par Henry Laurens.
Il y a cent ans, une réunion internationale à San Remo consacrait de nouvelles frontières au Proche-Orient et, de facto, le mandat britannique sur la Palestine établi en juillet 1920. Les sionistes y voient l’origine de l’État d’Israël, et Benyamin Nétanyahou a célébré cet anniversaire. Mais cette conférence, qui avait vu s’affronter Britanniques et Français, restera d’abord marquée par ses ambiguïtés concernant le projet sioniste en Palestine.
Le centenaire de la conférence de San Remo du 24 avril 1920 censée avoir partagé le Proche-Orient entre Français et Britanniques vient d’être commémoré, soit pour le déplorer, soit pour s’en féliciter. Si la cérémonie officielle prévue en Italie a été annulée à cause de l’épidémie de Covid-19[1], le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou s’est adressé aux évangélistes américains dans un message repris par les réseaux protestants. Il a affirmé que cette conférence avait donné à la Grande-Bretagne un mandat sur la Palestine et reconnu formellement le droit du peuple juif à y établir un « foyer national ». Un siècle plus tard, cet engagement devrait être totalement mené à sa fin avec l’annexion d’une bonne partie de la Cisjordanie.
Faute de cérémonie officielle, différentes déclarations ont fait de San Remo un moment « séminal » de l’histoire du sionisme.
Cette « reconnaissance internationale » ne prend pas en compte le fait que les principaux intéressés, les habitants de la Palestine, n’avaient pas été consultés (on connaissait leur opposition) et que l’on a décidé à leur place. Le « plan Trump », un siècle après San Remo, persiste dans cette voie.
De façon générale, diverses instances sionistes font de San Remo la base de la légitimité internationale de l’État d’Israël. Sur le site de l’Israel Forever Foundation on trouve un mélange des « résolutions » de San Remo avec l’accord dit « Fayçal-Weizmann », signé en 1919 entre l’émir Fayçal Ibn Hussein, fils du roi du Hedjaz et futur roi de Syrie, et Chaim Weizmann, futur président de l’Organisation sioniste mondiale puis de l’État d’Israël, accord qui aurait reconnu la légitimité du projet sioniste. Le problème est que l’accord était conditionnel, que Fayçal ne savait pas ce qu’il avait signé et que, de toute façon, il n’était pas mandaté par les Arabes de Palestine. Des ouvrages tout à fait sérieux présentent la charte du Mandat sur la Palestine adoptée en juillet 1922 par la Société des Nations comme étant la « résolution » décidée à la conférence de San Remo.
Une Palestine rattachée à la Syrie
La position réelle de Fayçal en avril 1920 se retrouve certainement dans cette note du 5 avril signée par le général Gouraud, haut-commissaire de France à Beyrouth, à un moment où on s’attend à ce que l’émir réponde positivement à l’invitation qui lui a été faite de venir à la conférence[2] :
J’ai signalé à V. E. que l’Émir Fayçal, contrairement à son intention précédemment annoncée, n’avait fait aucune mention particulière du sionisme dans la demande qu’il a adressée à la France et à l’Angleterre, en vue d’obtenir avant de se rendre en Europe une déclaration de leur part concernant l’indépendance syrienne. Or, j’ai confirmation que l’Émir Fayçal considère des sûretés comme acquises vis-à-vis du mouvement juif, en raison de la convention que lors de son séjour, il a passée avec le docteur Weizmann.
D’après cette convention, dont les contractants possèdent un exemplaire et qui n’est valable qu’en cas de réalisation de l’indépendance des pays arabes, les sionistes admettent que la Palestine soit rattachée à la Syrie et soumise à son gouvernement qui reconnaît, d’autre part, l’égalité des droits des israélites, soit originaires du pays, soit même immigrants.
C’est bien, semble-t-il, ce que Fayçal avait compris du document qu’il avait signé. Tout l’argumentaire sur la légitimité internationale repose sur une représentation implicite d’un Proche-Orient vide d’habitants. Les Occidentaux auraient ainsi donné aux Arabes la très grande partie de la région et une petite partie aux juifs. Inutile de dire que c’est contraire au droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, principe qui était en train de s’imposer en droit international depuis le début du XXe siècle.
Manœuvres britanniques
La fin de l’empire ottoman avait été actée lors de l’expédition des Dardanelles et des massacres d’Arméniens au printemps 1915. La correspondance entre Hussein Ibn Ali, chérif de La Mecque et Sir Henry McMahon, haut-commissaire britannique en Égypte, avait établi le principe de la constitution d’un ou plusieurs États arabes, avec une confusion sur leur définition géographique. Le Britannique Mark Sykes et le Français Georges -Picot avaient ensuite défini des zones d’influence. Fayçal était en droit de considérer que la Palestine ferait partie des territoires arabes, et les Britanniques qu’elle en était exclue. Sykes et Picot avaient décidé de l’internationaliser, c’est-à-dire d’en faire un condominium franco-britannique. Le tout avait été avalisé par les Russes et les Italiens.
En 1917, les Britanniques, en train de conquérir la Palestine, avaient décidé de ne pas respecter leurs engagements. C’est l’une des raisons de la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, qui envisageait favorablement l’établissement d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine, étant clairement entendu que rien ne serait fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine ni aux droits et au statut dont les juifs disposaient dans tout autre pays.
Mais la fameuse déclaration n’était qu’un engagement unilatéral de Londres, tout à fait compatible avec le principe d’une Palestine internationalisée. Dans ce contexte, et pour apaiser les inquiétudes du président américain Thomas Woodrow Wilson qui avait marqué son refus d’accord entre puissances alliées, les Français et les Britanniques avaient accepté, au minimum, de consulter les populations sur leur avenir. Il fallait alors s’adapter aux nouveaux principes de droit international.
Le « wilsonisme » au début de 1919 suscitait en effet un immense espoir chez tous les peuples dominés. Mais le président des États-Unis, démocrate sudiste, était particulièrement attaché à la ségrégation raciale. Pour lui, le droit des peuples concernait essentiellement les hommes blancs, définis curieusement comme « caucasiens ». Il ne prenait pas en compte le mélange des populations. L’effondrement des empires en Europe centrale et orientale aura ainsi pour conséquence de faire apparaître dans les nouveaux États des minorités dites allogènes, pourtant présentes sur ces territoires depuis des siècles. Il faudra alors envisager un statut des minorités leur garantissant des droits linguistiques, culturels et religieux.
Reste la question des Proche-Orientaux que les Américains appellent « Syriens ». L’immigration syrienne avait commencé aux États-Unis dans les années 1880, mais ce n’est qu’en 1916 qu’un tribunal américain leur avait accordé définitivement le statut de « Caucasiens » de race sémite.
Les Britanniques agissent habilement. Ils font d’abord reconnaître le principe de mandats de la future Société des Nations sur les anciennes colonies africaines de l’Allemagne peuplées de populations de race noire, puis ils proposent de l’élargir aux anciennes provinces arabes de l’empire ottoman. Wilson en accepte le principe, à condition qu’il soit à durée déterminée et que les habitants soient consultés sur le choix de la puissance mandataire.
La diplomatie britannique pousse Fayçal, représentant des Arabes à la conférence de la paix, à demander un mandat unique sur les anciennes provinces arabes, ce qui permettrait de constituer une unité arabe sous la tutelle de Londres. En même temps, on lui explique qu’il lui faut avoir le soutien des sionistes pour obtenir l’appui américain, ce qui explique le contexte de l’accord avec Weizmann et la lecture qu’il a pu en faire.
Les Français s’accrochent à leurs exigences sur la Syrie, d’où de violents débats diplomatiques. Finalement Londres se rend compte que consulter les populations conduirait à voir les Palestiniens demander à la France si elle s’oppose au sionisme.
À l’automne 1919, il faut solder les comptes. Les Américains se sont retirés de la négociation et le coût de l’occupation de l’ensemble du Proche-Orient est exorbitant pour les finances britanniques. Londres abandonne le nationalisme arabe et ordonne l’évacuation des troupes britanniques de Syrie, laissant face-à-face Fayçal et les Français. Les intéressés signent un accord provisoire en décembre 1919.
Méfiance de la France à l’égard du sionisme
La IIIe République s’est toujours méfiée du sionisme, même si elle soutenait discrètement l’entreprise de colonisation rurale d’Edmond de Rothschild en Palestine ainsi que l’action de l’Alliance israélite universelle, vues comme des instruments d’influence française. Dans l’espace ottoman, les sionistes s’opposaient aux « alliancistes » considérés comme des ennemis du nationalisme juif.
Theodor Herzl le savait bien. Il n’a jamais cherché à entrer en contact avec le gouvernement français, contrairement à ceux des autres grands pays européens. Son idéal politique était plus proche de la Prusse de Guillaume II que de la République française. Après sa mort (1904), l’Organisation sioniste avait déplacé son siège de Vienne à Berlin, tandis que les colons en Palestine venaient souvent de la gauche révolutionnaire russe. Les sionistes s’étaient faits les agents zélés d’une politique britannique visant à faire disparaître la France du Proche-Orient. Pour Paris, le sionisme était une invention allemande composée de révolutionnaires russes et au service de la Grande-Bretagne. Tout pour déplaire, en quelque sorte…
C’était, pour les hommes de la IIIe République persuadés que l’accession à l’universel devait passer par la culture française, une question de nature philosophique et accessoirement un instrument d’influence. Depuis la fin des années 1870, les élites de la Méditerranée orientale avaient adopté le français comme langue de la modernité. La renaissance culturelle arabe se construisait en partie comme une translation/traduction du français. On parlait au début du XXe siècle d’une « France du Levant » dont la Syrie que l’on projetait d’établir aurait été l’aboutissement.
Le sionisme et le nationalisme arabe étaient donc largement perçus à Paris comme des instruments de combat contre la politique française. Les responsables français évoquaient une dangereuse boîte de Pandore que les Britanniques avaient ouverte en 1916-1917 et qu’ils seraient ensuite dans l’incapacité de renfermer.
Tout se joue sur les ressources en eau
Une fois le principe des deux mandats adoptés, il fallait en déterminer les contours. Pour l’Irak, la question était relativement facile puisque l’on prenait pour base les limites de la province de Mossoul. En revanche, l’établissement de la frontière entre la Palestine et l’ensemble syro-libanais était une question ouverte. Les Britanniques, coupés des nationalistes arabes, n’avaient plus pour argument que les intérêts sionistes.
C’est sur la question des ressources en eau que tout se joue. Les Britanniques demandent une Palestine comprenant les bassins hydrographiques du Litani et du Jourdain, afin de satisfaire aux besoins du mouvement sioniste. La réponse française est de n’admettre qu’une Palestine biblique de Dan à Beersheba. Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay est clair sur ce point :
Le Gouvernement français est sympathique à l’idée de faciliter la vie des colonies sionistes de la Palestine et est prêt à leur donner une partie de la force des eaux ; mais il n’a jamais consenti à traiter de puissance à puissance avec les sionistes, pour lesquels il n’est nullement question de créer un État palestinien au détriment des populations chrétiennes et musulmanes. Il n’y a donc aucune raison pour que les sionistes revendiquent nos territoires de Syrie.
(9 mars 1920, Archives nationales, papiers Millerand, n° 470, AP carton 60)
Il précise que la France n’est pas engagée par la déclaration Balfour dont le contenu est vague. Le gouvernement français est prêt à accepter une délimitation un peu plus au nord de la ligne Sykes-Picot (au niveau d’Haïfa) pour aller jusqu’à Dan, que l’on suppose être en Galilée. C’est sur cette base que la délimitation définitive sera faite les années suivantes.
Le sort des catholiques orientaux
La conférence interalliée de San Remo a traité des différents contentieux de l’après-guerre. Les Américains y ont été invités à titre d’observateurs. Elle se joue donc entre les représentants de trois puissances, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, ainsi que le Japon qui s’exprime peu. La postérité a retenu essentiellement la journée du 24 avril 1920, consacrée à la rédaction des articles concernant le futur traité de Sèvres avec l’empire ottoman.
L’essentiel de la production historique repose sur le procès-verbal britannique rédigé par Maurice Hankey publié au tome VIII des Documents on British Foreign Policy, 1919-1939 (First Series, Londres, 1958). Selon l’adage que si l’histoire ne se répète pas, les historiens se copient les uns les autres, personne ne se réfère au procès-verbal français que j’ai publié il y a plus de vingt ans. Sur un certain nombre de points, il diffère de la version anglaise.
Le point essentiel est qu’à San Remo on n’a pas parlé de la répartition des mandats et de leurs contours. La question essentiellement abordée a été le sort des catholiques orientaux et, à partir de là, de l’exégèse à donner à la déclaration Balfour. Il n’y a pas été question des Arabes, les Britanniques ayant rompu leur alliance avec Fayçal.
Sous l’empire ottoman, la France avait revendiqué un « protectorat » sur l’ensemble des catholiques de l’Empire. Les autres puissances catholiques l’avaient contesté, mais la très grande majorité des missionnaires étaient français, et la catholicité en question avait largement adopté le français comme langue de culture et d’éducation.
D’entrée de jeu, la délégation française menée par Philippe Berthelot veut clarifier la question de la déclaration Balfour « sous réserve du respect des droits politiques civils et religieux des communautés non juives en Palestine ainsi que des droits traditionnels existants, sans porter atteinte aux droits et au statut politique dont bénéficient les Juifs dans d’autres pays ».
Il s’agit donc d’abord de préserver le protectorat catholique (droits traditionnels existants) et ensuite de défendre les droits des « communautés non juives ».
Un débat assez âpre s’engage sur le fait que la France a ou n’a pas approuvé la déclaration Balfour. Le représentant italien Francesco Saverio Nitti ramène au premier rang la question essentielle du protectorat catholique de la France, que l’Italie a toujours combattu. Il affirme que les catholiques palestiniens n’en auront plus besoin puisque la Palestine sera gouvernée par la Grande-Bretagne. Le premier ministre britannique Lloyd George marque que le maintien du protectorat catholique serait inacceptable puisqu’il donnerait à la France un droit d’ingérence permanent dans les affaires palestiniennes.
Les Français doivent céder sur la question du protectorat religieux, mais reviennent sur le texte de la déclaration Balfour. Ils acceptent l’idée d’un « home » juif, mais pas l’établissement d’un État juif (le procès-verbal britannique devient très elliptique à ce moment-là). Ils insistent pour que l’on reconnaisse l’égalité de toutes les communautés en Palestine en matière de droits politiques.
On s’en tient à une formule vague et un texte est accepté pour devenir la base de la discussion du lendemain. Il devient le 25 avril l’article 95 du futur traité de Sèvres :
Les Hautes Parties contractantes sont d’accord pour confier, par application des dispositions de l’article 22, l’administration de la Palestine, dans les frontières qui seront déterminées par les Principales Puissances alliées, à un mandataire qui sera choisi par lesdites Puissances. Le mandataire sera responsable de la mise à exécution de la déclaration originairement faite le 2 novembre 1917 par le Gouvernement britannique et adoptée par les autres Puissances alliées, en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, étant bien entendu que rien ne sera fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine, non plus qu’aux droits et au statut politique profitant aux juifs dans tout autre pays.
Mais ce traité ne sera jamais ratifié et donc son contenu juridique sera invalidé. Jusqu’en 1923, la Palestine restera juridiquement un pays occupé, même si le mandat britannique a effectivement commencé le 1er juillet 1920 avec l’installation de l’administration civile dirigée par Sir Herbert Samuel. La déclaration Balfour sera bien intégrée dans la charte du mandat, mais préalablement il aura été bien indiqué dans un Livre blanc britannique qu’il n’est pas question de constituer un État juif.
La conférence de San Remo a donc essentiellement porté sur la question du protectorat catholique de la France et des droits des communautés non juives. L’interprétation française donnée par le président du conseil, Alexandre Millerand, est à l’opposé des commentaires apportés un siècle après. Le 7 mai 1920, il en informe Gouraud :
Le gouvernement français et ses délégués dans les différentes conférences n’ont jamais admis que la Palestine puisse devenir un État sioniste ni qu’un régime sioniste puisse être instauré en Palestine.
Il n’a jamais été question d’autre chose que de l’installation d’un « foyer national juif », c’est-à-dire de faciliter l’établissement et le développement prospère de colonies juives, agricoles, industrielles, sur certains points du territoire palestinien, où les Juifs pourraient venir des différentes parties du monde trouver un foyer sur l’ancienne terre natale.
Il a toujours été spécifié de la manière la plus explicite que les groupements israélites ne jouiraient à aucun degré de droits politiques, civils ou religieux supérieurs à ceux des autres populations ou chrétiennes ou musulmanes, et ne seraient pas mis en mesure de contrarier le libre développement ou de diminuer les garanties données à toutes les communautés vivant en Palestine.
En dernier lieu, à la Conférence de San Remo, les explications échangées entre lord Curzon et moi ne m’ont laissé aucun doute sur ces points[3].
(MAE Levant Palestine, 1918-1929, XIV, 197)
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[1] Haaretz, 26 avril 2020.
[2] MAE, Levant Palestine, 1918-1929, XIV, 165.
[3] Lord Curzon est alors le ministre britannique des affaires étrangères.
illustration : « San Remo : la conférence des 4 Nations, » 1920 Agence de presse Meurisse/BNF Gallica
source : https://orientxxi.info
Source: Lire l'article complet de Réseau International