En réfléchissant sur le monde post-pandémie, il est très tentant d’aborder un secteur ou un défi à la fois – l’environnement, le télétravail, les industries gagnantes et perdantes. Cela peut être complexe d’aligner les dominos correctement et d’attacher les fils, mais élaborer une vue d’ensemble des enjeux est essentiel. Sinon plusieurs populations se trouveront laissées pour compte. Avec d’éventuelles conséquences tragiques.
Examinons comment le secteur de l’immigration et son corollaire l’intégration s’incorporent dans le jeu.
Le domino des frontières
Avec les frontières fermées, les personnes qui normalement arriveraient de l’étranger pour travailler ou pour s’installer sont bloquées, toutes catégories confondues.
Le délai déjà long pour la réunification familiale devient interminable. Il y a le stress, ou même la détresse des personnes concernées. S’y ajoute la conviction, souvent justifiée, que la pandémie est relativement bien gérée au Canada et que les membres de la famille à l’étranger auraient une meilleure chance de survie ici. La situation actuelle concernant la réunification familiale pose un défi aussi pour l’après-pandémie. Le gouvernement canadien voudra-t-il faire du rattrapage et laisser entrer un plus grand nombre de personnes de cette catégorie en 2021 ou 2022 ? Si oui, quelles sont les conséquences pour la planification de l’immigration au Québec ?
Les dominos des changements climatiques et des concentrations de population
On avait bien d’espoir qu’avec la baisse dramatique des transports, l’environnement reprendrait un peu de son souffle. Mais il est évident que les inondations, incendies et ouragans s’intensifient et la température continue de grimper. Si on combine cette réalité avec les concentrations de population, il n’est pas difficile de voir d’où viendront les prochaines migrations mineures et majeures. De nouvelles cartes 3D[1] présentant la densité de la population globale illustrent bien la situation.
La concentration de la population mondiale sur les côtes des continents, le long des rivières et autour de l’équateur est frappante. Au Québec, on commence déjà à éloigner certains quartiers des rivières. Or, imaginons ce phénomène étendu dans le monde entier. Il est clair que les pays développés situés plus loin de l’équateur deviendront les refuges des personnes dont les pays ont été ravagés par les feux ou les inondations ou rendus tout simplement inhabitables avec des températures dépassant les 40˚C.
Quelle sera la réaction des instances internationales et des pays qui les constituent à ces nouvelles migrations forcées ? Est-ce que les définitions actuelles de réfugiés, qui datent de plus de 50 ans, tiennent toujours dans ce nouveau monde ? Comment gérer ou éviter ces flux migratoires forcés ? Verra-t-on des actions plus sérieuses et concertées contre les changements climatiques ? Ou une aide au développement plus généreuse ? Est-ce vraiment tenable de tout simplement essayer de les bloquer en leur fermant les frontières et en expulsant celles et ceux qui réussissent à franchir une frontière, même de manière irrégulière, condamnant ainsi de grands pans de l’humanité à la famine et à la mort ?
Le domino du monde du travail
Le domino du monde du travail touche non seulement les migrations, mais également l’intégration des personnes immigrantes. Il s’agit en particulier des changements déjà en cours sur le marché du travail et de la popularité grandissante du télétravail. Les emplois manufacturiers et dans les entrepôts diminuent avec l’automatisation; ceux de l’économie du savoir se prêtent plus facilement au télétravail. Même sur le plan international, le travail à distance trouve sa place. Moins de déplacements strictement pour un emploi ou une carrière feraient évoluer la nature et l’ampleur de l’immigration économique.
La popularité grandissante du télétravail (au Québec passant de 40 % favorable à 75 % entre mi-avril et mi-juillet[2]) pourrait avoir des conséquences pour nos efforts d’intégration des adultes immigrants. Le lieu de travail est l’endroit où le contact avec les gens de la société d’accueil est le plus soutenu, où les amitiés se forgent et où les us et coutumes et la langue et les valeurs communes s’apprivoisent. Ce contact au travail est nettement plus efficace que les sessions d’accueil ou d’intégration offertes par le ministère de l’Immigration qui ne joignent pas du tout les résidents temporaires et qu’une infime proportion des résidents permanents. Peut-on compter sur les rencontres Zoom pour créer le même espace d’accueil ? Dans ce nouveau contexte, ne faudra-il pas repenser nos approches en matière d’intégration ?
Le domino de l’aide internationale
Un autre domino touché par cette nouvelle réalité économique sera l’aide au développement international. En 2019, une somme record de 554 $ milliards de dollars[3] a été transférée des travailleuses et travailleurs migrants à leurs familles dans les pays en développement. Faciliter ces transferts est une façon pour les pays développés de se donner bonne conscience en matière d’aide au développement. La perte massive d’emplois touchant les travailleuses et travailleurs étrangers pendant la pandémie aggrave la pauvreté des familles dans les pays d’origine. En avril, la Banque mondiale a prédit que les envois de fonds des migrants dans le monde devraient chuter d’environ 20 % en 2020.
Le domino de la citoyenneté
Un dernier domino : celui de l’attribution de la citoyenneté. Le Washington Post a récemment publié un reportage sur les riches Américains qui sont de plus en plus à la recherche de passeports d’autres pays souverains[4], maintenant que le passeport américain ouvre moins de portes et peut même limiter la mobilité de ces multimillionaires. Certains pays offrent effectivement un parcours vers la citoyenneté en retour d’investissements importants, semblable au programme investisseur du gouvernement du Québec (actuellement suspendu et en révision). L’obtention de la citoyenneté au Canada a déjà été considéré un indicateur d’intégration, mais s’acheter une citoyenneté, est-ce vraiment un signal d’appartenance ou de loyauté ?
Deux fils conducteurs
Il y a deux fils conducteurs dans ce jeu de dominos.
Le premier est celui des inégalités socio-économiques internationales et locales. Le désespoir des personnes devant la pauvreté extrême et les catastrophes naturelles continuera d’encourager les déplacements. Ce même désespoir rend ces personnes impuissantes face à l’exploitation par les passeurs et par les employeurs profitant de la précarité de leur situation.
Le deuxième fil, qui touche particulièrement le Québec, est le fait que les réponses à la plupart de ces enjeux relèvent des États-nations. Le gouvernement canadien est responsable des frontières, des admissions, des expulsions, de la réunification familiale, de l’immigration humanitaire, de la citoyenneté. Ce sont les États-nations qui sont à la table des négociations internationales concernant le statut des réfugiés, les migrations mondiales, les changements climatiques, l’aide au développement, les échanges financiers, les ententes commerciales, incluant la libre circulation de la main-d’œuvre. La population du Québec sera-t-elle parmi celles qui se trouveront hors-jeu dans ce jeu de dominos des années à venir ?
Source: Lire l'article complet de L'aut'journal