La chambre d’appel de la Cour Pénale Internationale (CPI) a décidé jeudi qu’une enquête qui pourrait aboutir à des poursuites contre de responsables américains pour crimes de guerre commis pendant la guerre de Washington en Afghanistan – qui dure depuis près de deux décennies – peut continuer.
Fatou Bensouda, procureur général de la Cour, d’origine gambienne et dont le visa pour les États-Unis a été révoqué à cause de son enquête, a fait l’éloge de la décision de jeudi. Elle a déclaré: «Ce jour est un jour important pour la cause de la justice en Afghanistan.»
Le jugement a eu l’effet d’annuler une décision des juges de la CPI en phase d’instruction l’année dernière. Selon cette décision, une affaire qui impliquait des crimes commis par les États-Unis et leur régime fantoche en Afghanistan «ne servirait pas les intérêts de la justice». La raison invoquée était le refus abject de Washington et de Kaboul de coopérer. On a pris cette décision dans le contexte des menaces de représailles américaines contre la cour, y compris des sanctions économiques et même l’arrestation de ses membres si l’enquête était autorisée à avancer.
Les juges d’appel ont décidé que la décision de l’année dernière était en contradiction avec les propres statuts de la CPI. Ils ont estimé qu’«il appartient au procureur de déterminer s’il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête». Les juges d’appel ont déclaré que la chambre préliminaire n’avait pas à décider si l’affaire servait les «intérêts de la justice». Ils doivent seulement décider s’il y a des raisons de croire que des crimes avaient été commis et qu’ils relèvent de la compétence du tribunal.
Cette enquête est l’une des premières que la CPI lance contre une grande puissance impérialiste. Les procédures précédentes se limitaient largement aux crimes commis par des régimes et des dirigeants dans des pays africains appauvris. La CPI a aussi lancé une enquête préliminaire sur les crimes de guerre commis par les forces britanniques lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Contrairement aux États-Unis, le Royaume-Uni est signataire de l’accord qui a établi la Cour Internationale.
Les procureurs de la CPI ont ouvert une première enquête préliminaire sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre en Afghanistan il y a près de 14 ans.
Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a répondu à la décision de jeudi par les menaces belliqueuses. C’est là la marque de fabrique de Washington dans son attitude envers la CPI depuis sa création par une décision des Nations Unies en 2002. Décrivant l’enquête comme une «vendetta politique» par une «institution politique irresponsable se faisant passer pour un organe juridique». Le secrétaire d’État a promis que Washington «prendrait toutes les mesures nécessaires pour protéger nos citoyens contre ce prétendu tribunal renégat et illégal.»
Il a qualifié la décision des juges d’appel de la CPI d’«imprudente», car on a rendu la décision après que Washington ait signé un «accord de paix» avec les talibans cinq jours plus tôt. Cet accord a déjà commencé à s’effilocher. L’armée américaine a effectué des frappes aériennes contre les talibans après que le mouvement islamiste ait lancé de multiples attaques contre les forces du régime fantoche afghan soutenu par les États-Unis. Les remarques de Pompeo partent, sans oser le dire, du présupposé que l’on ne peut obtenir la «paix» en Afghanistan qu’en dissimulant les crimes de Washington.
Interrogé pour savoir si l’Administration Trump allait exercer des représailles contre la Cour, le secrétaire d’État a déclaré que des mesures seraient annoncées d’ici «quelques semaines sur la voie que nous allons suivre. Afin que nous nous assurions que nous protégeons les soldats, les marins, les aviateurs, les Marines, nos guerriers du renseignement, les diplomates qui ont travaillé pour le département d’État au fil des ans, pour faire en sorte que la CPI ne leur impose pas… des pressions d’une manière qui ne reflète pas la noble nature des engagements de chacun de ces Américains.»
L’inquiétude à Washington ne concerne pas les troupes, mais plutôt le fait que les véritables auteurs des crimes en Afghanistan devront un jour rendre des comptes. C’est-à-dire: les présidents et leurs cabinets ainsi que les généraux de haut rang, les principaux hommes politiques des deux grands partis, les directions des grandes entreprises qui ont soutenu la guerre, et les pontes des médias qui l’ont encouragée.
Pompeo a poursuivi en insistant: «Nous avons un système solide ici aux États-Unis. Lorsqu’un Américain commet un acte répréhensible, nous avons un processus qui permet d’y remédier». Le caractère de ce «système solide» s’est dévoilé l’année dernière avec la grâce accordée par Trump aux criminels de guerre condamnés. Notamment, deux officiers de l’armée américaine condamnés et emprisonnés pour des meurtres illégaux en Afghanistan se sont fait gracier.
La procureure de la CPI, Bensouda, a demandé l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre en 2017. Elle avait affirmé que des preuves existent contre l’armée et les services de renseignement américains. Selon Bensouda, ces preuves démontrent qu’ils ont «commis des actes de torture, de cruauté, des atteintes à la dignité de la personne, des viols et des violences sexuelles» contre des détenus en Afghanistan.
Dans sa décision de jeudi, la Chambre d’appel de la CPI a déclaré qu’il était «approprié de modifier la décision entreprise afin que le procureur soit autorisé à ouvrir une enquête sur les crimes qui auraient été commis sur le territoire de l’Afghanistan depuis le 1er mai 2003 ainsi que sur d’autres dénonciations de crimes qui ont un lien avec le conflit armé en Afghanistan.»
Le procureur a déjà indiqué que cette extension de l’enquête concerne le «lien» entre les centres de torture établis sur la base aérienne de Bagram et d’autres installations américaines en Afghanistan. Également, le «lien» avec les «sites noirs» gérés par la CIA dans des pays comme la Pologne, la Lituanie et la Roumanie. Elle pourrait aussi bien être liée au tristement célèbre centre de détention et de torture d’Abu Ghraib en Irak, où l’on a envoyé des interrogateurs militaires américains après qu’ils aient torturé des prisonniers en Afghanistan. Elle pourrait aussi potentiellement englober les assassinats par drones et les massacres de milliers de personnes perpétrés par les administrations américaines successives au Pakistan voisin.
Les crimes de guerre perpétrés par l’impérialisme américain depuis qu’il a envahi l’Afghanistan en octobre 2001 sont innombrables. Ils ont commencé par des massacres de détenus non armés, dont des centaines, voire des milliers, de prisonniers de guerre qui se sont fait asphyxier et abattre dans des conteneurs métalliques scellés après le siège de Kunduz.
Parmi les crimes les plus tristement célèbres figurent ceux qui ont été dévoilés dans le cadre d’une enquête sur une Kill Team constituée dans une unité de la 5e brigade Stryker de l’armée américaine. Envoyée dans la province de Kandahar dans le cadre de la «poussée» 2009-2010 de l’Administration Obama, qui a porté le nombre de soldats en Afghanistan à environ 100 000. Comme les membres de l’équipe l’ont eux-mêmes reconnu – et comme le montrent des photos macabres – ils ont entrepris de tuer systématiquement des civils et de mutiler leurs corps, en prenant des doigts et des morceaux de crânes comme trophées.
Ils ont attiré une de leurs victimes vers eux, un garçon de 15 ans nommé Gul Mudin, avant de lui lancer une grenade et de lui tirer dessus à bout portant à plusieurs reprises. Après avoir amené son père pour identifier le corps, ils ont pris la pose et joué avec le cadavre à tour de rôle, avant de couper un des doigts du garçon. Les membres de l’équipe ont également décrit avoir lancé des bonbons depuis leur véhicule blindé Stryker alors qu’ils traversaient des villages, puis avoir tiré sur les enfants qui couraient pour les ramasser.
Alors que le Pentagone cherchait à faire passer ces atrocités pour l’œuvre de quelques «mauvaises pommes», leurs commandants et d’autres unités connaissaient les meurtres. Ces derniers avaient même participé à des actes similaires. Ils étaient le produit d’une occupation coloniale criminelle dans laquelle les troupes ont appris à considérer l’ensemble de la population civile comme des ennemis potentiels, des moins qu’humains.
Le nombre d’Afghans tués dans le conflit est estimé à plus de 175 000, avec beaucoup plus de victimes indirectes de la destruction que la guerre a infligée. Près de 2 400 soldats américains se sont fait tuer, et des dizaines de milliers d’autres blessés. Les crimes américains comprennent des frappes aériennes aveugles qui ont anéanti des fêtes de mariage, des réunions de village et des patients et du personnel hospitalier.
Parmi les plus grandes révélations sur les crimes de guerre américains, on trouve celles contenues dans les «journaux de guerre afghans», quelque 91 000 documents remis par la courageuse dénonciatrice de l’armée américaine Chelsea Manning à WikiLeaks en 2010. En représailles, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, est maintenant emprisonné au Royaume-Uni et risque de se faire extrader vers les États-Unis pour des motifs liés à la loi sur l’espionnage. Cela l’expose à une peine de 175 ans de prison, voire pire. Pour sa part, Manning est maintenue en détention pour une durée indéterminée dans un centre de détention fédéral américain en Virginie pour avoir refusé de témoigner contre Assange.
L’hostilité virulente de Washington à toute enquête internationale sur ses crimes a été évidente dès la création de la CPI en 2002. Le gouvernement Bush l’a répudiée dès le début. Le Congrès américain lui a emboîté le pas. Il a adopté, à une écrasante majorité bipartite, une loi qui protège tout le personnel américain contre «des poursuites pénales par une Cour Pénale Internationale à laquelle les États-Unis ne sont pas partie». La même année, Bush a publié un mémorandum déclarant que les États-Unis ne respecteront pas les Conventions de Genève dans leur guerre en Afghanistan.
Les responsables américains ont sardoniquement qualifié la loi contre la CPI adoptée par le Congrès de «Hague Invasion Authorization Act», car cette loi prévoit le recours à la force militaire pour libérer tout citoyen américain qui ferait l’objet d’une inculpation devant la CPI, qui siège à La Haye, aux Pays-Bas.
La réaction des États-Unis à l’enquête de la CPI sur l’Afghanistan est une répudiation explicite du droit international. Washington abandonne toute prétention selon laquelle son cap serait déterminé par autre chose que les intérêts prédateurs de l’impérialisme américain. Sur ce point, le gouvernement Trump et ses prétendus opposants au sein du Parti démocrate sont d’accord. Leur défense inconditionnelle des crimes de guerre perpétrés en Afghanistan, en Irak et ailleurs est un avertissement à la classe ouvrière. Il signifie que des crimes bien plus graves sont en préparation alors que l’impérialisme américain se prépare à des conflits de «grandes puissances».
(Article paru d’abord en anglais 6 mars 2020)
Source: Lire l'article complet de Réseau International