YSENGRIMUS — Tout porte à croire que ce qu’on connaît est en train de s’altérer. (L’elfe Abriel). L’univers virtuel du jeu vidéo Créatures, dans lequel, pour des raisons inexpliquées, il est désormais tout à fait possible de mentir, d’aimer, de pardonner et de prendre des initiatives, heureuses ou malheureuses, ne cesse d’évoluer dans l’aléatoire et l’imprévu. Cela continue, conséquemment, de l’autonomiser par rapport à son scénario d’origine. Le lot complexe des problèmes que cela implique prend lui aussi de plus en plus corps. Tout gravite autour de l’existence indépendante et rebelle de la jeune méduse Élise, dont on a lamentablement raté l’assassinat dans le premier tome de cette trilogie enlevante (Laure Bénédicte, Créatures – Contrôle: le monde d’Élise, Montréal, ÉLP éditeur, 2017) et qui est allé se planquer en se coulant dans la grande forêt de Brocéliande. Quand les membres de l’équipe d’informaticiens et d’informaticiennes de l’entreprise Oméga Plus discutent ce problème totalement dingue entre eux, l’ambiance est à la fois de plus en plus interloquée… et philosophique.
— Comment est-ce possible?
— On pense que c’est leur capacité d’apprendre qui a fait en sorte qu’Élise ait réagi au danger.
— Est-ce qu’on parle d’une réaction d’instinct innée, acquise ou d’une pulsion de survie? C’est jamais qu’une série de code.
— Et quand les conquistadors ont trouvé les Indiens, ils jugeaient qu’ils n’avaient pas d’âme. Qui sommes-nous pour considérer ce qui a le droit de vivre ou non?
— Mais là c’est différent.
— En quoi est-ce différent?
— Eh bien ce ne sont que des personnages virtuels, ils n’ont pas de corps.
— Donc, ils ne peuvent pas souffrir?
— C’est impossible!
— Nous sommes remplis de préjugés, mais nous n’en savons rien. Élise se bat pour survivre elle aussi.
Voilà qui est dit. Et ceci dit, le développement hors-programme et hors-scénario du monde du jeu Créatures et de ses personnages principaux et subsidiaires va corollairement se compliquer de la manifestation de forces externes tout aussi inquiétantes. Une très entreprenante journaliste du nom de Nora, spécialisée dans la couverture culturelle des jeux vidéo, détecte qu’il y a de l’inquiétude dans l’air, lors du lancement officiel du jeu Créatures. Les types des relations publiques d’Oméga Plus ne sont pas nets, sur ce coup là. Il y a des bouts qui manquent dans leur histoire officielle. En se mettant en chasse, notamment auprès des enfants ayant servi de public d’essai pour le jeu, la journaliste Nora découvre une mystérieuse Élise, sur laquelle les enfants ayant testé le jeu dissertent abondamment, alors que la documentation de relation publique d’Oméga Plus n’en parle même pas (l’héroïne officielle du jeu s’appelle Jade). Bizarre. Fait plus inquiétant, Nora découvre aussi d’étonnantes similitudes entre ce jeu d’Oméga Plus et un jeu analogue intitulé Pandora, en cours de création chez Xtrème, une entreprise concurrente.
Dans le monde virtuel, on assiste à des mouvements cataclysmiques qui risquent de bientôt avoir leur impact sur le monde réel. La méduse Élise, toujours très contrariée de s’êtres vue relever de ses fonctions par ses pairs alors qu’elle n’a strictement rien fait de mal, juge en conscience qu’elle doit poursuivre sa mission salvatrice, coûte que coûte, et tant pis pour les malcommodes. Elle revient donc discrètement et, mobilisant ses pouvoirs à la fois exclusifs et surpuissants, elle se met a zigouiller les créatures métalliques nuisibles qui hantent Brocéliande. Ces dernières se voient détruites presque plus rapidement qu’elles n’apparaissent. Les informaticiens et les informaticiennes froncent les sourcils. Quand ils ouvrent le jeu, alors qu’il devrait désormais rôder des douzaines de menaçantes créatures, il n’en traîne que quelques unes, éparses, frileuses, hagardes, nunuches. Pour un jeu intitulé Créatures, ça fait quand même pas très sérieux. Les centaures du jeu, eux aussi, sont passablement indisposés par le même phénomène. Suite à un malentendu turlupiné, ils s’imaginent que les humains et les elfes ont maintenant des armes à feu dont on les prive, eux centaures, et qu’ils s’en servent pour zigouiller de la créature. Les centaures en développent une attitude d’autant plus hargneuse et belliqueuse que les causes louches d’une ancienne guerre entre eux et les humains semblent revenir à la surface de toutes ces mémoires nouvellement exacerbées. Une confrontation se dessine. Centaures d’un bord, humains et elfes de l’autre. Une confrontation grave dans laquelle des rois elfes pourraient aller jusqu’à perdre la vie (et si cela arrive, là, il y a des informaticiens et des informaticiennes qui vont devoir aller pointer à l’ANPE). Une guerre se prépare. Un face à face vigoureux, les armes à la main, a même lieu. Tout cela est évidemment totalement en infraction avec le scénario du jeu, et quand l’équipe d’Oméga Plus s’en avise, on se rend compte qu’il va falloir du temps supplémentaire pour remettre tout ce salmigondi en ordre, sans tout refaire depuis zéro.
Or le temps supplémentaire, lui, il commence à sérieusement manquer, dans le monde réel. L’histoire du plagiat possible entre les deux entreprises en compétition a fait son chemin dans les officines et la possibilité d’une judiciarisation des débats futurs sur la question devient tangible. Sauf que la dynamique est alors implacable: c’est la course de l’Aurore contre le Peary. En effet, la première entreprise à sortir son jeu vidéo et à en enregistrer l’existence commerciale est celle qui pourra le plus aisément accuser l’autre de plagiat, quelle qu’ait été la teneur effective dudit plagiat. Pour bien compliquer les choses, on ne sait pas, justement, dans quelle direction le plagiat s’est effectué. Qui a plagié qui? Le directeur d’Oméga Plus et son entourage rapproché fouillent à distance les boites de courriel des informaticiens et des informaticiennes, à la recherche d’indices d’espionnage industriel ou de mise en circulation involontaire d’informations sensibles. Ils n’en trouvent pas mais ils retracent les détails fins du sauvetage illicite et séditieux de la petite méduse Élise par des programmeurs et programmeuses sentimentaux… ainsi que l’intégralité des denses potins amoureux d’Oméga Plus.
Je ne vous ai strictement rien dit ici. Élise, personnage occulte et paria, va rétablir se jonction avec Jade (sa remplaçante) et Elliot (son ancien partenaire qui avait tenté de la trucider). On va constituer une petite troupe d’Êtres et on va se mettre à la recherche d’un sorcier pour résorber l’émergence des créatures… grosso modo selon la ligne narrative normale du jeu qui, elle aussi, perdure, dans tout ce fatras. Mais cette quête là aussi va tourner à la tornade imprévisible. L’amour torride et la mort violente —ces éternelles clefs tragiques de l’existence libre— vont alors elles aussi être du rendez-vous et entrer dans la danse.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec