De la financiarisation de l’économie

Par Gérard Bad

Ce texte de Tom Thomas qui bien que datant un peu demeure de la première importance tellement il y a de confusion sur ce qu’est réellement le Capital.

Cibler uniquement l’oligarchie financière, considérer comme le fait F.Chesnais qu’il y aurait eu un «coup d’Etat fondateur de la dictature des créanciers..» 1 , cela revient à opposer le bon capital au mauvais alors que pour Marx tout Capital est Capital en procès et forme un tout. Je conseil vivement a nos lecteur de lire le livre de Tom Thomas qui à l’ avantage de rendre l’ étude du marxisme relativement facile.


Extrait du livre de Tom Thomas

« L ‘hégémonie du capital financier et sa critique »

La « financiarisation »! Le terme est censé exprimer l’idée que le capitalisme moderne serait en crise pour être passé des mains des entrepreneurs à celles des financiers qui non seulement « s’enrichissent en dormant », mais mènent le monde à la catastrophe par leurs comportements irrationnels. Ils feraient de l’économie mondiale un vaste casino, où se joueraient, comme à la roulette, des masses énormes de capitaux, qui seraient ainsi gâchés au lieu de servir à développer la production et les emplois. Le problème serait, pour nos esprits critiques, que du fait de la mondialisation de la production et des échanges, les Etats ne pourraient plus contrôler les mouvements des capitaux et limiter la spéculation (comme s’ils l’avaient jamais fait!). Le diagnostic des crises boursières et monétaires (qui peuvent effectivement frapper par leur violence, mais pas par leur nouveauté), serait ainsi posé: le pouvoir politique ne contrôle plus le pouvoir économique, l’Etat n’impose plus l’intérêt général en face des intérêts particuliers, ni la rationalité des experts et de leurs vues à long terme contre l’irrationalité et les vues à court terme des «marchés». Le remède en découlerait donc d’évidence: renforcer le pouvoir des Etats pour qu’ils puissent combattre la spéculation, taxer les gains financiers « exagérés », et orienter l’argent vers les investissements productifs créateurs d’emplois. Ainsi nos idéologues voudraient que l’argent serve aux hommes à maîtriser leurs activités alors, nous le rappellerons, qu’il n’existe que parce qu’ils ne les maîtrisent pas. Ce qui est la manifestation même de cette impuissance ne peut pas servir à la combattre.

Pourquoi ce contenu-ci (le travail humain) prend cette forme-là (l’argent), et pourquoi cette forme s’autonomise, s’enfle en « bulles » énormes qui éclatent en krachs boursiers et monétaires entraînant des destructions matérielles et humaines d’une violence inouïe, telle sont les questions auxquelles nous allons tenter de donner une réponse ici.

Certes, nous ne pourrons pas rentrer dans tous les arcanes extrêmement compliqués et confus de la circulation de l’argent, dans le détail de l’énorme fouillis des « produits financiers » et de tous les circuits du crédit, par lesquels il semble fructifier et grossir de lui-même, comme par enchantement. Mais nous tenterons de donner la logique générale du phénomène, son essence. Et nous redécouvrirons que le vieux barbu, K. Marx, a déjà fourni cet essentiel. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. La preuve de la part de vérité contenue dans l’œuvre de Marx, c’est qu’elle permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Plus de cent ans après qu’il l’ait produite, elle apparaît d’une géniale modernité.

Ce travail ne sera donc, quant au fond, qu’un commentaire actualisé de Marx, centré sur le phénomène de l’autonomisation de la valeur (cette représentation métamorphosée, étriquée du travail), que nous verrons se développer dans l’argent, le capital et le crédit.

L’exercice est limité, puisqu’ essentiellement centré sur ce qui se passe dans la circulation, alors que la contradiction la plus profonde du système capitaliste réside dans la disparition progressive du travail vivant (qui seul y fonde le surtravail, la plus-value, le profit et l’activité) dans le processus de production lui-même. Mais cela, j’en ai déjà parlé dans mes travaux précédents sur le travail. Toutefois, il devrait, je l’espère, suffire à démontrer l’inanité de la théorie du bouc-émissaire de la « financiarisation » que nos experts de la gauche universitaire agitent sans cesse devant nous comme explication des maux contemporains. Elle leur permet de se borner à stigmatiser simplement les « mauvais capitalistes » (spéculateurs, financiers), ceci pour faire ressortir les « bons » (investisseurs, entrepreneurs). Ce qui n’est, en fin de compte, qu’une tentative pour faire croire à un avenir de ce système pourrissant, l’Etat se chargeant de contraindre les premiers et d’aider les seconds, avec leur aide d’experts bien sûr. La complexité et l’ampleur du monde de la finance est un phénomène moderne dont on trouve l’origine historique dans le développement du crédit et des banques qui accompagne celui des échanges marchands (et des villes comme Venise, Amsterdam, Bruges, la Hanse, etc.), développement qui se « mondialise » déjà avec les Grandes Découvertes. Il y a évidemment un procès historique dans l’instauration des métaux précieux comme argent universel2, dans la transformation de l’argent-trésor en argent-capital, de celui-ci en argent de crédit, capital fictif et « produits » financiers en tous genres. Mais ce n’est pas sous l’angle historique que nous examinerons ici ces phénomènes, mais sous l’angle logique. Et bien que les deux démarches se recoupent et se fortifient l’une l’autre, elles ne sont pas identiques.

La base de l’échange, c’est de se dessaisir d’un produit pour en avoir un autre (on ne peut pas acheter si on ne vend pas, l’argent ne tombe pas du ciel). C’est M-A-M, où A n’est que le représentant momentané des M échangés. Cependant, avec la succession et la multiplication des échanges (M-A-M-A-M-A…), il se produit aussi la séparation dans le temps des actes de vente et d’achat. Ce qui donne l’impression superficielle que A-M ne dépend pas d’une vente préalable, que la possession de A est un préalable pour avoir M, que c’est l’argent qui est au point de départ, et finalement, que le cycle de base de l’échange est A-M-A. De là naît l’illusion que c’est le mouvement de la monnaie (notamment la création monétaire) qui engendre celui des marchandises, au lieu que c’est celui des marchandises qui engendre celui de la monnaie. De cette illusion naît à son tour celle des politiques monétaires, dont nous reparlerons plus loin, qui s’imaginent, par exemple, pouvoir relancer les échanges et la production par la croissance artificielle de la masse monétaire jetée dans la circulation (faire marcher « la planche à billets »). Par contre, ce genre d’émission monétaire a une incidence essentielle en ce qui concerne l’autre fonction de l’argent: représenter et conserver la valeur.

Dans cette fonction d’équivalent de toutes les marchandises, l’argent peut évidemment être dévalorisé si sa quantité mise en circulation s’accroît au delà de l’accroissement de la valeur de la masse des marchandises échangées. Et c’est effectivement ce que manifestent les crises monétaires. Car en tant que moyen d’échange, la masse monétaire augmente nécessairement avec la croissance de la production et du commerce. Jusqu’au jour où la surproduction, la mévente des marchandises, vient signifier que l’argent émis en proportion n’a pas sa valeur supposée, celle de ces marchandises. Sa masse est devenue disproportionnée parce qu’une crise arrive, qui impose la dévalorisation des marchandises en surplus, freine ou stoppe la production. Nous détaillerons plus loin ce mécanisme. Mais dès ici, on voit la contradiction qui peut se développer entre la fonction de l’argent comme moyen de l’échange, où, forme relative, simple signe, il peut se multiplier sans souci tout autant que les transactions, et sa fonction d’équivalent, de conservation de la valeur, où il ne vaut cependant que par la richesse sociale à laquelle il fait face quand il revient dans le procès de circulation-production. Dans l’une, la valeur de l’argent est indifférente, dans l’autre, elle ne lui appartient pas. Dans l’une, l’argent semble pouvoir s’accroître par lui-même et commander le mouvement des marchandises et de la production. Jusqu’à ce que cet accroissement vienne contredire l’autre dans sa prétention d’être l’équivalent d’une valeur, d’une richesse réelle toujours conservée.

Car pour arriver à la « financiarisation », nous devons poursuivre pas à pas le mouvement par lequel l’argent poursuit son mouvement d’autonomisation, de détachement du travail, substance de la valeur qu’il est censé représenter. Ce à quoi il semblera parvenir dans le crédit bancaire et la construction d’une sphère financière, où il paraîtra se mouvoir comme effectivement tout à fait détaché de la production.

CHAPITRE 3. AUTOVALORISATION DE L’ARGENT DANS LE CREDIT

Avec le mode de production capitaliste, il en va tout différemment. «  Toute la difficulté provient de ce que les marchandises ne sont pas échangées simplement en tant que telles, mais en tant que produits de capitaux qui prétendent participer à la masse totale de la plus-value proportionnellement à leur grandeur  »18. La valeur des marchandises n’est plus le seul pivot autour duquel se forment les prix. C’est que chaque quantité égale d’argent-capital engagé pour les produire veut évidemment obtenir la même part de profits. Pour y parvenir, les capitaux se déplaceront d’une branche d’activité à l’autre, d’un pays à l’autre, attirés là où le rendement s’avère meilleur. Cette augmentation de la masse des capitaux dans tel ou tel secteur y développe la production et la concurrence, d’où une baisse des prix et du taux de profit. Cette concurrence entre capitaux aboutit donc à la péréquation des taux de profits, c’est-à-dire à la formation d’un taux de profit moyen, «… qui est la moyenne de tous ces taux de profits différents  »19. C’est en quelque sorte comme s’il y avait un capital général doté d’un taux de profit unique, chaque capital particulier recevant une part aliquote à sa grandeur.

3.2 Le crédit

L’argent, étant valeur autonomisée, permet de séparer dans le temps autant qu’on le veut les actes d’achat et de vente. Ce qui induit le comportement d’achat pour vendre (A-M-A), lequel est, en fin de compte, un pari sur la valeur future de M, le prix auquel la marchandise sera revendue. Ici A est avancé comme valeur potentielle: si M n’est pas revendu, A n’est pas récupéré (et c’est bien ce qui se passe dans les crises de surproduction). On a déjà, dans la forme A-M-A, l’annonce du crédit: l’avance d’argent pour une opération ayant pour but de reproduire (et si possible en plus grande quantité, A-M-A’) l’argent. Néanmoins, le système du crédit perfectionne la chose en permettant que le paiement de l’achat A-M soit différé. Le mouvement de l’argent officiel est ainsi déconnecté de celui des marchandises, en même temps que les échangistes créent, dans l’attente du paiement, une monnaie privée (le titre de créance).

Premièrement, dans le crédit, les échangistes n’ont d’abord besoin que des signes de valeur, puisqu’il ne s’agit que d’une promesse de payer en « vrai argent », ce qui interviendra, si tout va bien, lorsque la valeur de la marchandise sera vraiment validée, pour l’acheteur, par sa revente. Un chiffre écrit sur un papier (et garanti par le droit commercial et les tribunaux) suffit. D’où des formes monétaires, ou de crédit, qui sont, en gros, des traites («… la traite constitue la base de la monnaie de crédit proprement dite…  »22). Ces traites, contrats, titres de créances, etc., servent d’instruments de circulation, de signes monétaires entre les industriels et les commerçants, tout au long de la chaîne qui va de l’achat des matières premières à la vente des produits finis.

Il y a, dans cette séparation des formes de l’argent, toute la genèse des crises monétaires. Des signes de valeur sont, dans le crédit, créés à volonté par les particuliers et les sociétés quand ils passent entre eux des contrats (titres de créance). Mais ces signes représentent des valeurs non validées socialement (pas encore réalisées dans une vente). Tandis que la monnaie d’Etat est un signe censé être en soi une valeur réelle, stable, existante.

Cependant, cette monnaie de crédit, créée par des particuliers ou des banques, sous des formes propres à des échanges entre particuliers, représente aussi comme tout signe monétaire des valeurs en circulation. Sa valeur dépendra, en fin de compte, des prix obtenus pour les marchandises qu’elle représente. Mais le fait que la vente ait lieu plus ou moins longtemps après l’achat maintient l’incertitude sur la valeur sociale réelle de la marchandise considérée, la plus-value réalisable qu’elle recèle. Donc la monnaie de crédit apparaît moins sûre que la monnaie d’Etat, et ses détenteurs cherchent au plus vite à la transformer en cette monnaie officielle, ce dont se charge le système bancaire. Nous examinerons plus loin ce phénomène.

Le système du crédit va donner naissance à une activité spécifique, celle du prêteur d’argent, dont l’ancêtre est l’usurier du Moyen-Age, qui, avec le développement des échanges, devient le banquier des temps modernes. Qu’il devienne ce prêteur en se substituant à notre Mr. Y par l’escompte de sa lettre de change, ou directement par un prêt à Mr. X, son rôle éminent est le même: il se charge, contre rémunération (l’intérêt), de fournir l’argent (la monnaie officielle) correspondant à la transaction. Dans le prêt, il avance directement l’argent (en échange d’un titre de créance). Dans l’escompte, il transforme le titre de crédit créé par contrats entre les particuliers en monnaie officielle (on dit qu’il « monnaye » la créance). A son tour, le banquier pourra escompter les titres qu’il a émis, ou réescompter ceux qu’il a reçus, auprès de la banque Centrale, afin d’être fourni en monnaie officielle23. Ce monnayage des créances revient à transformer une monnaie créée privativement et comme valeur purement virtuelle (ce qu’est la marchandise que la monnaie de crédit représente tant qu’elle n’a pas été revendue), en monnaie officielle ayant une valeur garantie par l’Etat et acceptée par tous. Ce signe de valeur officiel peut retourner dans la circulation, alors même qu’il est fondé sur (représente) une valeur encore virtuelle. Non seulement l’argent est considéré comme origine et résultat de l’échange, mais il y a création d’argent avant même que le circuit A-M-A’ ait été réellement bouclé. Ainsi néanmoins, le système bancaire fluidifie, facilite, accélère, les transactions et l’activité économique. Il se forme alors petit à petit un type de capital particulier, ou capital financier, capital de prêt, géré par un fonctionnaire particulier, le banquier.

Ce qui caractérise le capital, est d’être valeur se valorisant. Ce qui caractérise le capital de prêt, c’est sa forme spécifique de valorisation, l’intérêt. Elle semble lui conférer la qualité d’une auto-valorisation, indépendante de la production. Pour le prêteur, il y a avance de A et retour de A’ (A plus l’intérêt), il ne voit que ce mouvement. Aujourd’hui, où le capital financier est dominant, tout semble lié aux taux d’intérêts, dont les niveaux et les évolutions, selon les économistes, déterminent la croissance, les cours des Bourses, l’emploi, etc.

Le développement du crédit entraîne deux conséquences que nous allons maintenant examiner. Premièrement, la croissance de la masse monétaire. Deuxièmement, la notion d’intérêt comme étant la rémunération de l’argent, distincte du profit d’entreprise.

Bref, «  le crédit, c’est la production fondée sur la valeur d’échange  »24, et il n’est pas possible de les séparer. « Génétiquement », le crédit est le capitalisme, puisqu’il réalise idéalement son mouvement « naturel » A-A’. Historiquement aussi, puisqu’ils sont nés conjointement dans les premières villes commerçantes et bancaires (Venise, Bruges, Amsterdam, la Hanse, etc.). Fonctionnellement enfin, puisque le capitalisme ne peut pas exister sans crédit. D’abord, observe Marx, parce que jamais le développement du capitalisme n’aurait pu se suffire de la monnaie métallique, dont la production, limitée et coûteuse, lui aurait été une entrave, une limite, alors même que des écritures, des billets, suffisent, comme signes de valeur, à la circulation des marchandises. Mais aussi pour bien d’autres raisons encore, toutes sous-tendues par la nécessité de contrebalancer la tendance à la baisse du taux de profit, comme:

– fluidifier la circulation des capitaux (qui autrement serait entravée par la fixité des investissements), donc l’égalisation des taux de profit, et par là, la diffusion des progrès techniques dans toutes les branches;

– accélérer toutes les phases de la circulation des marchandises et leur conversion en capital (marchandises vendues avant d’être produites, échangées avant d’être vendues, etc.), donc accélérer le cycle de reproduction et d’accumulation A-A’;

– accélérer la concentration du capital et des forces de production, nécessaire à l’accroissement de la productivité, par le moyen des sociétés par actions (système dans lequel les actionnaires, propriétaires juridiques, ne sont en fait que des prêteurs, et où le profit leur apparaît comme le revenu de cet argent). Cette concentration est évidemment un facteur essentiel du développement capitaliste compte tenu de ses coûts de plus en plus élevés en machineries. Le système de crédit en est la base, et l’accélère encore à chaque crise qui impose aux débiteurs les plus fragiles de brader aux plus puissants pour éponger leurs dettes.

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