Un texte de Charles Vaugirard
Frédéric Ozanam est une figure majeure du catholicisme français du 19e siècle. Né en 1813 et mort en 1853, ce laïc, marié et père de famille, a été un pionnier du catholicisme social, un intellectuel de haut vol et un penseur politique d’envergure.
Pour bien saisir le personnage, il faut d’abord regarder l’époque qu’il a connue. Frédéric Ozanam est né en 1813 à la fin du règne de Napoléon Ier, et durant sa vie, la France a changé sept fois de régime : le Premier Empire, la Première Restauration, les Cent-Jours, la Seconde Restauration, la monarchie de Juillet, la Deuxième République et le Second Empire… (voir l’encadré « Un siècle de révolutions »)
Naissance d’un intellectuel
Frédéric Ozanam a été le témoin de l’émergence du monde moderne. Son action et son œuvre littéraire dans cette nouvelle société le rendent passionnant et terriblement contemporain.
Il a connu les affres de son époque jusque dans sa vie intérieure.
À 16 ans, Frédéric est entré dans une nuit de la foi à cause des propos sceptiques de ses professeurs au Collège royal de Lyon. Ces hommes étaient des anticléricaux athées ou déistes qui attaquaient insidieusement la foi. C’est pour lui une période difficile composée d’angoisses existentielles et de pleurs nocturnes. Mais il ne se décourage pas, il persévère dans la pratique des sacrements, et c’est un professeur de philosophie, un prêtre, l’abbé Noirot, qui l’accompagne sur le chemin de la foi par le moyen de la raison. Frédéric est donc revenu à la foi non par une grâce particulière comme Frossard ou Claudel, mais par une démarche philosophique rationnelle.
Cet article provient du numéro spécial Apocalypse paru au printemps 2020.
Le retour à la foi donne à Frédéric une immense paix. De là, il fait une promesse : consacrer sa vie au service de la vérité, comme il le dit en 1850 dans son Avant-propos au cours sur la civilisation au Ve siècle, son testament spirituel.
Toute sa vie est marquée par cette promesse. Toute son œuvre littéraire est traversée par le service de la vérité, par une démarche rationnelle qui complète la foi. Il a commencé à écrire, dès son retour à la foi, des articles d’apologétique publiés dans le journal L’Abeille française.
À 18 ans, alors qu’il étudiait le droit à Paris, il a écrit son premier livre : Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon, un essai où il réfute point par point l’idéologie saint-simonienne, un socialisme mêlé de religiosité panthéiste qui prospérait alors en France. Ce premier ouvrage lui a valu les félicitations de Lamartine et de Chateaubriand.
S’ensuit une intense activité d’évangélisation au sein de la conférence d’histoire, une association d’étudiants en droit qui organisait des débats entre catholiques et non-croyants à propos de l’histoire de l’Église. Plusieurs de ses exposés ont été publiés dans la presse et d’autres sont devenus des livres, comme Deux chanceliers d’Angleterre, dans lequel il épingle le philosophe Francis Bacon et rend hommage à saint Thomas Beckett.
Toute l’œuvre littéraire d’Ozanam repose sur la recherche du vrai, du beau et du bien : une recherche sincère de la vérité, présentée dans une langue française rigoureuse et dans le respect du contradicteur.
Mais très vite, un jeune saint-simonien lui a fait comprendre que l’action intellectuelle ne suffisait pas. Un soir, après un exposé sur l’histoire de l’Église, ce jeune non-croyant interpelle Ozanam en lui demandant où étaient ses œuvres pour les pauvres. Frédéric est déstabilisé et il reconnait que cet étudiant avait raison : il ne faisait rien pour les plus démunis. Alors, avec d’autres jeunes catholiques, il décide de passer à l’action.
De la parole aux actes
Le 23 avril 1833, Ozanam et quelques-uns de ses amis fondent une « conférence de charité » vouée au service des pauvres. Ils se rapprochent de sœur Rosalie Rendu, une fille de la Charité (béatifiée par Jean-Paul II en 2003) qui connaissait les faubourgs misérables de Paris. Elle devient leur institutrice de la charité.
Le groupe de jeunes pratique une charité de proximité en visitant les pauvres chez eux, ce qui était une nouveauté : les bourgeois de cette époque faisaient venir les nécessiteux à leur domicile pour qu’ils reçoivent leur obole. Cette visite à domicile a permis à Frédéric d’avoir une connaissance précise de la pauvreté en France.
La conférence de charité se développe rapidement. En 1834, elle devient la Société de Saint-Vincent-de-Paul en se mettant sous le patronage de l’apôtre de la charité moderne. À la mort de Frédéric en 1853, elle comptait 15 000 membres dans 29 pays — dont le Québec, où la première conférence sera fondée en 1846.
Ozanam n’a pas pour autant troqué l’apostolat intellectuel pour l’engagement caritatif. Avec la Société de Saint-Vincent-de-Paul, Frédéric a découvert le service de la vérité par la charité. Mais l’exercice de la charité n’empêche pas la démarche intellectuelle, qu’il a poursuivie jusqu’à sa mort.
Frédéric a été un brillant universitaire, docteur en droit et en lettres. Son œuvre a concilié science et foi et a démontré que ces deux domaines ne s’opposaient pas. D’abord professeur de droit à Lyon (1839-1840), il a défendu un humanisme chrétien avec les notions de droit naturel et de justice sociale. Ensuite professeur de lettres à la Sorbonne (1841-1853), il a été un historien réhabilitant le Moyen Âge. Il annonçait ainsi les grands médiévistes du 20e siècle comme Régine Pernoud, Georges Duby ou Jacques Le Goff, qui ont combattu la légende d’un Moyen Âge obscurantiste.
Histoire de la christianisation de l’Europe
Surtout, son travail d’historien lui a permis de réaliser un projet qu’il envisageait déjà peu de temps après sa sortie de la nuit de la foi. Il voulait écrire une grande étude sur les religions, trouver les traces de vérité qu’elles portent et démontrer l’apport du christianisme à l’humanité. Cette entreprise colossale s’est affinée avec le temps pour devenir une histoire de la transformation de l’Europe païenne par le christianisme.
Il a commencé par sa thèse de lettres sur Dante et la philosophie catholique (1839). Il a ensuite écrit les deux tomes des Études germaniques : les Germains avant le Christ (1847), qui constitue une étude précise d’un peuple païen, et La civilisation chrétienne chez les Francs (1849), qui analyse la transformation des Germains par le christianisme.
Les Études germaniques répondaient à un besoin bien précis : Frédéric avait constaté en Allemagne, avec inquiétude, la montée d’un romantisme néopaïen exaltant la société germanique préromaine et s’éloignant du christianisme. Il prenait la forme d’un nationalisme païen, et Frédéric voyait là un retour à la barbarie… Il a donc voulu défendre le christianisme comme élément civilisateur afin de convaincre ses lecteurs de ne pas sombrer dans une nostalgie païenne.
Comment ne pas lui donner raison ? Le nationalisme allemand qui a prospéré durant tout le 19e siècle a accouché du pangermanisme autoritaire, qui a lui-même engendré la débâcle guerrière et totalitaire du 20e siècle. Frédéric a entraperçu, avec un siècle d’avance, la folie du nationalisme païen.
Il a ensuite écrit et prononcé son cours sur La civilisation au Ve siècle (1850), qui analyse la transformation de l’Europe par le christianisme lors de la chute de l’Empire romain. Ce cours est le dernier document de son étude sur le christianisme au Moyen Âge.
Sa grande œuvre reste inachevée. Mais elle est complétée par d’autres textes, notamment son cours sur le Purgatoire de Dante et son livre sur les poètes franciscains. Toute son œuvre littéraire repose sur la recherche du vrai, du beau et du bien : une recherche sincère de la vérité, présentée dans une langue française rigoureuse et dans le respect du contradicteur, sans violence aucune. Il a exposé cette méthode dans son discours intitulé Des devoirs littéraires des chrétiens (1843).
Frédéric Ozanam avait une connaissance érudite de l’histoire, du droit, de la philosophie et de la théologie, mais il avait aussi une connaissance très concrète de la société française, notamment de la vie des classes populaires, grâce à la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Tout ce savoir mêlé à cette expérience concrète lui a permis de créer une pensée politique originale : la démocratie chrétienne.
Dans une lettre de 1836, Frédéric a décrit la lutte des classes qui s’annonçait :
« Car si la question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes ni une question de formes politiques, mais une question sociale ; si c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop, si c’est le choc violent de l’opulence et de la pauvreté qui fait trembler le sol sous nos pas, notre devoir, à nous chrétiens, est de nous interposer entre ces ennemis irréconciliables, et de faire que les uns se dépouillent comme pour l’accomplissement d’une loi, et que les autres reçoivent comme un bienfait ; que les uns cessent d’exiger et les autres de refuser, que l’égalité s’opère autant qu’elle est possible parmi les hommes ; que la communauté volontaire remplace l’impôt et l’emprunt forcés ; que la charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire. »
Selon lui, les chrétiens doivent s’interposer entre les classes en instaurant une véritable justice sociale.
« Passons aux barbares… »
En 1839, il a présenté des principes de justice sociale inspirés du thomisme dans son cours de droit commercial. Mais au fil du temps, il a compris que cette justice sociale ne se mettrait en place que par un système politique où tout le monde participe : la démocratie. Mais pas n’importe quelle démocratie, une démocratie chrétienne rendue possible par les progrès de l’évangélisation des classes populaires dont il a été témoin. Une démocratie chrétienne, car habitée de principes chrétiens.
Il a vu le pape Pie IX s’appuyer sur le peuple en 1847 et, porté par cet exemple, il est devenu un ardent démocrate en clamant au début de 1848 devant un parterre de bourgeois catholiques : « Passons aux barbares et suivons Pie IX ! » — les barbares étant, selon la perspective méprisante des bourgeois, les ouvriers…
Mais la référence aux barbares était aussi une référence à la chute de l’Empire romain, une période où les chrétiens croyaient en la conversion des Germains et en la création d’un nouveau monde incluant ces barbares devenus chrétiens. La grande mutation politique, sociale, économique et intellectuelle du 19e siècle était pour lui une période comparable au 5e siècle. Il croyait que les chrétiens devaient accompagner cette mutation sans regretter l’ancien monde.
Son appel à passer aux barbares est alors prophétique, car, plusieurs jours après, la révolution de 1848 éclate, renverse la monarchie de Juillet pour installer la IIe République et le suffrage universel.
Frédéric crée alors un journal démocrate-chrétien, L’Ère nouvelle, qu’il agrémente de nombreux articles exposant une pensée sociale et politique très riche. Il se présente même aux élections de l’assemblée constituante, mais il est battu, faute d’une campagne électorale suffisamment préparée. Il en est resté une très belle profession de foi où il qualifie la devise de la République — Liberté-Égalité-Fraternité — d’avènement temporel de l’Évangile.
La IIe République sera un échec, et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte restaurera l’Empire quelques années plus tard. Mais les idées de Frédéric ont prospéré dans le monde, en France et notamment en Italie, où les fondateurs de la democrazia cristiana voyaient en lui le « premier leadeur de la démocratie chrétienne ».
Saint Jean-Paul II, quant à lui, l’a qualifié de « précurseur de la doctrine sociale de l’Église ». Ces deux titres sont amplement mérités pour celui qui a mis sa vie au service de la vérité.
Charles Vaugirard est auteur, spécialiste de l’œuvre de Frédéric Ozanam et tient le blogue des Cahiers libres.
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