L’auteur est professeur retraité, dépt sciences de la Terre et de l’atmosphère, UQAM, et membre Des Universitaires (https://desuniversitaires.org/)
On tente de présenter le gaz de schiste comme un « passerelle » vers des énergies plus vertes. Cette source de gaz assurerait une étape de transition entre les énergies fossiles classiques et les énergies renouvelables que l’humanité devra impérativement développer.
L’industrie et certains politiciens continuent de véhiculer cette image qui s’avère, comme on va le voir, des plus fausses. Encore récemment le projet gazier Énergie Saguenay était présenté comme une énergie de transition ; pourtant, plus de 85% du gaz qui serait amené à l’usine GNL par le projet Gazoduq serait du combustible produit par fracturation hydraulique dans les gisements non conventionnels des provinces de l’Ouest.
L’humanité doit faire un virage complet et urgent dans ses choix énergétiques. Simultanément au Canada et aux USA, l’industrie pétrolière voit ses gisements de gaz et de pétrole conventionnels se tarir. Pour maintenir sa présence, l’industrie se lance dans l’exploitation de gisements de plus en plus marginaux. Il y a trois paramètres nouveaux dont il faut tenir compte dans l’évaluation de leur empreinte carbone:
1) Pour exploiter du gaz et du pétrole, il faut aussi en dépenser une certaine quantité, celle qu’utilisent les foreuses, les véhicules de transport, les usines de raffinage, etc. La proportion pétrole requis pour produire/pétrole produit est relativement faible dans les gisements conventionnels. Cette proportion double dans les cas où il faut fracturer des formations géologiques entières pour en extraire du gaz ou du pétrole, parce qu’ils sont finement dispersés dans la roche-mère (shale ou schiste). Exploiter ce type de gisement pollue déjà beaucoup plus au site d’extraction, avant même que le gaz, ou le pétrole, soit utilisable.
2) Pour exploiter, il faut perturber des superficies considérables, car la ressource est diffuse et finement dispersés dans toute l’étendue de la couche géologique. Ce ne sont plus des sites localisés (cas des gisements conventionnels) qui sont exploités, mais des régions étendues dont la roche-mère subit une modification irréversible pour rendre possible l’extraction du gaz.
3) L’extraction par fracturation ne donne qu’une exploitation techniquement incomplète. Dans les gisements pétroliers et gaziers conventionnels, les hydrocarbures sont confinés à haute concentration dans des poches ou dans des strates naturellement poreuses et perméables. L’efficacité de l’extraction est élevée, car le pétrole et le gaz circulent facilement. Le taux de récupération est aussi élevé: 50 à 95%. En fin d’extraction, les conditions souterraines du site sont sensiblement celles qu’elles étaient avant l’implantation des forages. La seule différence notable est qu’il y a dans la strate moins de pétrole et de gaz après qu’avant.
Dans le cas d’hydrocarbures de roche-mère, l’exploitation n’est possible qu’en apportant une modification extrême du schiste. L’imperméabilité du roc qui emprisonnait les hydrocarbures depuis des centaines de millions d’années doit être radicalement altérée. La fracturation artificielle augmente la perméabilité de plusieurs ordres de grandeur ; les hydrocarbures commencent alors à s’écouler par les nouvelles fractures. Cet écoulement est à grand débit initialement, mais il diminue rapidement avec le temps et de façon très significative. Après quelques années seulement, la production rentable cesse.
La nature a créé les gisements conventionnels par une lente migration de gaz et de pétrole : un processus qui a pris des milliers, voire des millions d’années. Créer des fractures nouvelles dans une strate de roche-mère permet d’accélérer une migration du gaz, mais l’efficacité de la technique se limite à une petite portion de ce que contient le schiste: environ 10 à 20 % du gaz en place dans cette roche mère est extrait commercialement. Le gaz qui reste (80%) continue lentement à migrer dans ce shale transformé par la fracturation. Il est techniquement impossible d’arrêter ce processus ; on ne peut que boucher le conduit des puits, mais on ne peut intervenir sur le grand volume (entre 50 et 150 millions de m3/puits) du roc rendu très perméable et fracturé de façon irréversible.
Il y a donc là, entre l’avant et l’après exploitation une différence radicale qui n’existait pas dans le cas des gisements conventionnels. L’écrémage de ces hydrocarbures laissera en place en fin de production d’énormes quantités de méthane dans des strates radicalement transformées. Ce gaz trouvera inévitablement des voies de circulation vers les nappes phréatiques, mais également vers l’atmosphère, par les fractures et, après un certain temps, par les conduits mêmes des puits abandonnés.
Ce n’est pas le scellement des puits en fin de production qui va changer la donne; ces scellements ont des durées de vie d’une vingtaine d’années, qui sont bien moindres que ce qui serait requis. Ouvrir toutes ces nouvelles sources d’émission de méthane, un gaz dont l’effet de serre est 85 fois celui du CO2, va contribuer au réchauffement climatique avec une ampleur significativement plus élevée que la simple combustion du gaz conventionnel.
On sait maintenant que les fuites existent dès les premières années, celles où les opérateurs contrôlent les puits pendant la période active; elles représentent jusqu’à 9% du gaz produit. Ces fuites vont perdurer ensuite dans les puits abandonnés des décennies, voire des siècles, après la fin de la production.
Les trois paramètres nouveaux (1, 2, 3 plus haut dans ce texte) modifient considérablement la perspective dans laquelle il convient d’analyser l’exploitation des énergies fossiles contenues dans les sources non conventionnelles. L’exploitation des gisements d’hydrocarbures de roche-mère ne constitue aucunement une « passerelle» ou une transition vers des énergies vertes ; c’est plutôt un énorme bond en arrière.
Crédit photo : Brignaud
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