Compostage, tourisme responsable et pailles en carton : changement réel des mentalités ou bonne conscience petite-bourgeoise ? Insuffisant, dans tous les cas, pour certains activistes qui ont pris la menace environnementale très au sérieux, peut-être trop au sérieux. Les militants d’hier déposaient une petite fleur dans le canon des pistolets ; ceux d’aujourd’hui prennent le pistolet pour défendre la fleur. Coup d’œil sur les mouvements d’écologie radicale et sur les idées et les sentiments qui les animent.
La révolution est un vieil idéal.
Or, notre époque présente ceci de nouveau que la société n’est plus seulement à transformer radicalement, mais à préserver rapidement. Sur le plan mondial, les statistiques sont, disons, inquiétantes : le réchauffement climatique depuis 1998 est probablement deux fois plus rapide que ce que les scientifiques avaient prévu ; la fonte des icebergs laisse déjà entrevoir une montée rapide du niveau des eaux ; d’ici 2050, on pourrait compter plus de 250 millions de réfugiés climatiques. D’autres prévisions exigeraient un avertissement « cœurs sensibles s’abstenir ».
Cet article provient du numéro spécial Apocalypse paru au printemps 2020.
Aux grands maux, les grands moyens. Pour un nombre grandissant d’activistes, les éléments sont réunis pour entreprendre une nouvelle révolution : la mort de l’économie industrielle par l’avènement de l’écologie radicale. Sur tous les continents, des groupes et des réseaux s’organisent. Les moyens choisis diffèrent.
L’idéal paléolithique
Pour certains, la révolution est surtout domestique : s’extirper des standards actuels de consommation et d’hygiène de vie qui mènent au gaspillage et au surmenage. Un mouvement comme FeralCulture (Culture sauvage) vise dans cette perspective à recréer le mode de vie paléolithique des chasseurs-cueilleurs. « Nos ancêtres ont existé pour plus de deux millions d’années en chassant et en s’assemblant en petits groupes, avec un niveau d’égalité et de jeu que les hommes modernes sont incapables de reproduire dans le contexte de la civilisation », peut-on lire sur la page Facebook (!) du groupe Feralculture — Hunter-Gatherer Community Building.
Près de Chappel Hill, en Caroline du Nord, l’école Wild Roots vous apprend à dépouiller un raton laveur, à travailler le métal ou à chasser. Une communauté y vit, sans électricité ni plomberie, se nourrissant par la chasse (toujours maigre), les restes de poubelles (dumpster diving) ou le troc.
L’industrie, l’agriculture, la technologie : ce qui est aujourd’hui le paysage de l’économie moderne est dénoncé comme destructeur et aliénant. Et les groupes les plus violents sont prêts à tous les moyens pour y mettre fin.
Ici, la stratégie, c’est le retrait. La formation de petites communautés (communes ou écoles) et le développement des capacités « primitives » doivent permettre une plus grande indépendance envers les structures économiques de la société. Rares toutefois sont ceux qui s’isolent complètement : l’accès à Internet, aux établissements d’éducation ou à divers biens de consommation essentiels demeure encore impératif pour la plupart des primitivistes.
La terreur verte
Pour plusieurs activistes radicaux, ce simple « retour à la terre » est largement insuffisant. Jamie Bartlett, un journaliste britannique spécialiste de l’écoextrémisme, affirme que quelques milliers d’Américains sont actuellement prêts à commettre des actes terroristes, et que ce nombre ne devrait qu’augmenter dans les prochaines années : « Les conditions nécessaires pour la radicalisation de l’activisme climatique sont toutes en place. Certains groupes montrent déjà des signes de cette transition. »
Des associations comme Earth First !, Individualists Tending Towards the Wild (ITS, pour Individualistas Tendiendo a lo Salvaje) ou Deep Green Resistance, qui ont des antennes un peu partout dans le monde, sont déjà connues pour leurs actions de sabotage sur différents complexes industriels. ITS, une des associations écologistes les plus obscures et radicales, a déjà revendiqué au moins trois meurtres, publiant des communiqués sur certains sites Internet anarchistes, notamment le défunt Atassa.
La stratégie de Deep Green Resistance est moins meurtrière, mais tout aussi belliqueuse. On y propose un plan étoffé de « Guerre écologique décisive », inspirée de différentes tactiques militaires. D’une mobilisation efficace en passant par le sabotage ponctuel et la « perturbation des systèmes », la guerre doit mener au « démantèlement décisif » de l’infrastructure industrielle des énergies fossiles.
Au Québec, le groupe le plus visible est peut-être Extinction Rébellion, antenne locale d’une association anglaise dont l’action consiste en des gestes non violents de désobéissance civile et d’éducation populaire. Au printemps 2019, des militants ont interrompu une conférence de l’Association de l’énergie du Québec (anciennement Association pétrolière et gazière du Québec) en se collant les mains sur une table et sur la porte d’entrée de l’immeuble. Ils auraient même eu l’occasion de débattre avec les dirigeants de l’association, le temps de les décoller sans trop de souffrances…
En avril dernier, d’autres se sont installés devant les bureaux montréalais du premier ministre François Legault pour donner un « cours de rue » sur les enjeux environnementaux, dénonçant par le fait même le manque de sensibilisation à cet égard dans les écoles du Québec.
La responsabilisation écologique, seul objectif ? Pour l’écologie bourgeoise, peut-être.
Or, les mouvements d’écologie radicale trouvent leur motivation dans des idées, des sentiments et même des spiritualités beaucoup plus vastes. Quelle est leur cohérence ? Quelles sont les idéologies dominantes ? Analysons maintenant ces mouvements de plus près. Ici, l’enjeu n’est rien d’autre que notre compréhension de la civilisation humaine.
La civilisation aux poubelles
Les sources idéologiques de ce que nous avons nommé « l’écoextrémisme » sont multiples : anarchie, féminisme, écologie profonde, nihilisme, culture autochtone, « veganarchy » et « iconoclasme ». Tous se regroupent toutefois sous la bannière « anti-civ » (anticivilisation).
L’industrie, l’agriculture, la technologie : ce qui est aujourd’hui le paysage de l’économie moderne est dénoncé comme destructeur et aliénant. Et les groupes les plus violents sont prêts à tous les moyens pour y mettre fin.
L’écoterrorisme n’est pas nouveau. On se rappellera l’affaire Ted Kaczynski, ce diplômé de Harvard en mathématiques qui, dès 1978 et pendant 17 ans, envoyait des colis piégés à des scientifiques ou à de grandes entreprises, avant d’être arrêté à la suite de la publication de son manifeste (son frère a reconnu sa prose). Son ouvrage le plus connu, La société industrielle et son avenir, suscite encore aujourd’hui des « conversions » écologiques chez des personnes de tous les milieux.
On peut aussi remonter davantage et trouver une influence persistante d’auteurs du 19e siècle comme David Henri Thoreau, le dandy des bois, et Léon Tolstoï, le célèbre auteur végétarien et anarchiste. Tous deux se révoltaient déjà contre l’industrialisation de la société et encourageaient la liberté individuelle hors des structures de la société ainsi que le loisir au sein de la nature sauvage.
Car l’objectif est non seulement écologique, mais aussi sociétal. Le groupe Deep Green Resistance vise par exemple à « priver les riches de leur pouvoir de voler aux pauvres, et les puissants de leur pouvoir de détruire la planète ». La lutte des classes est le terreau de l’écologie profonde.
Aujourd’hui, ce mouvement jouit d’une panoplie d’ouvrages, de webzines et de think tanks pour alimenter sa réflexion et son momentum culturel : Against Civilization, The Ecologist, ROAR Magazine, Earth First! Journal ou le Ludd-Kaczynski Institute of Technology…
Les idées d’intellectuels comme Kaczynski, John Zerzan (Future Primitive ; Why hope? The Stand Against Civilization) ou Murray Bookchin (Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance ; Notre environnement synthétique : La naissance de l’écologie politique) sont largement débattues et mises en pratique (dans la mesure du possible !) au sein des réseaux anarchistes et écologiques.
Robin des bois et… frère Tuck
Plusieurs écologistes comprennent le rôle qu’a joué la pensée athée et matérialiste dans le contrôle, puis la destruction de la nature. Dès lors, l’inverse devrait pouvoir être vrai : diviniser la nature assurera sa préservation. L’écologie radicale accueille donc volontiers certaines formes de « spiritualité », que l’on affirme plus compatibles avec la liberté individuelle et la communion avec la nature que les « religions ».
La lettre encyclique Laudato si’ sur la « Sauvegarde de la maison commune », publiée par le pape François, mettra en doute ce dernier point. L’Église catholique a sa propre vision d’une « écologie profonde », qui est aussi écologie de communion : pour le pape, la relation de l’homme à la nature doit être guidée par un amour profond de la Création et donc de son prochain. Et ce prochain peut aujourd’hui se trouver à l’autre bout du monde, dans les pays gravement touchés par les crises climatiques.
Loin de l’écologie intégrale du pape argentin, la nouvelle « écospiritualité » rappelle bien sûr le paganisme ancien dans ses formes ésotériques. L’animisme (tous les êtres sont animés du même esprit) et le gaïanisme (une dévotion à la Terre en tant que superorganisme) attirent des adeptes ; de nouveaux rituels sont inventés, spécialement inspirés des traditions autochtones. En vogue, ce que certains nomment la Dark Green Religion (voir Dark Green Religion : Nature Spirituality and the Planetary Future, de Bron Taylor) confère un ancrage psychologique plus profond à un mouvement encore marginal qui demande des actions radicales à ses adhérents.
La nature et ses lois
Pourtant, la notion de nature sous-jacente à l’écologie radicale est la plupart du temps matérialiste : la nature est comprise dans son sens brut et selon ses manifestations extérieures les plus directement observables, telles que la naissance, la croissance et la mort.
Dans cette perspective, la nature humaine est réduite à sa dimension charnelle, soit le corps et les passions. On conçoit alors le plaisir et la conservation comme le bien ultime pour l’être humain. L’hédonisme devient la norme. C’est ainsi que plusieurs groupes anarchoprimitivistes font la promotion de l’« amour libre » : les passions doivent être laissées à elles-mêmes, avec un minimum d’encadrement social. Certaines pratiques de « l’écosexualité », sur lesquelles rien ne sert de s’attarder, font même de la flore un partenaire sexuel privilégié…
Si la nature a une valeur, elle doit posséder une forme d’immutabilité, de consistance. Cette découverte revient à la tradition socratique de la philosophe : la nature n’est pas seulement une force matérielle, mais aussi une raison immatérielle qui guide les êtres vers leur bien et donc leur bonheur.
Mais si la nature matérielle, périssable et sans cesse en mouvement est prise comme norme sociale absolue, alors la plupart des œuvres humaines, qui visent la permanence, voire l’éternité, deviennent impertinentes et même néfastes. La culture, l’histoire, la philosophie sont alors considérées comme « contre nature » et comme potentiellement aliénantes.
Et la haine des œuvres humaines engendre facilement une haine de l’humain tout simplement. Éliminer des personnes pour préserver l’innocence de la faune et de la flore devient un moindre mal.
Mais est-il si facile de faire abstraction de la dignité d’un être humain, affirmée par tant de codes moraux à travers l’histoire ? N’y a-t-il pas une loi morale universelle qui empêcherait l’écoextrémisme de devenir écoterrorisme ?
L’écologie radicale joue ici une dernière carte pour occulter cette morale (naturelle) : l’absurde.
Mais alors, pourquoi sauver la nature si elle n’est qu’un mouvement incessant sans finalité ? Qu’est-ce qu’une éco-logie sans raison ?
Si la nature a une valeur, elle doit posséder une forme d’immutabilité, de consistance. Cette découverte revient à la tradition socratique de la philosophe : la nature n’est pas seulement une force matérielle, mais aussi une raison immatérielle qui guide les êtres vers leur bien et donc leur bonheur. L’éducation des enfants, par exemple, n’est pas qu’une œuvre de la technique humaine, mais un accompagnement de la nature, sans quoi elle ne serait qu’une construction de robots.
Toute la vie est précieuse, mais la vie humaine l’est encore plus, puisqu’elle en représente le plus haut développement, une vie consciente d’elle-même et pouvant communier avec l’ensemble des êtres par la connaissance. Et cela, comme l’écrivait un poète de chez nous, « car il y a un ennui profond de toute chose sans l’homme, l’homme qui est le point de convergence du soleil, de la terre et de l’eau, le lieu de coordination, d’agencement de toute chose, l’homme avec sa tête qui comprend et relie, son cœur qui rassemble et qui rythme, son génie qui perce les obscures alvéoles de la pierre pour en faire jaillir la puissante goutte d’or cachée là par Dieu » (Félix-Antoine Savard, Le barachois, p. 124).
Bien sûr, la corruption du meilleur engendre le pire, et la nature humaine a aussi la capacité de s’autodétruire par la cupidité et l’égoïsme. Pour sauver la planète, on doit d’abord sauver l’humanité.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe