Une crise exceptionnelle impose des mesures tout aussi exceptionnelles. Début avril, on apprenait qu’en cas de pénurie de respirateurs au Québec, les patients ayant les plus grandes chances de survie d’un point de vue clinique seraient privilégiés. L’objectif était on ne peut plus clair et certainement vertueux : sauver le plus de vies possible en se basant sur des critères cliniques. Des critères érigés en indicateurs neutres permettant d’éviter toute dérive idéologique. Mais ces critères sont-ils aussi impartiaux qu’ils le paraissent ?
En plus des chances de survie, l’espérance de vie après l’intervention et la question du cycle de vie seraient également prises en compte. Ainsi, si les chances de survie de deux patients étaient identiques, un jeune de 20 ans pourrait être privilégié face à un patient qui a déjà eu le privilège de vivre 60 années.
Ici — comme ailleurs dans le monde —, ces critères cliniques ont été présentés comme des paravents de neutralité servant à déterminer de manière juste et équitable qui aurait droit aux trop rares ressources.
« Mais derrière ces critères cliniques se cachent des critères socio-économiques », fait remarquer Vardit Ravitsky, professeure en bioéthique au Département de médecine sociale et préventive de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.
« Les personnes désavantagées pendant leurs vies en raison de la pauvreté, de circonstances de vie, parce qu’elles n’ont pas eu accès aux ressources, parce qu’elles sont nées avec une maladie ou un handicap, toutes ces personnes auront moins de chances de survie, une moins bonne espérance de vie et elles auront besoin d’un traitement plus poussé. »
Ces patients seront donc pénalisés dans le difficile choix de l’allocation des ressources. « C’est extrêmement problématique », souligne Vardit Ravitsky, ajoutant qu’un sentiment d’injustice pourrait naître dans certaines strates de la population. « Sans une discussion honnête, j’ai peur qu’on perde la confiance du public. »
Valeur d’une vie
Derrière cette discussion éthique se cache également l’enjeu de la valeur de chaque vie humaine. « C’est certain qu’il y a des gens plus vulnérables et plus fragiles. Mais leur vie a-t-elle moins de valeur ? », se questionne l’éthicien René Villemure.
Se limiter à la dimension scientifique, c’est réduire le débat à un enjeu comptable, croit-il. « [Les médecins] vont vous dire, sur celui-là je peux investir 10 000 $ et il pourra vivre après, sur l’autre, on est moins certain. »
Et dire qu’on se fonde sur des éléments scientifiques pour faire ces choix déchirants, c’est couper court à la conversation en arguant que celle-ci est menée sur la base de ce qui est vrai et de ce qui est tangible. Une discussion qui élude la dimension sociale et humaine accolée à chaque vie humaine, soutient René Villemure, qui convient qu’il s’agit là d’un terrain extrêmement glissant.
« Une vie vaut une vie. Toutes les vies sont égales. Même si on a l’impression qu’on a développé une moins grande valeur de la personne âgée ici comparativement à d’autres sociétés », souligne-t-il.
Mais peut-on se demander s’il est vraiment juste qu’un médecin privilégie un jeune de 20 ans qui vend de la drogue et sème le malheur face à une dame de 63 ans qui fait du bénévolat et s’occupe seule de ses petits-enfants ? Ou encore est-ce véritablement équitable de favoriser la survie d’un jeune qui n’aurait pas respecté les mesures de confinement au détriment d’une personne âgée qu’il aurait lui-même contaminée ?
« Cette idée de tenter d’évaluer la valeur d’une personne va à l’encontre de la base de toute l’éthique clinique, prévient Vardit Ravitsky. Ces jugements sont subjectifs, culturels et partiaux, et ils amènent une discrimination affreuse. » Il faut se tenir le plus loin possible de ce type de raisonnement, souligne-t-elle. Parce que ce jeune criminel ou encore cet insouciant n’ont peut-être pas eu le privilège d’avoir accès à une éducation de qualité et de grandir dans un milieu sain, ce qui a pu influer sur leurs choix de vie tout comme sur leurs valeurs.
La professeure rappelle que cette erreur a été commise à Seattle dans les années 1960. Une quantité restreinte de machines permettant d’effectuer de la dialyse était disponible. Afin de déterminer qui aurait droit au précieux traitement, un comité surnommé le « God committee » avait été créé. Les délibérations étaient alors axées sur la valeur sociale et humaine de chaque patient. On évaluait si celui-ci avait des enfants, s’il allait à l’église, s’il était un employeur, s’il contribuait activement à la société, etc. Une dérive extrêmement contestable et pernicieuse puisque complètement subjective et soumise à de multiples préjugés. « Ça a créé une réaction très forte dans la population et, depuis ce temps, on est extrêmement conscient qu’il ne faut plus jamais aller dans cette direction-là en tentant d’évaluer la valeur d’une personne », conclut Vardit Ravitsky.
Priorité à la COVID-19
Ces déchirements éthiques découlent de la rareté des ressources. Et en temps de pandémie, les pénuries peuvent être nombreuses : pour les ventilateurs, le matériel de protection médical, les lits aux soins intensifs, les tests de dépistage, les médicaments et aussi les ressources humaines.
Bien des patients en attente d’une intervention chirurgicale estiment d’ailleurs aujourd’hui être pénalisés en raison de choix effectués dans l’allocation des ressources et dans la gestion du risque.
« Je me demande qui je suis moi par rapport à une personne atteinte de la COVID-19, qui je suis moi par rapport aux autres citoyens », se questionne Pierre Taillefer, à qui on a découvert une masse cancéreuse dans un poumon au début du mois de mars. « Le gouvernement déploie des moyens extraordinaires pour contenir la crise du coronavirus, mais est-ce qu’il déploie des moyens aussi extraordinaires pour les gens atteints du cancer ? »
« L’éthique, c’est l’art de faire des choix dans des circonstances difficiles », rappelle René Villemure. L’éthique est donc partout en ce moment, même si on en entend bien peu parler.