No other land relance, un peu plus de 10 ans après, le problème soulevé par le film 5 caméras brisées (2011), qu’il semble réécrire : quel sens y a-t-il à promouvoir la lutte pacifique, caméra à la main, contre la puissance de la machine israélienne et de son armée ?
Dans 5 Caméras, Emad Burnat filmait la résistance des villageois de Bil’in, situé près de Ramallah, en Cisjordanie, au Nord de Jérusalem ; dans No other land, Basel Adra filme la résistance des villageois de Masafer Yatta (ensemble de 12 villages), situé au Sud d’Hébron, en Cisjordanie, au Sud de Jérusalem. Dans le premier cas, c’est le Mur qui était en question, et l’installation d’une colonie juive ; dans le deuxième, un décret interdisant d’habiter dans une zone, déclarée militaire, destinée à l’entraînement de l’armée, et décidant donc l’expulsion des habitants palestiniens (par contre, on a construit dans cette même zone une colonie juive). On voit bien que l’étau israélien se resserre autour de tous les villages palestiniens, qu’il s’agit d’isoler, d’étouffer et de détruire, éliminant toutes les taches palestiniennes qui subsistent sur la carte d’Israël. Aujourd’hui, on comprend même que l’unification du territoire israélien était une première étape, préludant à l’extension d’Israel aux dépens des pays voisins, pour réaliser le Grand Israël. Il est donc facile de conclure que toutes les initiatives pacifiques des Palestiniens sont vouées à l’échec, face à un projet national, patronné par les Etats-Unis, et mené méthodiquement et impitoyablement, au mépris de toutes les décisions internationales, depuis 1947.
Mais d’abord, il faut répéter tous les arguments en faveur du film No other land, les mêmes que ceux en faveur de 5 Caméras, pour qu’ils ne nous soient pas retournés (ils le seront de toute façon) en manière de reproche et de disqualification. Oui, il faut montrer les images concrètes de la situation des Palestiniens et des violences dont ils sont victimes de la part des soldats (et soldates) ninjas israéliens ; oui, il est impossible de ne pas être bouleversé quand on voit la démolition au bulldozer d’une école, d’un parc de jeux pour les enfants, ou la destruction d’un puits qu’on bouche en y versant du béton, tandis qu’on scie les tuyaux d’adduction d’eau, ou la confiscation d’un générateur électrique, qu’un villageois essaie de défendre, recevant une balle qui le blesse mortellement, et, face à ces crimes, la dignité et la volonté de résistance des Palestiniens. Indignons-nous, donc, comme disait Stéphane Hessel ; et après ? Le village sera malgré tout détruit : « C’est la loi », et les villageois de nouveau déplacés, vers où ? L’espace de vie pour les Palestiniens se réduit comme peau de chagrin.
C’est pourquoi la confiance placée dans la lutte pacifique et les caméras apparaît bien dérisoire : les actions en justice qui en sont le moyen suprême sont toujours tranchées (après parfois des dizaines d’années d‘arguties de retardement) en faveur des Israéliens : c’est une Justice d’apartheid. La lutte montrée dans le film deviendrait même parfois grotesque, s’il n’y avait derrière tant de souffrance, lorsqu’on voit quelques dizaines de villageois manifester, des ballons à la main, noirs dans les cas les plus graves, ou lorsque le héros, devant chaque agression de l’armée, s’écrie : « Vite, ma caméra ! » (lors des massacres de Gaza, ce sont les soldats israéliens eux-mêmes qui ont filmé, tout fiers, leurs propres exactions) ou lorsque les deux auteurs dialoguent gravement sur la possibilité d’arriver un jour, pas à pas, à une démocratie apaisée. Ne nous répète-t-on pas depuis des dizaines d’années qu’Israel est la seule démocratie du Proche et Moyen-Orient ?
A quoi a mené cette stratégie des petits pas ? A la mainmise totale d’Israël sur la Palestine, à la relégation des Palestiniens dans des réserves, ou des camps de concentration, et finalement, au génocide à Gaza, mais aussi, plus silencieusement, dans toute la Cisjordanie où les colons, devenus des bêtes féroces du fait de leur totale impunité, assassinent tous les jours des Palestiniens.
Alors il faut poser la question qui fâche : cette position en faveur d’actions pacifiques, l’espoir qu’on place en elles, ne tiennent-ils pas au fait que les deux films, 5 Caméras et No other Land, sont réalisés par un duo israélo-palestinien et soutenus par une kyrielle d’organisations israéliennes, européennes et étasuniennes ?
Dans le cas de 5 Caméras, la collaboration israélo-palestinienne n’est même qu’une tromperie : on répète dans toutes les critiques que c’est Imad qui filme : mais qui le filme quand on le voit filmer ? En réalité, il n’y a qu’un réalisateur, l’Israélien Davidi. La supercherie a été révélée lorsque le film a tenté de concourir dans un festival du film palestinien. Mais on aura beau chercher sur Google, on ne trouvera aucune référence aux articles, parus sur des sites ou des journaux arabo-musulmans, qui documentent ce fait, ni, même, aucune référence au débat sur l’auteur réel du film. Surprise, le cas est analogue pour No other Land . Certes, on insiste partout sur le duo de réalisateurs, Basel et Yuval, et les critiques les plus enthousiastes (celles qui donnent un 5 au film) s’engouffrent dans la brèche, jusqu’à la nausée : Critikat met son article, par ailleurs irréprochable, sous les auspices de L’amitié, titre qui donne le premier rôle, non aux violences israéliennes contre les Palestiniens, mais aux relations individuelles entre les deux responsables du film. Avoiralire conclut de façon hallucinante : « Les auteurs offrent une lueur d’espoir à travers cet acte transnational de solidarité et de résistance. » En réalité, Basel a fourni son matériel filmé, mais c’est Yuval Abraham le seul réalisateur, c’est lui qui a organisé et monté le film.
Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité, la bonne foi des deux Palestiniens : être pris en main par des Israéliens leur a permis de diffuser leur témoignage. Mais comment les deux Israéliens n’auraient-ils pas canalisé ces témoignages dans le cadre de leurs propre positions, intérêts et objectifs ?
La projection de No other land était suivie d’un débat avec trois représentantes d’associations de solidarité avec la Palestine ; mais, de débat sur les deux problèmes posés par le film, il n’y en n’a pas eu : la langue de bois est de mise partout, et elles ont refusé toute discussion sur le film. Et pour cause : ces associations fonctionnent, par définition, dans un cadre strictement légal, douter de l’efficacité des procédures légales, ce serait se remettre en cause elles-mêmes. Aussi ont-elles tout de suite noyé le poisson en enfourchant le dada de l’antisémitisme, en reprenant au vol le mot « juif ». Mais ce terme n’est pas, dans le cas d’Israel, une notion raciale ou religieuse, c’est une notion politique : en Israel, ce pays qui se conçoit comme « l’État des Juifs » (et là, oui, c’est un concept racial), il y a près de 2 millions de « citoyens » arabes, mais ils n’ont pas le même statut, les mêmes droits que les autres : les citoyens juifs le sont de plein exercice, les « citoyens » arabes ne sont que des citoyens de seconde zone. C’est pourquoi, pour savoir de quoi on parle, il faut préciser : Israéliens juifs ou Israéliens arabes. On a aussi eu droit à l’énumération des associations juives qui soutiennent les Palestiniens : elles permettent de donner un alibi aux Israéliens, mais elles n’ont aucune incidence sur la politique d’Israel, et on a d’ailleurs pu constater, lors des massacres de Gaza, qu’une très large majorité d’Israéliens soutient la politique du gouvernement, ne demandant qu’une chose : être débarrassés une bonne fois des Palestiniens.
Que faire, donc, dans un cadre légal ? Les intervenantes ont instamment prié les personnes du public d’obliger leurs élus à respecter les décisions internationales concernant l’inculpation pour génocide de dirigeants israéliens ; comment fait-on ? on écrit des lettres à Monsieur le Maire ? on lance des ballons devant la mairie ?
Il ne s’agit évidemment pas de dire que toute résistance est inutile : dans la situation des Palestiniens, la résistance est de toute façon une question de dignité et de survie morale, et il faut soutenir toute forme de résistance, mais sans essayer de bercer les gens d’illusions ; le sort des Palestiniens n’est pas entre leurs mains, ils sont le jouet d’ambitions impérialistes qui se livrent à bien plus vaste échelle que celle d’un village. De plus, on aimerait entendre la voix des Palestiniens eux-mêmes, sans le filtre de bienveillants (?) tuteurs juifs, pour soutenir vraiment la volonté des Palestiniens.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir