Notes critiques sur Friedrich List (Marx)

Karl Marx : notes critiques sur Friedrich List. Ce texte écrit en 1845 n’a pas paru du vivant de Karl Marx. Le manus­crit même en est incom­plet, et les éléments qui sub­sistent n’ont été publiés pour la pre­mière fois qu’en 1971. Il s’agit d’une cri­tique du livre de Frie­drich List Sys­tème natio­nal d’économie poli­tique, publié en 1841[1]. Nous publions des extraits de ces notes de Marxam]6)

Les choses les plus utiles, tel le savoir, n’ont pas de valeur d’échange. M. List aurait donc dû com­prendre que la trans­for­ma­tion des biens maté­riels en valeurs d’échange est l’œuvre de l’ordre social exis­tant, la société de la pro­priété pri­vée déve­lop­pée. L’abolition de la valeur d’échange est l’abolition de la pro­priété pri­vée et du gain privé. En revanche, M. List est assez naïf pour concé­der qu’avec la théo­rie des valeurs d’échange on peut « établir les concepts de valeur et de capi­tal, pro­fit, salaire, rente fon­cière, les décom­po­ser en leurs éléments et spé­cu­ler sur ce qui pour­rait influer sur leur hausse et leur baisse, etc., sans pour autant tenir compte des condi­tions poli­tiques des nations ».

On peut donc « établir » tout cela sans tenir compte de la «théo­rie des forces pro­duc­tives » et des « condi­tions poli­tiques des nations». Qu’établit-on ainsi? La réa­lité. Qu’établit-on par exemple, par le salaire? La vie du tra­vailleur. De plus, on établit par ce moyen que le tra­vailleur est l’esclave du capi­tal, qu’il est une « mar­chan­dise », une valeur d’échange dont le niveau plus ou moins élevé, la hausse ou la baisse, dépendent de la concur­rence, de l’offre et de la demande. On établit ainsi que son acti­vité n’est pas la libre mani­fes­ta­tion de sa vie humaine, mais plu­tôt un moyen de négo­cier ses forces, une alié­na­tion (un tra­fic) d’aptitudes méca­niques de l’ouvrier livré au capi­tal, en un mot : on établit que son acti­vité, c’est du « tra­vail ». Main­te­nant, oublions tout cela. Le «tra­vail» est la base vivante de la pro­priété pri­vée, la pro­priété pri­vée étant sa propre source créa­trice. La pro­priété pri­vée n’est rien d’autre que le tra­vail maté­ria­lisé. Si l’on veut lui por­ter un coup fatal, il faut atta­quer la pro­priété pri­vée non seule­ment comme état objec­tif ; il faut l’attaquer comme acti­vité, comme tra­vail. Par­ler de tra­vail libre, humain, social, de tra­vail sans pro­priété pri­vée, est une des plus grandes méprises qui soient. Le « tra­vail » est par nature l’activité asser­vie, inhu­maine, anti­so­ciale, déter­mi­née par la pro­priété pri­vée et créa­trice de la pro­priété privée.

Par consé­quent, l’abolition de la pro­priété pri­vée ne devient une réa­lité que si on la conçoit comme abo­li­tion du « tra­vail », abo­li­tion qui, natu­rel­le­ment, n’est deve­nue pos­sible que par le tra­vail lui-même, c’est-à-dire par l’activité maté­rielle de la société, et nul­le­ment comme sub­sti­tu­tion d’une caté­go­rie à une autre. Par consé­quent, une « orga­ni­sa­tion du tra­vail » est une contra­dic­tion. La meilleure orga­ni­sa­tion que le tra­vail puisse trou­ver est l’organisation pré­sente, la libre concur­rence, la dis­so­lu­tion de toutes les orga­ni­sa­tions anté­rieures faus­se­ment « sociales ».

Si donc on peut « établir » le salaire selon la théo­rie des valeurs, s’il est ainsi « établi » que l’homme lui-même est une valeur d’échange, que l’immense majo­rité des nations est une mar­chan­dise que l’on peut déter­mi­ner sans se sou­cier des «condi­tions poli­tiques des nations », cela prouve-t-il autre chose, sinon que cette immense majo­rité des nations n’a pas besoin de se sou­cier des « condi­tions poli­tiques», que celles-ci sont pour elle illu­sion pure ; une théo­rie, qui s’abaisse réel­le­ment à ce sor­dide maté­ria­lisme au point de rava­ler la majo­rité des nations au rang de «mar­chan­dise», de « valeur d’échange », de les sou­mettre aux condi­tions pure­ment maté­rielles des valeurs d’échange, une telle théo­rie, qu’est-elle d’autre qu’une infâme hypo­cri­sie et un enjo­li­ve­ment (un boni­ment) idéa­liste quand, face aux autres nations, elle abaisse des regards mépri­sants sur le mau­vais « maté­ria­lisme » des «valeurs d’échange» et pré­tend se sou­cier uni­que­ment des «forces pro­duc­tives» ? Quand, en outre, on peut « établir » les rap­ports du capi­tal, de la rente fon­cière, etc., sans tenir compte des « condi­tions poli­tiques » des nations, qu’est-ce que cela prouve, sinon que le capi­ta­liste indus­triel, le pro­prié­taire fon­cier sont déter­mi­nés dans leur acti­vité, dans leur vie réelle, par le pro­fit, par les valeurs d’échange et non par le souci des «condi­tions poli­tiques» et des « forces pro­duc­tives », et que leur bavar­dage à pro­pos de civi­li­sa­tion et de forces pro­duc­tives n’est qu’enjolivement de ten­dances bor­nées et égoïstes?

Le bour­geois dit: sur le plan inté­rieur, la théo­rie des valeurs d’échange conser­vera natu­rel­le­ment toute sa vali­dité ; la majo­rité de la nation res­tera une simple « valeur d’échange », une « mar­chan­dise », une mar­chan­dise qui doit elle-même cher­cher pre­neur, qui n’est pas ven­due mais se vend elle-même. Vis-à-vis de vous autres, pro­lé­taires, et même entre nous, nous nous consi­dé­rons mutuel­le­ment comme des valeurs d’échange, et la loi du tra­fic uni­ver­sel demeure valable. Mais à l’égard des autres nations, nous devons sus­pendre la loi. En tant que nation, nous ne pou­vons pas nous vendre à d’autres. Du fait que la majo­rité des nations, «sans souci» des «condi­tions poli­tiques des nations», est livrée aux lois du com­merce, cette pro­po­si­tion n’a d’autre sens que celui-ci: nous autres, bour­geois alle­mands, nous ne vou­lons pas être exploi­tés par le bour­geois anglais comme vous autres, pro­lé­taires alle­mands, êtes exploi­tés par nous, et comme nous nous exploi­tons à notre tour mutuel­le­ment. Nous ne vou­lons pas nous mettre à la merci de ces mêmes lois des valeurs d’échange aux­quelles nous vous livrons. Nous ne vou­lons plus recon­naître à l’extérieur les lois écono­miques que nous recon­nais­sons à l’intérieur.

Que veut donc le phi­lis­tin alle­mand? À l’intérieur, il veut être un bour­geois, un exploi­teur, mais il refuse d’être exploité par rap­port à l’extérieur. Par rap­port à l’extérieur, il se pose orgueilleu­se­ment en « nation » et affirme : je ne me sou­mets pas aux lois de la concur­rence, cela est contraire à ma dignité natio­nale ; comme nation, je suis un être au-dessus du tra­fic sordide.

La natio­na­lité du tra­vailleur n’est pas fran­çaise, anglaise, alle­mande, elle est le tra­vail, le libre escla­vage, le tra­fic de soi-même. Son gou­ver­ne­ment n’est pas fran­çais, anglais, alle­mand, c’est le capi­tal. L’air qu’il res­pire chez lui n’est pas l’air fran­çais, anglais, alle­mand, c’est l’air des usines. Le sol qui lui appar­tient n’est pas le sol fran­çais, anglais, alle­mand, c’est quelques pieds sous la terre.

A l’intérieur, l’argent est la patrie de l’industriel. Et le phi­lis­tin alle­mand veut que les lois de la concur­rence, de la valeur d’échange, du com­merce, perdent leur puis­sance aux bar­rières de son pays? Il ne veut accep­ter la puis­sance de la société bour­geoise que dans la mesure où il y va de son inté­rêt, de l’intérêt de sa classe ? Il ne veut pas se sacri­fier à une puis­sance à laquelle il veut en sacri­fier d’autres, et se sacri­fie lui-même dans son propre pays ? Il veut se mon­trer et être traité à l’extérieur comme un être dif­fé­rent de ce qu’il est et fait lui-même à l’intérieur? Il veut main­te­nir la cause et sup­pri­mer une de ses conséquences?

Nous lui prou­ve­rons que le tra­fic de soi-même à l’intérieur entraîne néces­sai­re­ment le tra­fic à l’extérieur ; que l’on ne peut éviter que la concur­rence, qui au-dedans est sa force, ne devienne au-dehors sa fai­blesse; que l’État qu’il sou­met au-dedans à la société bour­geoise ne peut le pré­ser­ver au-dehors de l’action de la société bourgeoise.

Pris indi­vi­duel­le­ment, le bour­geois lutte contre les autres, mais en tant que classe, les bour­geois ont un inté­rêt com­mun, et cette soli­da­rité, que l’on voit se tour­ner au-dedans contre le pro­lé­ta­riat, se tourne au-dehors contre les bour­geois des autres nations. C’est ce que le bour­geois appelle sa nationalité. […]

La tyran­nie indus­trielle exer­cée par l’Angleterre sur le monde est le règne de l’industrie sur le monde. L’Angleterre nous domine parce que l’industrie nous domine. Nous ne pou­vons nous libé­rer de l’Angleterre au-dehors qu’en nous libé­rant de l’industrie au-dedans. Nous ne pou­vons anéan­tir sa domi­na­tion et sa concur­rence qu’en vain­quant la concur­rence à l’intérieur de nos fron­tières. L’Angleterre exerce sa puis­sance sur nous, parce que nous avons érigé l’industrie en puis­sance au-dessus de nous. […]

L’économie poli­tique d’aujourd’hui part de l’état social de la concur­rence. Le tra­vail libre, c’est-à-dire l’esclavage indi­rect, celui qui se met en vente soi-même, en est le prin­cipe. Ses pre­miers axiomes sont la divi­sion du tra­vail et la machine. Celles-ci ne peuvent cepen­dant atteindre leur plus haut déploie­ment que dans les fabriques, ainsi que l’économie poli­tique le recon­naît elle-même. L’économie poli­tique actuelle part donc des fabriques, son prin­cipe créa­teur. Elle pré­sup­pose les condi­tions sociales pré­sentes. Elle n’a donc pas besoin de s’étendre lon­gue­ment sur la force manufacturière.

Si l’École n’a pas donné un « déve­lop­pe­ment scien­ti­fique » à la théo­rie des forces pro­duc­tives à côté de la théo­rie des valeurs d’échange et dis­tincte d’elle, c’est parce qu’une telle sépa­ra­tion est une abs­trac­tion arbi­traire, parce qu’elle est impos­sible et qu’elle doit se bor­ner à des géné­ra­li­tés, à des phrases. […]

Pour détruire l’éclat mys­tique qui trans­fi­gure la «force pro­duc­tive», il suf­fit de consul­ter la pre­mière sta­tis­tique venue. Il y est ques­tion de force hydrau­lique, de force de la vapeur, de force humaine, de force de che­vaux. Ce sont toutes des «forces pro­duc­tives». Quelle grande estime pour l’homme que de le faire figu­rer comme « force » à côté du che­val, de la vapeur, de l’eau ! Dans le sys­tème actuel, si un dos rond, une luxa­tion des os, un déve­lop­pe­ment et un ren­for­ce­ment exclu­sifs de cer­tains muscles, etc., te rendent plus pro­duc­tif (plus apte au tra­vail), ton dos rond, ta luxa­tion des membres, ton mou­ve­ment mus­cu­laire uni­forme sont une force pro­duc­tive. Quand ton inin­tel­li­gence est plus pro­duc­tive que ta féconde acti­vité intel­lec­tuelle, ton inin­tel­li­gence est une force pro­duc­tive, etc. Quand la mono­to­nie d’une occu­pa­tion te rend plus apte à cette même occu­pa­tion, la mono­to­nie est une force productive.

En vérité, le bour­geois, l’industriel tient-il à ce que l’ouvrier déve­loppe toutes ses facul­tés, qu’il mette en action sa capa­cité pro­duc­tive, qu’il ait lui-même une acti­vité humaine, et pra­tique ainsi en même temps l’humain tout court? […]

Belle appré­cia­tion de l’homme, qui rabaisse ce der­nier au point d’en faire une «force» qui pro­duit la richesse. Le bour­geois voit dans le pro­lé­taire non l’homme, mais la force qui pro­duit la richesse, force qu’il peut ensuite com­pa­rer à d’autres forces pro­duc­tives, à l’animal, à la machine, et selon que la com­pa­rai­son lui est défa­vo­rable, la force déte­nue par un homme devra céder sa place à la force déte­nue par un ani­mal ou une machine, l’homme jouis­sant alors tou­jours de l’honneur de figu­rer comme «force productive».

Si je qua­li­fie l’homme de « valeur d’échange », j’ai déjà énoncé que les condi­tions sociales l’ont trans­formé en une « chose ». Si je le traite de « force pro­duc­tive », je mets à la place du sujet réel un autre sujet, je lui sub­sti­tue une autre per­sonne : il existe désor­mais comme cause de la richesse, sans plus.

Toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer la richesse. La cause n’est en aucune façon plus noble que l’effet. L’effet n’est plus que la cause ouver­te­ment proclamée.

List rai­sonne comme s’il ne se sou­ciait que des forces pro­duc­tives pour elles-mêmes, abs­trac­tion faite des vilaines valeurs d’échange.

Nous sommes éclai­rés sur la nature des «forces pro­duc­tives» actuelles par le simple fait que, dans la situa­tion pré­sente, la force pro­duc­tive ne consiste pas seule­ment à rendre le tra­vail de l’homme plus effi­cace et à rendre les forces de la nature ou les forces sociales plus pro­duc­tives; elle consiste tout autant dans le fait de rendre le tra­vail moins cher ou moins pro­duc­tif pour le tra­vailleur. La force pro­duc­tive est donc d’emblée déter­mi­née par la valeur d’échange.

[1]. Cet ouvrage de F. List a été réédité en 1998 par Gal­li­mard, avec une pré­face lamen­table d’Emmanuel Todd. Ce der­nier a reconnu en février 2012 n’avoir jamais lu Le Capi­tal de Marx : arretsurimages.net/breves/2012–02-27/Todd-frequente-Wikipedia-mais-n-a-pas-lu-le-Capital-id13263

[2]. Pre­mière tra­duc­tion en fran­çais dans les Etudes de mar­xo­lo­gie n° 16, octobre 1973 : « Cri­tique de Frie­drich List. Un inédit de Karl Marx ». Nous repre­nons des extraits de l’édition du tome III des Œuvres de Karl Marx dans la Biblio­thèque de la Pléiade, « Phi­lo­so­phie », 1982, pages 1418 à 1451 (« A pro­pos du Sys­tème natio­nal de l’économie poli­tique de Frie­drich List », tra­duc­tion de Maxi­mi­lien Rubel et Yvonne Broutin).

Publié le 16 décembre 2013 par crisoc. Une trouvaille de Robert Bibeau.

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