Mgr Albert Tessier, prêtre et cinéaste

Mgr Albert Tessier, prêtre et cinéaste

Albert Tessier nous a quittés depuis déjà quarante ans. Même si son apport à notre patrimoine culturel est considérable, il demeure largement méconnu aujourd’hui. Pour découvrir ce prêtre trifluvien et pionnier du cinéma québécois, Le Verbe est allé à la rencontre de deux de ses amis et anciens collaborateurs, l’historien Denis Vaugeois et l’ethnologue René Bouchard. 

L’héritage

Le Verbe : Il est difficile de comprendre comment un homme de l’envergure de Mgr Tessier soit, aujourd’hui, pratiquement inconnu du grand public. Un tel engagement dans l’Église et dans la société civile nous semble hors du commun. Quelles étaient ses convictions spirituelles et politiques ?

René Bouchard : Mgr Tessier a eu la vocation très tôt. Il a commencé son cours classique en 1910 et, en 1916, il savait qu’il voulait devenir prêtre. Ordonné en 1920, il a passé toute sa vie dans l’apostolat, fidèle à son sacerdoce. C’est ce qui l’a motivé à se livrer corps et âme, avec une énergie folle et des convictions profondes. Il avait à cœur de véhiculer le message qui l’avait façonné.

Denis Vaugeois : Il a étudié en théologie, entre autres. Il habitait à Sainte-Anne-de-la-Pérade et, de sa chambre, il avait une vue sur le calvaire dans le jardin.

R.B. : En ce qui concerne la doctrine de l’Église, il ne s’en est jamais écarté. Il en a été un fier représentant tout au long de sa vie. Ça l’a suffisamment nourri pour son œuvre multiforme, c’est là qu’il y trouvait les racines. Derrière le propagandiste, on voyait surtout le communicateur.

Il insistait sur la valeur de l’héritage de la foi, sur les valeurs catholiques de la ruralité, sur ce qui a façonné le Québec dans lequel on était et sur ce qui l’a fait émerger vers la modernité.

« Quel est le but de l’éducation ? Préparer des êtres tous différents aux grandes tâches de la vie, respecter leurs dispositions distinctes, ne pas essayer de les mouler en série comme la cire molle. Et par-dessus tout, ne pas croire que notre devoir est accompli quand on a imprimé de force dans la mémoire tout le contenu livresque d’un programme scolaire, quel qu’il soit. »

Mgr Albert Tessier

Être avec lui, c’était participer à un salon. Il recevait énormément. Souvent, il m’est arrivé d’être témoin de quelques-uns de ces échanges intellectuels. Il faut dire que Mgr Tessier discutait librement, tout en sachant garder une distance par rapport à certaines positions.

La conviction par l’ouverture

Il a été capable de jouer sur toutes les tribunes, sans préjugés, avec une ouverture d’esprit absolument phénoménale, parce qu’il était animé d’une conviction profonde, qui était de rejoindre son auditoire. Ses conférences filmiques, il les a données à tous les auditoires sans distinction : il a déjà fait une conférence filmique à Baie-Comeau devant 4000 ouvriers. Il fallait le faire !

Le but de ses conférences était de redonner de la fierté aux gens, de leur donner conscience de la valeur de leur environnement, de la valeur de leur histoire, de l’importance de leurs racines, et de les éveiller à cette réalité-là.

Un prêtre en dialogue avec son temps

LV : S’il a été, comme vous le soulignez, en dialogue constant avec son époque et ses plus influents acteurs, aidez-nous à apprécier l’héritage d’Albert Tessier à sa juste valeur. Quel est son rôle dans l’histoire du Québec ?

D.V. : Il ne faut pas négliger l’aspect générationnel. Il y a une époque où il était important et relativement connu et reconnu. Maintenant qu’il est décédé et que les gens l’ayant connu sont de moins en moins nombreux, la mémoire s’estompe, naturellement. Mais il a quand même donné son nom à un grand prix du Québec. Ainsi, chaque année, on le nomme dans les journaux à cause du prix du cinéma. Il n’est pas passé complètement dans l’oubli.

R.B. : C’était un personnage coloré, un grand historien… à sa manière. Il a été de l’équipée du journal Boréal Express, ce n’est quand même pas rien. Ce journal, dont il a été l’un des principaux artisans, a été un coup de théâtre dans l’histoire du Québec !

D.V. : À l’époque où l’on voulait compléter la nationalisation de l’électricité, on observait attentivement le débat. On réalisait que les gens racontaient n’importe quoi. Comme on était déjà militants en histoire [NDLR: autour du Boréal Express], on avait créé toutes sortes d’activités en histoire, mais là, on s’est dit qu’il fallait créer une conscience historique.

On s’est demandé quel média on utilisait. La radio commençait, la télévision aussi, et on s’est dit que c’était encore le journal qui rejoignait le plus de gens. On a alors eu l’idée d’un journal historique. Puis, on travaillait dans les archives fabuleuses que Mgr Tessier avait créées.

L’incroyable énergie

R.B. : En parlant de la période précédant la Révolution tranquille, on a souvent qualifié l’action de l’Église et du clergé de « Grande Noirceur ». C’est l’expression qui a été popularisée en partie par Jacques Godbout (auteur et cinéaste) à Montréal. Je ne pense pas que cette expression rende pleinement justice à l’époque.

Vous prenez un personnage comme l’abbé Tessier… C’est impossible de dire que ces gens-là, compte tenu de la somme incroyable d’énergie qu’ils ont déployée, à tous égards, en cinéma, en édition, en livres, en causeries, en conférences, en développement de la conscience historique… Bref, ce n’est pas vrai que cette période-là était une période de grande noirceur.

« Un conseil de Jules Renard aux enfants me servait de guide : “Soyez artistes : c’est si simple, il n’y a qu’à regarder.” J’ajoute ici un commentaire d’Henri Pourrat, découvert plus tard : “Mais dépêchez-vous de regarder : demain vous ne saurez plus voir. Vous ne verrez plus les choses ; vous verrez les idées qu’on vous aura données des choses et que vous projetterez sur elles ; elles ne seront plus qu’un écran. Les enfants savent voir, mais très vite ils n’osent plus dire.” »

Mgr Albert Tessier

D.V. : En 1976, René Lévesque se retrouve premier ministre. Il regarde autour de la table et il y a une vingtaine de ministres. Il se rend compte certainement que tous les ministres autour de la table, à l’exception de Claude Charron, qui était plus jeune, avaient été formés sous l’Union nationale. Ses ministres étaient pratiquement tous issus de l’avant-1960. C’était une période qui était censée être la « Grande Noirceur » et qui, paradoxalement, a donné le meilleur cabinet.

Au fond, c’est un peu de la mesquinerie de faire croire qu’il y a une césure, de dire qu’après la Grande Noirceur c’était la lumière.

Pour revenir à Albert Tessier, on peut dire qu’il a touché à tout. C’était un homme polyvalent plein de ressources. Il avait étudié en France et à Rome entre autres, et quand il est revenu, il a été directeur d’études au collège de Trois-Rivières, et aussi professeur à l’Université Laval.

Propager l’émerveillement

LV : Vous évoquiez plus tôt l’aspect « propagandiste » de l’œuvre de Tessier. D’après vous, en quel sens faut-il entendre ce terme ?

R.B. : Certes, Albert Tessier faisait de la propagande. Mais de la propagande dans le bon sens du terme. Il faut dire que Mgr Tessier a employé lui-même ce mot-là, mais pas du tout avec l’intention d’aller pervertir les esprits. C’était plus pour susciter et propager l’émerveillement. C’est ce pour quoi il s’est battu toute sa vie.

Quand il est revenu d’Europe, il s’est mis à enseigner. Il trouvait aberrant que, lorsqu’il demandait aux jeunes de lui nommer des animaux, ils énuméraient le lion, le zèbre, mais aucun ne parlait des animaux du Québec. Il était frappé par la déconnexion des gens par rapport à l’environnement familier.

Sa grande œuvre a été de les réconcilier avec tout ça. Tellement que ses enseignements consistaient à privilégier le contact direct avec la nature, le contact avec les valeurs de l’histoire. Au fond, c’est ce qui l’a nourri lui-même, c’est-à-dire son enfance au Bas-de-Sainte-Anne, le fleuve, la paysannerie.

Mgr Tessier a donc voulu représenter ces valeurs incroyables à travers la photo, le cinéma, ses livres, des conférences filmiques, etc. C’est là qu’il a mis sur pied des collections d’histoires régionales : les pages trifluviennes. Il a réussi à rassembler autour de lui des têtes d’affiche importantes : Raoul Blanchard en géographie, Marcel Trudel en histoire.

D.V. : Raoul Blanchard était un des grands connaisseurs du Québec. Il a été l’un des premiers géographes. Dans notre groupe, on avait aussi l’historien Jacques Lacoursière — qui était un excellent cuisinier, par ailleurs. Il mettait la table pour Albert Tessier et ses amis.

Dénicheur de talents : Leclerc, Bourgault, Nelligan, Bonet…

LV : D’ailleurs, on dit souvent de Mgr Tessier qu’il avait un don pour dénicher les talents émergents du Québec. Avez-vous d’autres exemples à nous partager à cet égard ?

D.V. : Cet homme-là, au fond, était un animateur. Si vous tombiez entre ses pattes, il ne vous lâchait pas. Par exemple, il est le père spirituel de Félix Leclerc. Albert Tessier a édité d’innombrables auteurs. Dans le cas de Félix Leclerc, il a senti qu’il tenait une richesse spéciale entre ses mains, et l’a donc amené chez l’éditeur Fides pour leur demander de le publier. Nul besoin de vous préciser que ce fut un énorme succès. C’était, en quelque sorte, la naissance de Félix Leclerc.

Un autre exemple ? C’est lui qui a trouvé les Bourgault, une désormais célèbre famille de sculpteurs de Saint-Jean-Port-Joli. Quand il s’occupait des Instituts familiaux comme inspecteur, il voyageait à travers tout le Québec et il dénichait des talents. Il avait un flair incroyable.

Dans le cas d’Émile Nelligan, ça n’a pas pris de temps avant que Mgr Tessier le repère. À un moment donné, il est allé le voir à l’hôpital, et il l’a pris en photo. Les photos de Nelligan que l’abbé Tessier a prises, ce sont les photos qu’on voit de Nelligan aujourd’hui. Les gens pensent que c’est du domaine public, mais ce sont les photos de l’abbé Tessier. Quand il a repéré quelqu’un ayant un potentiel, il le lançait, lui poussait dans le dos.

R.B. : Il a été un amoureux des artistes et des créateurs. Son bureau au séminaire de Trois-Rivières était un véritable musée.

D.V. : Albert Tessier avait accueilli l’artiste Jordi Bonet — qui n’avait qu’un bras — à son domaine de Tavibois et il a beaucoup misé sur lui. Il lui a dit qu’il allait le loger pour lui faire prendre l’air pur et lui a proposé de créer des œuvres pour sa nouvelle chapelle. Ç’a été les premières grandes œuvres de Jordi Bonet au Québec. Ce dernier lui a fait pas moins d’une quinzaine de peintures.

Pionnier du cinéma direct

LV : Permettez que nous posions notre regard plus précisément sur le cinéaste qu’était Albert Tessier. Quelle approche privilégiait-il dans ses films ?

R.B. : Ce que les cinéastes québécois Brault et Perrault ont développé dans le tournant des années 1960, le cinéma direct, Mgr Tessier en est la parfaite incarnation. En tenant compte de l’époque où il a tourné ses films, on peut dire qu’Albert Tessier a fourni les balbutiements de ce type de cinéma.

Il avait toujours sa caméra portée à l’épaule, il ne voulait surtout pas avoir de trépied. Il tournait ses films avec une simple caméra Bolex (portative). L’abbé Tessier parcourait la province de Québec de long en large et il en a tiré des milliers de photographies et a même été associé à une enquête de tourisme dans les années 1940. Il a vraiment été au cœur de la connaissance du territoire.

Je me souviens d’avoir parlé au cinéaste Michel Brault. Il me confiait que, s’il s’était intéressé à l’œuvre de Mgr Tessier, il avait prêté davantage attention au travail de l’abbé Proulx, lui aussi cinéaste. Toutefois, Albert Tessier ne figurait pas parmi ses influences directes.

La forêt, l’histoire, la Mauricie

Cela dit, les thématiques qu’il choisissait pour ses films l’ont suivi tout au long de sa carrière. Notons spécialement la forêt et l’histoire de la Mauricie [NDLR: le terme « Mauricie », tiré de la rivière Saint-Maurice qui traverse la région, est d’ailleurs un néologisme créé par Tessier lui-même].

Il a fait des films à connotation fortement régionaliste. On a aussi toute une série de films dédiés à ses voyages à travers le Québec. Et bien sûr, on compte beaucoup d’œuvres puisant dans les thèmes religieux, largement inspirés de sa spiritualité.

LV : On dit qu’il révélait l’âme de la terre, l’âme du peuple, qu’il voulait susciter l’étonnement. Qu’en dites-vous ?

D.V. : Il est nécessaire de se rappeler qu’Albert Tessier n’a pas vécu à une époque où la question religieuse posait problème. C’est quelque chose qui allait de soi. Ses contemporains vont à la messe le dimanche, se confessent et font leurs Pâques. Les prêtres de cette époque sont très engagés et instruits et ils ont des causes. Ils ne font pas de prosélytisme, ils n’ont pas à convertir personne.

R.B. : Ces prêtres se sont davantage intéressés à la francisation, à devenir maitre chez soi, à découvrir leurs origines.

D.V. : Ce qui n’empêchait pas Mgr Tessier d’être très pieux. Par exemple, dès son arrivée au domaine Tavibois, il y a fait construire une chapelle ornée de nombreuses petites statues de saints commandée à des artistes du Québec.

R.B. : En découvrant Albert Tessier, j’ai découvert à travers lui un héritage important du Québec, une richesse que je ne soupçonnais pas. J’ai découvert des artistes, mais aussi la Société des dix qu’il a fondée avec les grands historiens de son époque. J’ai été sidéré par ce personnage. Il peut aujourd’hui encore inspirer beaucoup de gens.


La version originale de cet article est parue dans le numéro spécial Cinéma du magazine Le Verbe. Cliquez ici pour la consulter.


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À propos de l'auteur Le Verbe

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