Recherche menée par Robert Gil
La Guerre d’Espagne ne fut pas une « guerre civile », mais bien une guerre de classe. Le témoignage post mortem d’Enrique O. Milla, tiré de notre « Rouges vies », en ce 80e anniversaire, nous paraît aussi significatif et révélateur que de longs discours. Enrique nous a beaucoup parlé. Il a raconté, raconté, raconté…
« Je suis né pauvre dans une pauvre bourgade de la Mancha, sans moulins ni avant ni après, et dont je me rappelle toujours le nom, facile à retenir : la Gineta, du nom de ce gros chat sauvage tacheté de noir : la genette. La Gineta et son clocher vigie, entourés d’une platitude infinie qui était la nôtre. A en perdre la vue. L’ennemi étant dans le village, le clocher ne servait qu’à donner les heures, toutes les mêmes, toujours les mêmes, les heures d’une exploitation immuable.
Mon grand-père, le Juanillo, gagnait sa chienne de vie avec son âne « Borrico », esclave de petits boulots éreintants. Il devait payer un droit, comme mon père Joaquín, pour arracher les « tocones », les souches des chênes déjà coupés par d’autres plus fortunés, et les vendre au village comme bois de chauffage. Déterrer ces souches relevait des travaux forcés… Les souches, c’est ce qu’il restait quand les riches avaient tout pris. Le Juanillo payait pour glaner les restes du festin forestier des propriétaires.
La Gineta était un village riche peuplé de pauvres, une sorte de mendiant assis sur un trône de céréales, de blé, et puis de lentilles, de safran, l’or de la région. La terre appartenait à ceux qui la possédaient de génération en génération, à une poignée de « terratenientes », à « don Arturo », aux « Alonso », à « don Tomas », des « dons » comme des sons de cloche et des propriétés en centaines et milliers d’hectares. Ici on comptait en « fanegas ». Leurs troupeaux de brebis et de mules avaient plus de droits que nous, les « jornaleros », les ouvriers agricoles… En effet, la plupart de ceux qui travaillaient la terre ne la possédaient pas.
Nous, ceux d’en bas, nous étions soumis à ces « don Fils de pute » et devions voter pour eux. Lors des élections, les « don Dinero » (messieurs Fric) distribuaient de porte en porte quelques billets de banque pour acheter les votes des ouvriers agricoles. Ils faisaient le chantage à l’embauche, menaçaient, promettaient… La droite organisait de grandes « cuervas » (sorte de sangria), des beuveries afin que le peuple, joyeux, « vote bien ». Les pauvres s’y saoulaient la veille des élections, mangeaient quatre « tortas de manteca » (des galettes au saindoux). Le jour des élections, les « esbiros » (hommes de main des riches) donnaient à chacun la bonne « papeleta », le bon bulletin, à l’entrée du bureau de vote. Ils appelaient cela « democracia ». « Una gran mierda ».
Ils m’ont fait devenir communiste à « latigazos » (coups de fouet). Je devais avoir à peine dix ans lorsque mes parents me placèrent à la « aldea » (la ferme « La Castra »), chez « don Rios », à 5 km du village, puis chez le richissime Juan Lozano, grand propriétaire et patron de la Banque d’Albacete, puis à La Grajuela, de riche en riche. De négrier en négrier. J’étais « gorrinero », expert en surveillance animale, mention porcine, jeunes mules, etc. Par temps de pluie, la « trapera » (une couverture) devait d’abord protéger les mules, puis nous.
Le « capataz » (« contremaître ») préparait le « gaspacho manchego » et les « migas ». Le tout mal préparé, tellement mal qu’on aurait dit une merde à laquelle les cochons ne goûtaient même pas.
La nuit, nous les gamins, nous dormions dans l’étable, sur un sac de paille, derrière les pattes des mules. Elles nous piétinaient et nous couvraient d’excréments.
Les ouvriers agricoles, eux, dormaient dans des « camastros », des lits-hamacs surélevés. Nous, nous étions le sous-lumpen prolétariat rural !
A cinq heures du matin, je me levais pour allumer le feu. Si je passais l’heure, bastonnade à volonté ! La volonté « del amo » (du patron) faisait office de code du travail. L’humiliation était notre pain quotidien.
Gamins, nous mangions dans un coin, en dernier, ce qui restait, le plus souvent du pain et un morceau de lard. Nous gardions les troupeaux de « sol a sol », du lever au coucher du soleil. Avec un bout de pain et une orange. Sans rétribution aucune. « Don Hijoputa » nous nourrissait et nous payait à base de coups de pied au cul. Lorsque les cochons ou les dindons, les jeunes mules, les chèvres, nous échappaient et allaient se régaler dans les blés, les gardes chiourmes, contremaîtres à cheval, nous tapaient dessus avec une longue perche en bois d’olivier. Comme des picadors saignent un taureau. Nous servions de chiens de troupeaux. Notre vie était pire que celle des animaux dont nous avions la charge. « Vida de perro » (vie de chien).
Chaque trois semaine, le patron nous autorisait à rentrer à pied, au village, chez nous, pour changer de linge. Nous étions couverts de poux. En chemin, j’avais peur de l’orage…
En 1931, lorsqu’est arrivé le moment de commencer à briser nos chaînes, nous étions prêts à mourir plutôt que de continuer à supporter une vie de paria, la faim au ventre et juste le droit de se taire. »
D’après Enrique O. Milla, in « Rouges vies », ed. Librairie des Territoires, Sarrant (Gers).
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