« La vertu est une musique et la vie du sage une harmonie », écrivait le polonais Henryk Sienkiewicz, Prix Nobel de littérature. Quelle est la nature du lien entre la musique et la vie humaine ? Le Verbe en a discuté avec le professeur de philosophie Thomas De Koninck pour savoir si l’amour de la sagesse est bien le chantre de l’inspiratrice de tous les arts.
Le Verbe : « La musique creuse le ciel », a noté un jour Baudelaire dans son journal, juste après une réflexion sur la prière, comme si toutes deux étaient des voies privilégiées vers Dieu. Mystère qui conduit au Mystère par excellence, la musique fascine les grands penseurs, qui en parlent comme quelque chose de divin qui dépasse tout ce que l’on peut en dire. Beethoven pensait même que « la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie ». Dès lors, n’aurait-il pas lieu de placer la musique parmi les plus hautes réalités humaines ?
Thomas De Koninck : Certainement ! Vous citez Baudelaire et Beethoven, je pourrais aussi vous citer Paul Verlaine : « De la musique avant toute chose », s’exclamait-il en ouverture de son magistral poème intitulé Art poétique. La formule du poète français est même devenue par la suite un mot d’ordre de la poésie symboliste, puis elle a fait fortune.
Je pense que nous pouvons prendre ces mots de Verlaine à la lettre et essayer de voir en quel sens on pourrait avancer que la musique vient vraiment avant toute chose. Rapidement, je vois trois raisons pour lesquelles la musique doit occuper une des premières places dans l’expérience humaine : I. Son influence sur la vie affective ; II. Sa capacité à servir notre quête de sens ; III. Son rôle primordial dans l’éducation.
I. L’affectivité
LV : Plusieurs penseurs décrivent la musique comme un langage du cœur, comme si elle pouvait s’adresser directement à une partie très intime de nous-mêmes. Marcel Proust a même écrit un jour que « la musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes, s’il n’y avait pas eu la création du langage », et Claude Debussy d’ajouter que « la musique commence là où la parole est impuissante à exprimer ».
TDK : Que certains des traits les plus profonds de la subjectivité humaine ne soient portés au jour que par la musique, que cette même subjectivité soit elle-même émue avant tout par la musique, et d’autre part profondément marquée, formée par elle, cela se comprend sans peine dès qu’on a pris conscience du degré d’intimité, d’immanence à soi que nous vaut notre affectivité, et du caractère profondément dynamique de cette dernière. On comprend que la musique ait pu être déclarée « le mystère suprême des sciences de l’homme » par Claude Lévi-Strauss, quand on a entrevu à quel point notre vie affective lui ressemble.
LV : Comme si la musique pouvait parler directement à notre cœur sans passer par l’intermédiaire des paroles ?
TDK : On est en effet frappé par l’immédiateté de la musique, par son caractère « existentiel ». « Par une irruption massive, la musique s’installe dans notre intimité et semble y élire domicile », écrivait Vladimir Jankélévitch, faisant écho au propos de Platon dans la République : « […] elle pénètre à l’intérieur de l’âme et s’empare d’elle de la façon la plus énergique. »
La culture musicale est d’une excellence d’autant plus souveraine qu’elle fait l’économie de la représentation. Schopenhauer observait avec profondeur que la musique « est l’expression directe de la volonté elle-même. De là provient l’action immédiate exercée par elle sur la volonté, c’est-à-dire sur les sentiments, les passions et les émotions de l’auditeur, qu’elle n’a pas de peine à exalter et à transformer ».
Selon Hegel, sa tâche est de faire résonner « la manière dont le Soi le plus intérieur est mu en lui-même […]. Ce qu’elle sollicite est l’ultime intériorité subjective comme telle ; elle est l’art de l’être intime qui s’adresse immédiatement à l’être intime lui-même ».
Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l’être humain chante l’acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté. La fête, la jubilation, la supplication, l’indicible, l’amour trouvent en elle une expression qu’ils ne sauraient trouver ailleurs.
LV : L’ultime intériorité de l’homme n’est-elle pas plutôt du côté de sa pensée que de son affectivité ?
TDK : Au moins deux manifestations de l’intériorité sont évidentes : d’abord la signification intelligible des choses que nous « saisissons » non pas sur la table au moyen de nos mains, mais en nous. « Ah ! je vois ! » disons-nous lorsqu’on nous explique quelque chose. Grâce à quoi voyons-nous ? Évidemment pas avec les yeux du corps.
La seconde façon consiste à exprimer des réalités en les faisant vivre dans l’âme. Non plus abstraitement, en des universaux comme ceux de la pensée, mais concrètement, reproduisant leur temporalité propre. Les émotions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des « motions ». Le meilleur « traité » des passions est à cet égard la musique – « the music of men’s lives », « la musique des vies humaines », écrivait Shakespeare dans Richard II.
LV : Si la musique est l’aliment de l’amour, comme l’écrivait aussi Shakespeare, et que l’amour est la racine de toutes les passions, comme l’enseignait saint Thomas d’Aquin, alors il faut dire que toute la gamme de nos passions peut être jouée par la musique ?
TDK : Tristesse, douleurs, angoisses, soucis, sérénité, joie, allégresse, adoration, prière, amour ; oui, tous ces mouvements de l’âme renaissent en nous grâce à elle, avec d’infinies nuances. Ces dimensions essentielles de notre être intime nous sont en quelque sorte révélées en leur vie même. Chaque modalité affective s’y exprime d’une manière originale, elle éclaire le rapport obscur de la subjectivité à elle-même en y découvrant les configurations variées de sa présence à elle-même, la gamme et le registre de l’affectivité. Épanchement libre de la passion et de l’imagination qui élève l’âme en lui permettant de se distancer d’elle-même pour mieux saisir son être le plus profond, en son dynamisme même, la musique est on ne peut plus essentielle à la connaissance de soi.
LV : La musique met l’âme en harmonie avec tout ce qui existe, disait Oscar Wilde. Elle est presque mystique en tant qu’elle nous émerveille et nous unit à la beauté de la création !
TDK : Le mot mousikê évoque d’ailleurs le festival des muses dans la mythologie grecque, signifiant l’inspiration de tous les arts, tous conviés à la célébration, spécialement le chant poétique. Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l’être humain chante l’acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté. La fête, la jubilation, la supplication, l’indicible, l’amour trouvent en elle une expression qu’ils ne sauraient trouver ailleurs – « cantare amantis est », dit saint Augustin ; « if music be the food of love, play on; / Give me excess of it […] », dit encore Shakespeare dans Twelfth Night.
LV : Étonnant que de simples sons puissent nous émouvoir autant !
TDK : Oui, et peu ont su avec autant de profondeur que Hegel expliquer cet impact sur nous de la musique, grâce à l’ouïe, notre sens le plus sublime à son avis. Il y a en nous à tout instant une vie latente des sons. Le fait central à prendre en compte est que le son s’anéantit aussitôt après avoir surgi. Il fournit ainsi à la musique les matériaux qui lui permettront de manifester la subjectivité intérieure, l’intériorité pure.
Les arts plastiques (la peinture, par exemple) laissent leur mode d’expression extérieur « subsister en toute liberté et indépendance ». Le tableau que je contemple est pour ainsi dire dehors, totalement distinct de moi (ce qui ne s’applique toutefois pas de la même manière au cas de la peinture « abstraite »).
L’extériorisation de la musique n’aboutit point, en revanche, à une objectivité permanente dans l’espace : la musique « n’est portée que par l’intériorité subjective et n’existe que pour elle et par elle ». L’extériorisation ici disparait aussitôt apparue. Dès que l’oreille a perçu le son, il s’éteint ; « l’impression produite par lui s’intériorise aussitôt ; les sons ne trouvent leur écho qu’au plus profond de l’âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle », rappelait Hegel.
LV : L’âme serait en quelque sorte sonore ?
TDK : L’âme « est habituée à vivre dans l’intériorité et la profondeur insondable des sentiments », selon l’expression de Hegel. L’expression musicale ayant pour contenu « l’intériorité elle-même, le fond et le sens les plus intimes de la chose et du sentiment, du fait aussi qu’au lieu de procéder à la formation de figures spatiales elle a pour élément le son périssable et évanescent, elle communique ses mouvements au siège le plus profond de la vie de l’âme. Elle s’empare aussi de la conscience, qui ne s’oppose plus à aucun objet et qui, ayant perdu sa liberté, se laisse emporter par le flot irrésistible des sons ». Aussi Hegel ajoute-t-il : « La puissance de la musique est une puissance élémentaire, en ce sens qu’elle réside dans l’élément même dans lequel cet art évolue, c’est-à-dire dans le son. »
LV : N’est-il pas étonnant aussi que nous naissions tous avec cet instrument extraordinaire qu’est la voix humaine ? Comme si notre nature, notre corps et notre âme étaient faits pour la musique ?
TDK : Vous commencez à comprendre Hegel. L’instrument le plus libre et, par sa sonorité, le plus parfait est pour lui la voix humaine, qui « réunit les propriétés de tous les instruments ». Mais surtout elle « se laisse percevoir comme la résonance de l’âme elle-même », au point que, « dans le chant, c’est à travers son propre corps que l’âme retentit ».
Paul Ricœur ajoute aujourd’hui : « Lorsque nous écoutons telle musique, nous entrons dans une région de l’âme qui ne peut être explorée autrement que par l’audition de cette pièce. Chaque œuvre est authentiquement une modalité d’âme, une modulation d’âme. »
II. La quête de sens
LV : Même si la musique est au premier abord une expérience sensorielle, elle fait éminemment appel à l’intelligence. Les bêtes peuvent ouïr les sons d’un orchestre, mais ils ne peuvent pas écouter une symphonie. La musique n’est-elle donc pas porteuse d’un sens qui dépasse le sens, sans vouloir jouer avec les mots ?
TDK : George Steiner va plus loin encore : « La musique signifie. Elle regorge de significations qui ne sauraient se traduire dans des structures logiques ni dans des mots. » Mais que signifie-t-elle ? Une énergie « tangible » que la logique et la parole ne peuvent exprimer, une source et une fin qui « dépassent l’entendement humain », une « logique du sens différente de celle de la raison ». Elle est affaire de joie, de tristesse aussi, d’amour surtout. « La musique met notre être d’homme ou de femme en contact avec ce qui transcende le dicible, ce qui dépasse l’analysable […]. Les sens du sens de la musique sont transcendants. » Il n’y a pas à s’étonner que, « pour de nombreux êtres humains, la religion est devenue la musique en laquelle ils croient. Dans les extases du pop et du rock, ce rapport est aigu ».
LV : La musique aurait donc la faculté de nous révéler le sens de l’existence ?
TDK : En un mot, je dirais que la musique est médiatrice de sens pour autant qu’elle est, dans son déploiement même, mouvement vers du sens. Un sens toujours imminent qui jamais ne se révèle pleinement. Pour Borges, « tous les arts aspirent à la condition de la musique. La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation qui ne se produit pas, c’est peut-être cela le fait esthétique ».
La musique nous fait comme vivre à neuf le temps.
LV : Quand on écoute de la musique, il n’est pas rare qu’elle suscite en nous des images et des émotions du passé, comme si elle réveillait notre mémoire. Je me souviens du cas étonnant de Clive Wearing, dont vous nous avez parlé dans un cours. Cet homme ne pouvait se souvenir que des deux dernières minutes de sa vie, et pourtant, il était capable d’une mémoire sans faille quand il jouait du piano. Comme si musique, temps et mémoire étaient intrinsèquement liés.
TDK : C’est là un fait indéniable. La musique nous fait comme vivre à neuf le temps. Le son s’évanouit, comme chaque instant de la vie, mais dans l’écoute d’une mélodie, il est conservé par la mémoire ; l’attente du son à venir, et qui n’est pas encore, en fait tout autant partie, de même que l’attention au présent pourtant perpétuellement autre. Le temps s’y retrouve en somme sous une forme ordonnée, s’évanouissant et se conservant à la fois, dans un dépassement continu.
Rien en musique, selon Adorno, ne reste isolé, « chaque détail ne devient ce qu’il est que par le lien qui le rattache — concrètement — à ce qui l’entoure et — par l’esprit — à ce qui est loin de lui : par le souvenir et l’attente ».
On le voit, cet art du temps qu’est la musique est spécialement adapté à donner à l’affectivité, si impossible qu’il soit de la représenter, une existence néanmoins concrète et significative grâce au matériau privilégié qu’est le son. Voici l’affectivité désormais comblée de sens.
LV : La musique est donc avant tout affaire de temps. Rythmes et mélodies, silences même se déploient dans le temps. Mais comment la musique peut-elle nous faire pénétrer le mystère du temps ?
TDK : Le maitre entre tous ici est saint Augustin, comme il ressort des trois tomes de l’étude remarquable de Paul Ricœur, Temps et récit ; en particulier le « joyau du trésor », suivant l’expression de Ricœur, qui dit avoir construit tout son ouvrage autour de ce joyau. Augustin y fait appel au chant récité par cœur afin de tenter de cerner le mystère du temps. Car le temps semble de prime abord constitué d’inexistants, puisque ce qui est passé n’est plus, ce qui est à venir n’est pas encore, et que le présent est toujours autre, insaisissable.
Augustin constate que la mémoire, l’attention et l’attente — c’est-à-dire les trois tensions de l’âme concordant à constituer le temps sous sa seule forme achevée, celle donc de la conscience, de l’âme — sont toutes trois essentielles à l’expérience de la mélodie. Il démontre que l’extension du temps est en réalité une distension de l’âme en un triple présent : le présent du futur, le présent du passé et le présent du présent — en une triple discordance, par conséquent.
LV : C’est fascinant ! Avez-vous ce texte avec vous ?
TDK : Voici le joyau : « Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins, mon attention est là, présente ; et c’est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, avance [agitur et agitur], plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout entière soit épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans la mémoire » (Confessions, XI, xxviii, 38).
LV : Saint Augustin ne va-t-il pas plus loin encore en comparant toute la vie humaine à un chant de louange ? Il me semble avoir lu cette comparaison dans l’une de ses homélies.
TDK : Il n’y a pas de doute que, pour Augustin, cet exemple du chant sert également de paradigme pour d’autres actions « dans lesquelles l’âme en se tendant souffre distension », dit Ricœur. Augustin ajoute donc : « Ce qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune de ses parties et pour chacune de ses syllabes ; cela se produit pour une action plus ample, dont ce chant n’est peut-être qu’une petite partie ; cela se produit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes les actions de l’homme ; cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes, dont les parties sont toutes les vies des hommes. » On pressent ainsi la puissance du paradigme musical, d’allure pourtant bien modeste au départ.
LV : Il est indéniable que la musique parle à notre cœur, qu’elle éveille en nous toute la gamme des émotions. Cependant, ne parle-t-elle pas aussi d’une manière spéciale à l’intelligence ? Si mon souvenir est bon, les sages médiévaux plaçaient la musique aux côtés de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie dans le traditionnel quadrivium des sciences mathématiques. Paul Claudel a dit un jour que la musique est l’âme de la géométrie, et nombreux sont ceux qui comparent les chefs-d’œuvre de Bach à des cathédrales d’ordre et d’harmonie !
TDK : La dimension intellectuelle extraordinaire de la musique, sa dimension architecturale si évidente par exemple chez Jean-Sébastien Bach, ne laisse pas en outre d’étonner. Elle ressort en particulier de la saisie simultanée des contraires, un propre de l’intelligence, dans la consonance et le contrepoint, par exemple.
Ses fondements mathématiques fascinaient déjà les pythagoriciens, qui ont découvert l’octave (harmonia, en grec, fait référence en premier lieu à l’octave), la quarte et la quinte, contribuant à faire de la musique une « arithmétique secrète de l’âme qui ne sait pas qu’elle est en train de compter », selon l’expression de Leibniz. Nous ne cessons, souvent inconsciemment, de mettre de l’ordre dans l’expérience (en fredonnant des airs, par exemple). L’identité du moi à travers l’évanescence du son et du temps est respectée et exprimée, assurée, par la mesure. Les intervalles du temps sont ainsi ramenés à un nombre concret et, par un retour constant, à une unité déterminée, à l’instar de la propre unité du moi au sein de l’incommensurable diversité de l’expérience. Les mouvements du corps, la danse et le ballet rendent plus manifeste encore l’emprise de la musique sur toute notre personne.
III. L’éducation
LV : La musique est enseignée dans la plupart des écoles aujourd’hui. Certains voudraient cependant la supprimer ou la réduire à une simple « option » en affirmant qu’elle n’est pas suffisamment utile. D’autres, au contraire, voudraient en faire un pilier de tout le programme éducatif en évoquant l’autorité des penseurs de l’Antiquité. Quelle place ces anciens philosophes accordaient-ils exactement à la musique dans l’éducation des enfants ?
TDK : Les Anciens, Platon et Aristote en tête, ont accordé la toute première place à la musique dans la formation des jeunes, et ce, pour un triple motif : l’éducation des passions, ses vertus thérapeutiques (« cathartiques »), et la forme, le sens qu’elle donne au loisir. Son influence sur le caractère moral est un thème récurrent. « Pourquoi, demande l’auteur de la section XIX des Problèmes, la sensation auditive est-elle la seule à avoir un caractère moral ? En effet, même exécuté sans paroles, un air a néanmoins un caractère moral. » Une part de sa réponse consiste à noter que « les mouvements qui accompagnent les sensations auditives entrainent à l’action, et les actions révèlent l’état moral ». On sait d’autre part combien l’importance de la musique dans l’éducation dès la première enfance est réaffirmée avec vigueur aujourd’hui.
LV : Comment la musique peut-elle contribuer à l’éducation morale ? N’est-elle pas dans l’ordre de l’esthétique plutôt que de l’éthique ?
TDK : Voyez-vous, pour être désiré, le bien doit être perçu, reconnu comme désirable. La lumière du beau précède en ce sens celle de la raison. Il en va de même, du reste, du plaisir et de la douleur, ces deux conseillers opposés, aveugles, que nous avons tous au-dedans de nous-mêmes très tôt dans nos vies, notait Platon dans les Lois : « Le plaisir, l’amitié, la douleur, la haine naissent comme il faut dans les âmes avant l’éveil de la raison. »
Il importe au plus haut degré que l’enfant prenne plaisir en des activités, des jeux par exemple, qui lui feront aimer ce qui sera bon pour lui plus tard. Si l’on a depuis longtemps considéré les arts comme le berceau de l’éthique, c’est que le gout de l’harmonie, de l’élégance même, cause un désir d’ordre intérieur. Sans aller jusqu’à la thèse extrême de Schiller, pour qui l’idéal d’humanité ne pouvait être engendré que par la beauté, on voit sans peine qu’un tel climat favorise l’épanouissement moral, même si la beauté n’assure pas d’emblée la bonté, ni l’esthétique l’éthique.
LV : Vous parlez souvent de l’importante de former l’affectivité des enfants, leur donner le gout des bonnes choses. Vous pensez que la musique peut réellement nous aider à être de meilleures personnes ?
TDK : Dans sa Politique, Aristote insiste à diverses reprises sur la joie qu’on reçoit de la musique, qui, « disons-nous tous, compte parmi les plus grands plaisirs ». Tout comme la gymnastique donne au corps une certaine forme, « la musique peut, elle aussi, façonner le caractère d’une certaine manière en habituant à pouvoir gouter de vraies joies ». Son influence sur le caractère moral et sur l’âme est claire, selon lui. Puisque la musique suscite en nous l’enthousiasme, qui est « un état affectif du caractère de l’âme », et que la vertu « consiste à éprouver à juste titre de la joie, de l’amour ou de la haine, rien évidemment n’est plus nécessaire à apprendre et à rendre habituel que de porter des jugements justes et de trouver sa joie dans des mœurs honnêtes et dans de belles actions ».
LV : Il y aurait donc similitude entre l’harmonie musicale et une vie harmonieuse ?
TDK : Aristote ajoute ce sujet : « C’est dans les rythmes et les mélodies surtout qu’on trouve des imitations très proches de la nature réelle de la colère, de la douceur et aussi du courage et de la tempérance, et de tous leurs contraires, et des autres qualités morales (cela, les faits le montrent clairement : à entendre de telles imitations, on change d’état d’âme). Et l’habitude d’éprouver de la douleur ou de la joie à de telles similitudes est bien proche de ce qu’on ressent de même en face de la réalité. » Tout cela montre à l’évidence les bienfaits de la musique dans l’éducation. La raison en est claire, encore une fois : « Il parait y avoir en nous quelque affinité (suggeneia) avec les harmonies et les rythmes », à telle enseigne que certains pythagoriciens pensaient que l’âme est une harmonie.
LV : Ne pourrait-on pas vous objecter que cette importance accordée à la musique dans l’éducation morale n’est qu’une idée proprement occidentale, une affaire de quelques philosophes grecs ?
TDK : On aurait bien tort d’isoler, à ce sujet, les Grecs. Car il n’existe pas, à ma connaissance, de tradition de sagesse qui n’ait dit substantiellement la même chose. Dans le Li-Ki confucéen, on lit : « Le propre de la musique est de sonder la source des sentiments et de découvrir ce qui doit être corrigé […]. Quand on permet à la musique d’exercer sur la vie intérieure l’action ordonnatrice qui lui est propre, elle fortifie dans l’âme les sentiments paisibles, droits, honnêtes, sincères. Quand y règne cet ordre, on goute alors la joie. » Le magnifique traité d’Al-Farabi sur la musique explique quant à lui que « l’homme, et tout animal doué de voix, selon qu’il est dans la joie ou sous l’empire de la douleur, émet des sons spéciaux » exprimant la tristesse, la tendresse, la colère ; or, « inversement, ces sons, ces notes feront naitre chez l’auditeur ces mêmes passions, ces mêmes états d’âme, pourront les exalter, les effacer ou les apaiser ».
La musique absorbe celles et ceux qui jouent et qui écoutent dans une expérience où les séparations et les oppositions tendent à disparaitre, et au sein de laquelle nait spontanément la convivialité. Elle offre la double joie de la création et de la détente.
LV : Certes, ces écrits de Li-Ki et d’Al-Farabi nous montrent que l’idée n’est pas seulement grecque, mais n’est-elle pas seulement ancienne et préscientifique ? Est-ce que des médecins ou des psychologues abondent dans le même sens aujourd’hui ?
TDK : Tout à fait ! Le célèbre psychiatre Anthony Storr par exemple s’est demandé pourquoi l’oreille est si profondément associée à l’émotion et à nos relations avec autrui. Serait-ce que, au commencement de la vie, nous entendons avant même de voir ? Notre première expérience d’entendre a lieu dans le sein maternel, bien avant notre saut dans le dangereux monde. Et selon David Burrows, « un enfant qui n’est pas encore né peut tressaillir dans le sein maternel au son d’une porte fermée en claquant. La riche et chaude cacophonie du sein maternel a été enregistrée : le battement de cœur de la mère et sa respiration comptent parmi les premiers indices qu’ont les bébés de l’existence d’un monde au-delà de leur propre peau ».
Les Grecs, Platon et Aristote les premiers, répète Anthony Storr, ont eu raison de soutenir que la musique est un instrument puissant d’éducation qui peut être utilisé à mauvais comme à bon escient. « Je ne serais pas surpris d’apprendre, ajoute Storr, que l’exposition à une musique qui ait une structure raisonnablement complexe facilite l’établissement de circuits neuronaux qui améliorent les fonctions cérébrales. » Quoi qu’il en soit, « nous devrions nous assurer qu’à tous en notre société l’opportunité soit donnée de profiter d’une gamme étendue de musiques de différents genres ».
LV : Ainsi, les mamans et les papas auraient bien raison de chanter des berceuses à leurs enfants encore dans le sein maternel. Plusieurs affirment ensuite que leurs enfants pouvaient reconnaitre leur voix après la naissance et y trouvaient un grand réconfort.
TDK : Je n’en doute point, car la voix humaine est à ce point individuelle et unique qu’elle rend immédiatement présente, sentie et pressentie, telle personne et nulle autre. Dans le chant, l’âme tire les sons de son corps même, pour ainsi dire, plutôt que de corps étrangers comme dans la musique instrumentale. « Le chant est simultanément la plus charnelle et la plus spirituelle des réalités », remarque George Steiner. « La racine de la musique est le chant », écrit le grand compositeur hongrois Zoltán Kodály dans un article consacré à l’initiation de l’enfant à la musique.
LV : Les cours de chant seraient donc à privilégier sur la maitrise des autres instruments ? De quoi réjouir les chefs de chœur !
TDK : C’est du moins la thèse de Kodály, pour qui la pratique active du chant demeure le moyen le meilleur et le plus accessible d’arriver à connaitre et à apprécier la musique. Les éléments rythmiques et mélodiques les plus simples « doivent être introduits à travers le jeu », recommande-t-il aussi. L’éducation qu’offre la musique aide les jeunes à « distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais ». Comme Schumann, Kodály voit dans la musique une « “nourriture spirituelle” indispensable au développement harmonieux et équilibré de l’enfant, sans quoi l’enfant souffre d’anémie spirituelle, c’est-à-dire d’un appauvrissement de la sensibilité, d’une atrophie de l’imagination, d’une régression de la subtilité intellectuelle et d’une perte du sens de la responsabilité ». Contre le « poison » d’une musique pourrie dès son jeune âge, tout remède ultérieur s’avère inefficace.
LV : Confucius disait d’ailleurs : « Si tu veux juger des mœurs d’un peuple, écoute sa musique ! » et d’une manière encore plus tranchée, Jean-Sébastien Bach a dit que « le but de la musique devrait n’être que la gloire de Dieu et le délassement des âmes. Si l’on ne tient pas compte de cela, il ne s’agit plus de musique, mais de nasillements et beuglements diaboliques ». J’aimerais revenir au chant. Pourquoi les enfants aiment-ils tant chanter ? Lorsque je travaillais dans des camps de vacances ou animais des temps de prière avec de jeunes enfants, j’arrivais toujours à les intéresser avec des chants.
TDK : Chanter, voyez-vous, est avant tout émettre et entendre des sons. Quand nous chantons, nous éprouvons alors notre corps de l’intérieur comme source de sons, mais aussi pour ainsi dire à distance. Il s’ensuit un double rapport au corps, bien perçu par Maine de Biran : lorsque l’individu « exerce avec intention l’organe vocal, son moi semble se diviser en deux personnes distinctes qui se correspondent : l’un parle, l’autre écoute ». C’est ce qui semble inciter l’enfant, très tôt, à jouer avec les sons. « L’enfant, écrit le philosophe canadien Gabor Csepregi, se sert de ses propres expressions vocales pour “inventer” l’un de ses premiers jeux d’adaptation et de relations réciproques. Lorsqu’il se met à expérimenter avec sa propre voix, il perçoit les sons émis comme des “invitations” à produire d’autres sons. Tout comme les mouvements de sa main, les sons deviennent pour lui des objets ludiques, riches en possibilités sensorimotrices. »
LV : Ainsi, la musique est une sorte de jeu éducatif ?
TDK : Oui, la musique absorbe celles et ceux qui jouent et qui écoutent dans une expérience où les séparations et les oppositions tendent à disparaitre, et au sein de laquelle nait spontanément la convivialité. Elle offre la double joie de la création et de la détente. Et, comme l’a si justement remarqué R. L. Stevenson, manquer la joie, c’est tout manquer.
LV : Vie affective, quête de sens et éducation : la musique et la vie humaine semblent s’épouser parfaitement comme deux inséparables ?
TDK : C’est ce que je voulais vous montrer. L’affectivité, c’est notre être tout entier, et, dénuées de sens, nos vies ne vaudraient pas la peine d’être vécues. Sans l’éducation, enfin, nous serions, chacune et chacun, Mozart assassiné. Aussi faut-il de la musique avant toute chose !
* Cet entretien a été réalisé à partir d’une conférence donnée par M. Thomas De Koninck, professeur de philosophie à l’Université Laval et titulaire de la Chaire « La philosophie dans le monde actuel ». Le texte final a été révisé par son auteur. Le titre de l’article est tiré d’un poème de Paul Verlaine.
Source: Lire l'article complet de Le Verbe