d’autre part, cela permettra d’utiliser l’uranium 238 comme combustible. Actuellement, on l’appelle uranium appauvri et il est considéré comme inutile pour la plupart des usages, sauf peut-être pour la fabrication d’armements américains, car c’est un métal très lourd, dense et dur. Mais s’il est utilisé comme combustible, alors il y a littéralement des milliers d’années de combustible disponible.

Les Russes développent donc cette technologie, et pas seulement en Russie mais dans d’autres pays du monde – en Iran, en Égypte et dans bien d’autres pays. La Chine suit à peu près le même programme avec un certain retard, mais elle peut solliciter une licence pour la technologie russe. Et tous les autres pays sont à peu près laissés pour compte. Donc si vous regardez la technologie nucléaire, c’est à peu près la Russie, la Chine, et peut-être que la France a encore une certaine capacité restante. Certainement pas les États-Unis. L’Allemagne a décidé de se débarrasser de toute la technologie nucléaire et d’adopter les énergies renouvelables, si bien que son électricité est aujourd’hui six fois plus chère qu’en Russie, ce qui fait qu’il est en pratique devenu futile de fabriquer quoi que ce soit en Allemagne. D’autres pays ont peut-être la possibilité, comme l’Égypte, d’adhérer au programme nucléaire russe, mais, s’ils sont hostiles à la Russie, comme la Grande-Bretagne par exemple, ils n’auront pas la possibilité de le faire.

SP : Question suivante, M. Orlov. Vous avez écrit sur la corrélation entre la technologie et la médecine. Je vous cite : L’Ukraine, pour ne citer qu’un exemple, est aujourd’hui le terreau européen de la polio et de la rougeole, qui avaient été éradiquées alors que l’Ukraine appartenait à l’ex-URSS. Pouvez-vous nous en dire plus ?

DO : Oui. L’Union soviétique a fait un investissement majeur dans la santé publique, et a éradiqué de nombreuses maladies infectieuses. Son héritage est toujours utilisé. Par exemple, en ce moment, la peste, la peste bubonique, est revenue en Mongolie et dans une région voisine de la Fédération de Russie, à Tuva. Et le vaccin qui a été développé par les scientifiques soviétiques est utilisé aujourd’hui pour vacciner la population et arrêter cette épidémie. Et il existe des exemples similaires. Par exemple, le vaccin Sputnik V contre le coronavirus a été mis au point en Union soviétique dans les années 80, et il a maintenant été réutilisé, avec une charge utile différente, pour développer l’immunité contre le coronavirus.

Il existe de nombreux exemples similaires de technologies utilisées pour sauver des vies humaines, et une grande partie de cette utilisation a été faite dans le cadre d’une politique publique par opposition à une médecine commerciale et privatisée, ce que les Américains, par exemple, tentent de faire, mais sans succès.

SP : Donc, la question suivante, et je voudrais demander une chose de plus concernant le vaccin Sputnik V. Vous avez dit qu’il était déjà développé en Union soviétique. Il est maintenant remodelé, ou une nouvelle version, mais la formule est plus ancienne, de l’époque soviétique ?

DO : Oui, la technique. Elle utilise l’adénovirus, une version modifiée de celui-ci qui n’a pas la capacité de se répliquer dans le corps humain. Le vaccin utilise l’adénovirus comme vecteur. C’est en grande partie ce qu’est cette technologie, et elle a fait ses preuves, elle est efficace, etc. Et la charge utile est une petite partie du génome du coronavirus qui a été spécifiquement isolé. C’est la partie qui génère la protéine de pointe qui permet au virus de pénétrer les cellules humaines. Ainsi, l’adénovirus est introduit dans le corps, pénètre dans les cellules et libère sa charge utile. Les cellules produisent alors la protéine – à ce stade, cela n’a pas beaucoup à voir avec le coronavirus lui-même, à l’exception de cette protéine de pointe. Cette protéine réagit alors avec le système immunitaire et des anticorps sont générés, ce qui est le résultat final de tout le processus. Et comme l’adénovirus n’a pas la capacité de se répliquer, il est simplement expulsé du système. Le seul nouvel ingrédient est donc la protéine de pointe. Elle n’est pas toxique en soi ; elle ne fait rien d’autre que de déclencher une réponse immunitaire, parce que le corps ne la reconnaît pas, ce qu’il doit faire. C’est donc la raison pour laquelle les Russes ont pu le faire si rapidement et avec tant de succès. Parce qu’il s’agit en fait de réutiliser une technique existante avec une légère modification.

SP : D’accord. Merci beaucoup. Pour en revenir à votre livre, vous avez écrit que la capacité de déloger puis d’exploiter les gens est un ingrédient clé du succès de la technosphère. Pourquoi en est-il ainsi ?

DO : Eh bien, parce que si vous avez des sociétés humaines cohésives qui prennent soin de leurs propres membres, elles sont plutôt difficiles à exploiter. Elles ont tendance à être pointilleuses dans le choix des emplois qu’elles choisissent ; elles s’attendent à être bien rémunérées pour leurs efforts et elles ont beaucoup de points de repli. Par exemple, si les temps sont durs, ils peuvent retourner à la terre, vivre avec leurs parents, avec leur clan, cultiver leur propre nourriture et se sentir parfaitement en sécurité. Et si les conditions s’améliorent, ils peuvent aller dans les villes, chercher du travail, etc. Mais si vous chassez les gens de leurs terres, si vous perturbez les communautés, si vous introduisez dans la communauté des étrangers totalement incompatibles parlant une langue étrangère, si vous faites en sorte que les gens aient peur les uns des autres, si vous introduisez un certain niveau de violence – par exemple, si vous prenez des gens dans des zones de guerre et les introduisez dans des communautés habituées à des circonstances très pacifiques, vous rendrez les gens si désespérés qu’ils feront n’importe quoi pour survivre parce qu’ils n’ont pas de repli, qu’ils n’ont pas le soutien de la communauté, qu’ils sont entourés d’étrangers – ils sont désespérés et ils accepteront n’importe quoi. Voilà donc l’astuce de la technosphère pour exploiter les gens. Perturber et détruire les communautés en introduisant des étrangers, et faire en sorte que cette communauté se comporte non pas comme une communauté mais comme des individus aliénés et désespérés.

SP : M. Orlov, quelle est votre conclusion et à quoi ressemblera l’avenir technologique en ce qui concerne [inintelligible], l’IA [inintelligible], la numérisation [inintelligible] de la conscience. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

DO : Eh bien, je pense qu’il s’agit en grande partie de poudre aux yeux. Une grande partie de cette nouvelle technologie fantaisiste n’est rien. Je pense que l’IA et la programmation des réseaux neuronaux sont utiles pour un certain nombre d’emplois spécifiques. En ce qui concerne les versions numériques de vos parents âgés, etc., c’est un peu de la science-fiction pour l’instant. Je pense que dans l’ensemble, beaucoup de gens seront obligés de réduire leur utilisation de la technologie dans une certaine mesure. Les circonstances économiques les obligeront à le faire. D’un autre côté, c’est une technique très puissante : l’internet et les smartphones sont des techniques très puissantes pour garder les gens au calme et les contrôler. Je pense donc qu’ils seront toujours utilisés, mais je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit de particulièrement étrange dans l’utilisation quotidienne par les gens ordinaires. Je pense qu’une grande partie de ce matériel restera de la propagande, de la propagande technologique, techno-utopienne. Il y a toujours beaucoup de cela : on parle toujours de missions spatiales vers Mars, de voitures volantes et de tout ce qui s’y rapporte. C’est un barrage constant, mais ce n’est que de la propagande.

SP : Merci beaucoup. Ma dernière question : avez-vous un scénario positif ou voyez-vous un scénario négatif pour l’avenir ? Est-ce que ce sera comme dans le film The Terminator, ou est-ce que la technologie donnera à l’humanité une image positive, disons comme dans Startrek ?

DO : Eh bien, je pense que ce n’est rien de tout cela. Nous n’avons pas d’autre choix que d’utiliser la technologie. La cuisson des aliments, par exemple, est une forme de technologie. Fabriquer des vêtements à partir d’écorces d’arbres, c’est toujours de la technologie. Nous aurons donc toujours une sorte de technologie. La question est de savoir quel type de technologie ce sera. Dans quelle mesure sera-t-elle sous notre contrôle ou non ? Je pense que nous vivrons dans un monde de plus en plus agraire. La quantité d’énergie nécessaire à l’entretien des grandes villes ne sera tout simplement pas disponible dans la plupart des endroits du monde. Le monde sera donc de plus en plus local et agraire, mais je pense qu’il y aura encore des gadgets très utiles. Ainsi, par exemple, le fait qu’il soit possible de conserver toute une bibliothèque de documents sur une seule carte SD constitue une avancée majeure par rapport au support papier pour les livres. Cela pourrait durer encore un certain temps. Le problème est que de telles utilisations de la technologie nécessitent des centres technologiques qui peuvent la produire et l’entretenir, et la question est de savoir dans quelles parties du monde ces centres technologiques peuvent être maintenues. Si vous regardez, ce sont des endroits qui ont toute la chaîne technologique, en commençant par l’exploitation minière et la production de combustibles fossiles, en passant par la production de combustibles nucléaires, jusqu’à tout ce qui est nécessaire pour maintenir un réseau électrique, tout ce qui est nécessaire pour éduquer et former les personnes qui produiront des semi-conducteurs et écriront des logiciels, et tout le soutien nécessaire pour cela. Il n’y a que quelques endroits dans le monde où il est possible d’imaginer que quelque chose comme cela va persister pendant de nombreuses décennies, voire des siècles.

Les cinq stades de l'effondrement

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, relu par Wayan pour le Saker Francophone

Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone

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