Avant même la crise sanitaire actuelle et ses conséquences économiques et sociales, le surendettement des personnes résidant en Belgique était déjà alarmant. Plusieurs organisations ont tiré la sonnette d’alarme dès le début de la crise sanitaire en appelant les pouvoirs publics à prendre des mesures d’urgence au niveau du recouvrement des impayés [1]. Face à cet appel, des mesures politiques ont été prises. Mais sont-elles suffisantes ? Répondre à cette question passe par l’exploration de l’« insolvabilité structurelle », un phénomène qui frappe principalement les plus précaires.
Surendetté sans avoir contracté de crédit
Commençons par tordre le cou à un stéréotype qui a la peau dure, celui de la personne qui est surendettée parce qu’elle est incapable de gérer son budget, consomme à outrance et contracte des crédits à tour de bras. Cette vision du surendettement [2] en Belgique ne correspond pas à la réalité si on lit les statistiques officielles [3] et les multiples témoignages de terrain mis en lumière par le Centre d’appui aux services de médiation de dettes de la région Bruxelles-Capitale et par l’Observatoire du crédit et de l’endettement [4].
Une tendance lourde se dégage, en effet, de ces différentes sources. Elle vaut pour les trois Régions du pays : la progression de l’endettement lié aux dépenses de la vie courante (en particulier les soins de santé, l’eau, l’énergie, le logement, les taxes). C’est ce qu’on appelle l’« insolvabilité structurelle » [5], c’est-à-dire l’incapacité financière des personnes à faire face à leurs besoins fondamentaux.
Selon les dernières statistiques de la Banque nationale publiées en 2019, 34,2 % des personnes qui font appel à la procédure en règlement collectif de dettes n’ont aucune dette de crédit [6]. Et, cette proportion s’est accrue au fil des années. Autrement dit, plus d’une personne sur trois en Belgique est aujourd’hui surendettée en raison de revenus insuffisants pour couvrir ses besoins de base.
Et l’endettement se creuse à mesure que le coût de ces biens et services essentiels augmente. Les postes du budget consacrés au loyer, aux dépenses d’énergie et aux biens dits de première nécessité représentent la plus grande part du budget des ménages pauvres. Par conséquent, ils sont logiquement les plus lourdement impactés lorsque le prix de ces biens et services de base augmente. C’est, par exemple, ce qu’on on observe à Bruxelles avec l’augmentation du coût du logement. Une étude réalisée en 2006 indiquait déjà que les ménages bruxellois les plus pauvres consacraient jusqu’à 64% de leurs ressources pour pouvoir se loger [7].
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Un cercle vicieux
L’état du marché locatif contraint certaines personnes à vivre dans des logements insalubres dont l’un des effets est d’alourdir les factures à payer, notamment en eau. C’est ce qu’on appelle « la précarité hydrique ». Des chasses ou des robinets qui fuient ou qui sont irréparables car trop vétustes ou inaccessibles, et c’est la facture d’eau qui s’envole, en plus de l’inconfort et du gaspillage [9]. Face aux difficultés de paiements, certaines pratiques notamment de Vivaqua (la compagnie intercommunale des eaux en Région bruxelloise) pour recouvrer ses créances impayées peuvent aggraver les situations [10]. Ainsi, les médiateurs de dettes constatent, aux niveaux fédéral et régional, que les créanciers (qu’ils soient publics ou privés) mettent en place des procédures standardisées de recouvrement de leurs créances dettes qui imposent le remboursement de la dette dans un délai déterminé quelle que soit la situation financière de la personne. Ce qui alourdit encore la situation des plus fragiles, dans l’impossibilité de proposer des plans de paiement conformes aux exigences du créancier [11]. L’insolvabilité structurelle touche donc de manière aiguë les plus précaires. Ce fait n’est pas nouveau. Comme le relevait, déjà en 2008, l’Observatoire du crédit et de l’endettement : « Plus les revenus des ménages surendettés sont faibles, plus l’endettement non lié au crédit est fréquent et révèle ainsi les difficultés du ménage à accéder à des biens et services vitaux et nécessaires à une vie digne [12] ».
Notons qu’au sein de la population précarisée, le surendettement touche particulièrement les femmes. Ce constat ne doit pas surprendre. On assiste, en effet, depuis plusieurs années à une féminisation grandissante de la précarité, notamment pour les mères isolées et les femmes de plus de 55 ans [13].
Mentionnons enfin d’autres facteurs liés à des problèmes de santé, psychologiques et de langue, qui, soit, sont à l’origine de l’endettement, soit, viennent l’aggraver. Du fait de ces difficultés, certaines personnes ne bénéficient pas des aides sociales financières et/ou des régimes fiscaux auxquels elles pourraient prétendre. Les procédures administratives pour y recourir sont parfois tellement complexes que des assistants sociaux peinent même à s’y retrouver [14].
De lourdes conséquences sur tous les domaines de la vie
En fonction de la nature de la dette, une personne surendettée s’expose à des saisies sur ces biens comme son ordinateur (pourtant indispensable pour la recherche d’un emploi, pour accomplir des démarches administratives, etc.) et ses revenus (aussi maigres soient-ils [15]), à des coupures d’eau, d’électrice, de gaz et à une expulsion de son logement. Or, comme s’interroge faussement un médiateur de dette, « si on te coupe le gaz et l’électricité, l’eau, si on t’expulse, est-ce que tu peux encore vivre ? [16] ». En effet, poser la question, c’est déjà y répondre.
Cette menace qui plane au-dessus de la tête de plus en plus en personnes en Belgique implique une lutte quotidienne pour la survie où chaque centime compte, où les privations matérielles sont légion et où le recours à l’aide alimentaire s’impose.
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Le surendettement amène aussi parfois à se trouver face à des choix cornéliens, comme celui à poser entre soins de santé et loyer. En Fédération Wallonie Bruxelles, 4 personnes sur 10 renoncent à des soins de santé pour des raisons financières, indiquait en 2019 la Mutualité Solidaris [17]. Et une étude sur la précarité à Bruxelles d’ajouter : « Le faible niveau de ressources conduit à hiérarchiser les priorités : se nourrir (…) et faire face aux dépenses de la vie courante, le surendettement ayant fortement augmenté chez les femmes seules (avec ou sans enfants). Un processus cumulatif est dès lors engagé car des pathologies non repérées et ou non traitées représentent un facteur supplémentaire de précarisation pour les intéressées. Les constats de dépression, de surpoids… sont fréquents [18] ».
Le surendettement, corollaire de la pauvreté, n’est pas non plus sans effets sur la santé mentale. Ilproduit souvent un sentiment de honte chez les personnes endettées. Un tel sentiment peut les conduire à rompre leurs relations sociales ou à mentir à leurs proches.
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Un phénomène lié aux politiques d’austérité
Avant la crise du Coronavirus, plus d’1,8 millions (soit 16,4 % de la population belge) de personnes vivaient déjà, selon les chiffres officiels, sous le seuil de pauvreté [19]. Rien que sur l’année 2019, pas moins de 134 610 nouveaux défauts de paiement ont été enregistrés [20]. Ces chiffres risquent encore d’augmenter en 2020 et les années suivantes si les décideurs/euses politiques font le choix de poursuivre les politiques d’austérité (mises en pause depuis le mois de mars).
Rappelons-nous que le nombre de personnes surendettées a augmenté depuis la dernière grave crise de 2008 provoquée par le secteur financier. N’en déplaise à l’actuel gouverneur de la Banque nationale qui déclarait en mai 2020 qu’ « on n’a donc pas connu d’austérité en Belgique » [21], le renforcement des mesures antisociales qui a suivi la crise financière de 2008 [22] a considérablement aggravé la situation des plus précaires mais aussi plongé de nouvelles catégories sociales dans le surendettement. Un médiateur de dette témoignait, par exemple, que depuis la crise de 2008, de plus en plus de personnes sont surendettées alors qu’elles ont un salaire ou qu’elles sont propriétaires de leur logement. « Ce sont des nouvelles catégories sociales que je ne voyais pas avant. Je vois aussi de plus en plus d’étudiants qui parfois arrêtent leurs études car ils doivent tout de suite travailler pour payer leurs dettes liées au coût du logement et des études [23] ».
De l’autre côté du spectre, les administrateurs et les grands actionnaires des banques privées, qui portent pourtant une responsabilité écrasante dans la crise de 2008, n’en ont apparemment pas fait les frais. Rappelons ici que les États sont intervenus massivement (avec de l’argent public) pour sauver de la faillite les grandes banques sans aucune contrepartie substantielle. Ce « sauvetage » des banques a fait exploser la dette de la Belgique [24], dont le niveau élevé est ensuite devenu l’argument privilégié pour couper dans les services publics et le sécurité sociale [25].
Ces coupes budgétaires combinées à la précarisation du marché de l’emploi poussent certaines personnes à contracter des crédits à la consommation afin de compenser la perte de revenus. Comme l’indique le Centre d’appui aux services de médiation de dettes de la Région Bruxelles-Capitale, « sur le terrain, les médiateurs de dettes et les associations d’aide aux personnes surendettées constatent que les personnes en difficultés font de plus en plus souvent appel au crédit à la consommation pour faire face à leurs besoins vitaux ou pour payer des factures en retard, créant une situation d’endettement permanent [26] ».
Résultat : à la veille de la crise du Coronavirus, les services de médiation de dettes étaient déjà submergés par les demandes. Les délais d’attente sont tellement longs que de plus en plus de services ne sont même plus en mesure de prendre de nouvelles demandes pendant plusieurs mois [27]. Dans un contexte où plus d’une personne sur quatre en Belgique n’avait déjà pas la capacité, avant la crise, de faire face à des dépenses imprévues [28], cette situation intenable va s’empirer dans les prochains mois… sauf si les pouvoirs publics s’attaquent à la fois aux effets et aux causes de l’insolvabilité structurelle. Or, les décisions prises par l’État belge pendant la pandémie ne visent pour l’instant qu’à suspendre provisoirement et partiellement les effets du surendettement.
L’État a pris des mesures d’urgence mais…
Plusieurs mesures importantes sur les dépenses courantes ont été prises par les pouvoirs publics en vue de limiter temporairement les effets de la crise sanitaire sur le surendettement des individus [29]. Parmi ces mesures, on trouve l’interdiction des expulsions de logement jusqu’au 31 août 2020, la suspension des coupures de gaz, d’électricité et d’eau jusqu’au 30 juin 2020, l’autorisation pour les personnes remplissant certaines conditions strictes de demander le report de paiement sans frais des échéances hypothécaires et de demander des facilités de paiement de l’impôt sur le revenu des particuliers à condition de justifier d’une baisse de revenus. D’autres mesures ont été prises sur les crédits à la consommation. Cependant, aucun allègement de dette n’est prévu, seulement un report de paiement soumis à des conditions très strictes.
Vu l’ampleur du surendettement structurel, ces mesures prises dans l’urgence sont manifestement insuffisantes pour trois raisons majeures. Premièrement, la plupart d’entre elles sont soumises à conditions et ne s’appliquent donc pas automatiquement. Par conséquent, seuls les plus informés et les mieux outillés pourraient en bénéficier. Deuxièmement, elles ne règlent en rien le problème de surendettement vu qu’elles sont provisoires et ne font, pour l’essentiel, que reporter les paiements au lieu d’en annuler une partie. Ce même type de mesures insuffisantes ont été choisies par les créanciers du G20 pour la dette des pays classés les « plus pauvres [30] ». Troisièmement, elles ne s’attaquent pas à l’une des racines du problème de l’insolvabilité structurelle qui est le niveau trop faible des revenus ; autre cause fondamentale étant le niveau trop élevé de certaines dépenses courantes comme le logement.
 côté de l’insuffisance de revenus pour un nombre croissant de personnes, on peut également dénoncer un « deux poids deux mesures » avec les aides accordées aux grandes entreprises privées dont les banques de la zone euro. Ces dernières peuvent emprunter à la Banque centrale européenne (BCE) à des taux d’intérêts négatifs sans qu’aucune condition sociale et environnementale ne leur soit imposée alors que pour les particuliers, les reports de paiement de dettes sont assortis de strictes conditions. En d’autres termes, les grandes banques sont payées par la BCE, qui est une institution publique, lorsqu’elles lui demandent un crédit et ce, sans aucune condition liée à la sauvegarde d’emplois, de respect des normes environnementales ou encore d’annulation de leurs créances à l’égard des personnes surendettées ou envers des pays du Sud et de l’Union européenne [31]. Il n’existe même aucune condition pour que l’argent reçu de la BCE soit injecté dans l’économie réelle.
Conclusions
Face à l’ampleur du phénomène d’insolvabilité structurelle, il faut à la fois prendre des mesures politiques fortes et durables mais aussi rompre avec le discours culpabilisateur et infantilisant porté sur les personnes surendettées. Le surendettement est « un handicap social » et non un « handicap mental », rappelle le Centre d’appui aux services de médiation de dettes.
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Concernant les mesures politiques à prendre, elles doivent s’appuyer sur le vécu des personnes surendettées, les analyses et les recommandations des professionnels sur le terrain dont les services de médiations de dettes [32], les associations de lutte contre la pauvreté [33] mais aussi les collectifs citoyens tels que celui qui s’est formé récemment pour organiser une grève des loyers [34].
Il s’agit d’éviter de fragiliser encore les personnes en situation de pauvreté. Pour y parvenir, à nos yeux, il n’y a pas d’autres choix que de construire un rapport de force politique pour tourner définitivement la page de l’austérité budgétaire et remettre en cause le paiement de certaines dettes privées comme publiques.
Renaud Vivien
Chargé de recherche et de plaidoyer à Entraide et Fraternité
Notes :
[2] La Chambre des Représentants de Belgique définit le surendettement comme « une incapacité durable ou structurelle de faire face à ses obligations financière »
[3] Lire les rapports statistiques de la Centrale des crédits aux particuliers, téléchargeables sur le site de la Banque nationale de Belgique : www.nbb.be
[4] Voir Pauvrophobie. L’encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, éd. Luc Pire, 2018. Et en particulier le texte « Flambe et gaspillage. Les pauvres sont incapables de gérer leur argent. », accessible sur le site www.mediationdedettes.be
[5] Dans cette analyse, nous avons fait le choix de nous focaliser sur l’insolvabilité structurelle et moins sur les crédits à la consommation, autre facteur important de surendettement.
[7] N. Bernard, Loyers : Comment sortir de l’impasse ?, dans Les échos du logement, 03/2006 – n°1,pp. 1-13.
[10] Le Mémorandum des médiateurs de dettes pour les élections 2019 : 36 recommandations pour lutter contre le surendettement, 2019, p. 41. Voirwww.mediationdedettes.be/
[11] Ibid., p. 9.
[12] « Être surendetté ? Être pauvre ? », dans les Cahiers de l’éducation permanente, « Les nouvelles formes de pauvreté », n°32, 2008.
[15] Notons la pratique des « saisies-pressions » dont le but est de forcer les débiteurs à proposer un plan de paiement. Cette pression est telle que certaines personnes préfèrent négliger le paiement de leur loyer ou de leurs factures d’énergie pour pouvoir verser des acomptes périodiques dont le montant ne couvrira même pas les frais exposés par l’huissier. Voir Le Mémorandum des médiateurs de dettes pour les élections 2019 : 36 recommandations pour lutter contre le surendettement, p. 24., op. cit.
[18] Femmes, précarités et pauvreté en Région bruxellois, p. 6., op.cit.
[19] Les statistiques EU-SILC calculent le risque de pauvreté comme le fait d’avoir des revenus à un niveau inférieur à 60 % du revenu médian belge. Elles sont très utiles pour fournir un standard minimum de base, mais sous-estiment la pauvreté. Lire Chiffrer la pauvreté. Plus qu’une histoire monétaire, analyse AVE, 10-2019, sur www.vivre-ensemble.be
[21] Interview parue dans la Libre Belgique, 23 mai 2020.
[24] La dette publique est passée de 84 % du PIB en 2007 à 100% en 2011, suite aux sauvetages de Dexia, Fortis, KBC et Ethias.
[26] Le Mémorandum des médiateurs de dettes pour les élections 2019 : 36 recommandations pour lutter contre le surendettement, p. 32., op. cit.
[27] Ibid., p. 45.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca