Dans les multiples aventures de l’Odyssée, Homère a inséré l’épisode des sirènes. Ulysse et ses compagnons projetaient de passer par ce qui est l’actuel et hasardeux détroit de Messine. De part et d’autre, des sirènes au chant mélodieux invitaient les marins à accoster et à les rejoindre. Les navires s’écrasaient sur les rochers et les hommes mouraient.
Or, la magicienne Circé avait averti l’homme aux mille ruses du danger qui le guettait. Pour l’éviter, les rameurs devaient se boucher les oreilles avec de la cire. Ulysse seul pourrait satisfaire sa curiosité et entendre les chants, à condition d’être fermement attaché au mât.
Le passage du détroit s’est bien passé et le récit de l’impérieux désir d’Ulysse, douloureux mais contrôlé, est une poignante leçon de la condition humaine : l’homme ne peut pas répondre totalement à l’appel qu’il porte au plus profond de lui. Au mieux, il peut le faire partiellement et dans un cadre structuré qui fixe des limites à l’assouvissement.
Les quelques leçons d’Ulysse
Certains aspects de cette histoire nous offrent des enseignements pour faire face à la pandémie actuelle.
D’abord, il faut reconnaitre la menace et son fonctionnement. Évidemment, dans le cas d’un coronavirus dont on n’apprend la mécanique qu’au fil de sa propagation, l’injonction est plus difficile à appliquer que dans le cas d’Ulysse, qui connaissait les méthodes des sirènes. L’inconnu effraie davantage que le connu.
Ensuite, comme Ulysse connaissait ses désirs, ses forces et ses faiblesses, il faut se connaitre face au danger. Cela implique un exercice préliminaire de retour sur soi. Plus on aura commencé tôt dans la vie, mieux cela vaudra. On comprend donc que cette ascèse continue ait peu d’adeptes.
Les mille ruses dont Ulysse s’était servi au cours de son périple de dix ans n’étaient pas de simples tromperies. Elles reposaient sur une autoévaluation permanente, un calcul sur soi de chaque instant, bref, un examen de ses qualités et de ses défauts.
Par ailleurs, il faut comprendre la relation entre le danger et soi-même et trouver le moyen de négocier.
Être alerte signifie de toujours chercher à débusquer l’inconscience et l’insouciance.
Freud appelait cela, dans un autre contexte certes, la rencontre entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Dans mon vouloir, que m’est-il permis (par la société, la morale, la médecine, les circonstances) de réaliser ? Ulysse voulait se fondre dans le chant harmonieux des sirènes mais, informé du résultat funeste, il a trouvé le moyen d’être à la fois attiré et retenu. Tel est le défi qui nous est lancé.
Finalement, il faut être toujours vigilant, de peur de s’endormir. L’exhortation chrétienne de veiller à chaque instant peut se lire à bien des niveaux : être alerte signifie ici de toujours chercher à débusquer l’inconscience et l’insouciance, d’être prévoyant.
Qui sommes-nous ? Ulysse ou un mouton de Panurge ?
Cette série d’enseignements que nous donne l’Odyssée n’a pas de plus grand contraste que la frénésie du papier de toilette des derniers jours.
Pensez-vous qu’Ulysse et ses compagnons se seraient rués dessus dans les Costco ? Et d’abord, comment ne pas voir dans ce comportement, rigoureusement cohérent dans son absurdité, le rappel des moutons de Panurge qui, voyant un premier des leurs sauter bêtement dans le précipice, se sont rués à sa suite ?
Panurge, littéralement « prêt à tout faire »…
Et je ne peux pas m’empêcher de penser à la panique que suscitait Pan, dieu des bois et des prairies, cornu, barbu et poilu, qui inspira à sa mère une telle épouvante qu’elle s’enfuit. Il émettait des sons étranges propres à effrayer même les soldats les plus disciplinés. Ces derniers perdaient toute humanité se mettaient à s’entretuer.
Et c’est ce qui est arrivé au supermarché. Non seulement on est arrivé à se disputer pour du papier hygiénique, mais le choix même de l’objet est d’une connerie abyssale. On ne se mouche ni ne tousse du cul, disait une pharmacienne ahurie par les demandes angoissées de ses clients.
Inconsciente panique
Une foule, c’est bien connu, raisonne peu. Une foule moderne ne raisonne pas. Non pas que ceux et celles qui la composent sont moins intelligents que leurs ancêtres. Seulement, la rapidité avec laquelle l’information circule fait qu’on a moins le temps de l’assimiler. De rebondissement en rebondissement, la nouvelle ne fait qu’amplifier la tendance humaine à monter en mayonnaise le moindre évènement.
Dans la situation que nous vivons, Jésus aurait dit à peu près ceci : veillez sans cesse, de peur que vous ne vous endormiez et que dans cette inconscience, vous ne vous réveilliez dans la panique.
Car la panique est intimement liée à l’inconscience. Le courage, pour sa part, est le fruit de la tempérance et de la mesure.
Je doute, pour finir, que Jésus eût cédé aux supplications hystériques de la foule et multiplié les rouleaux de papier de toilette.
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