La philosophie politique est la démarche de la raison qui ne se satisfait pas de l’ordre établi et entreprend d’en interroger la légitimité. Mais elle n’est jamais le fait d’un individu isolé qui s’adonnerait à la spéculation abstraite. Toute théorie étant l’expression d’une pratique théorique, elle revêt la texture d’un événement situé dans le monde et portant l’empreinte d’une époque. Lorsqu’ils interrogent les fondements du pouvoir politique, il y a plus de deux mille ans, les penseurs chinois ne font pas exception à cette historicité. Partie prenante d’un monde en pleine transformation, ils veulent dégager le sens de ce qui en paraît dépourvu, tant les actions humaines semblent irrationnelles et les événements imprévisibles. Tout en administrant une leçon de sagesse, ils entendent révéler les forces sous-jacentes qui déterminent le cours des choses. A leurs yeux, les changements cycliques dont le rythme scande l’histoire s’inscrivent toujours dans un horizon cosmique. C’est pourquoi, dépassant la simple observation empirique, ils s’attachent à scruter l’ordonnancement essentiel qui se profile derrière les phénomènes. Ils cherchent, écrit Léon Vandermeersch, « les formes véritablement structurantes cachées sous la confusion des apparences superficielles et dont les correspondances font l’harmonie profonde de l’univers ».¹
La philosophie chinoise nous invite à réfléchir sur les rapports entre la nature et l’histoire, l’individu et la communauté, le rite et la loi, l’éthique et la politique, le peuple et le souverain, l’universel et le particulier. Si ses conceptions sont fort loin des nôtres, cette différence culturelle nous invite précisément à mettre en question notre propre manière de penser. Le vocabulaire lui-même n’indique-t-il pas l’altérité des origines dont nos idées respectives portent l’empreinte ? « L’expression philosophie politique est un concept occidental issu du mot grec polis (la cité) et diamétralement opposé à l’environnement historique et sociologique qui a vu naître le confucianisme », observe le philosophe contemporain Chen Ming. « Dans la langue chinoise, le terme qui désigne la politique, zhengzhi 政治, est formé de deux éléments différents : zheng et zhi. Dans les Classiques chinois, le terme zheng désigne diverses activités, telles que la préservation du bien-être matériel, le culte des ancêtres, la gestion des affaires étrangères et les campagnes militaires. Le terme zhi renvoie, pour sa part, au fait de gouverner et se rapproche du sens occidental moderne du mot politique ».²
Cette extension remarquable du concept auquel correspond le terme chinois suggère-t-elle que la politique, loin de constituer un domaine séparé, relève des lois immuables qui régissent l’univers ? Entre la Chine et l’Occident, poursuit Chen Ming, « la principale distinction repose sur le fait que la philosophie politique occidentale vient de la polis, tandis que la philosophie politique confucéenne est issue du système de la parenté. La polis repose sur un accord contractuel conçu et construit par l’homme. En revanche, la parenté repose sur la filiation et la consanguinité, qui sont une extension de la nature ». Autant dire qu’il n’y a pas de modèle universel dont chaque culture devrait s’efforcer d’atteindre la perfection, et que la prétention d’une culture particulière à figurer un tel modèle est désespérément vaine. Prenons la pensée chinoise comme simple objet de méditation, ou comme invitation à nous interroger sur nous-mêmes, comme on voudra, mais en évitant de la passer au crible de nos préjugés. Pour ma part, j’ai décidé de m’intéresser à cette pensée d’un double point de vue : en privilégiant à la fois ce qui influence encore la manière chinoise de penser et ce qui diffère notablement de nos propres conceptions. La philosophie de la Chine ancienne présente une telle complexité que tout effort de synthèse didactique est le bienvenu. D’excellents spécialistes s’y sont exercés. La présente étude leur doit tout, et mon seul mérite est d’en avoir tenté une présentation très imparfaite.
1. LA DIALECTIQUE DU RÉEL
Dans un climat d’effervescence intellectuelle qui se présente rarement dans l’histoire, les penseurs de l’époque des « Royaumes combattants » (480-256 av. J.-C.) ont tenté d’apporter des réponses inédites aux interrogations sur la politique, laissant aux lettrés des siècles suivants le soin d’en corriger la portée. Il n’est pas exagéré de dire que ces interrogations continuent de hanter une civilisation qui s’est penchée, très tôt, sur les significations sous-jacentes du monde humain. La pensée politique chinoise, en effet, repose sur une conception originale du cours des choses, une vision cosmologique aux racines très anciennes. Quelles sont les forces qui meuvent l’univers ? Comment s’articulent les processus naturels et l’intervention humaine ? Cette distinction elle-même est-elle pleinement légitime ? Pour les Chinois, le monde est une totalité incréée et indivise, sans discontinuité entre ses parties, emportée par un mouvement sans commencement ni fin. C’est ce qu’exprime au XIe siècle le philosophe confucéen Zhu Xi : « À l’origine du monde, il n’y avait que les énergies yin et yang. Ces énergies en se mouvant ont provoqué des frottements en tous sens dont la force a dégagé une immense quantité d’impuretés qui, n’ayant nulle part où aller, se sont agglomérées au centre pour former la terre. Ce qu’il y a de plus pur dans les énergies a donné lieu au ciel, au soleil et à la lune, ainsi qu’aux étoiles ».
Ce qui anime l’univers, c’est le qi 气, le « souffle », cette énergie universelle qui lui procure sa dynamique inépuisable et assure son renouvellement incessant. Tout être vivant, toute partie de l’univers, y prend sa source. « Concentré, il constitue la vie ; dissipé, c’est la mort », écrit Zhuangzi (369-288 av. J.-C). Cet élan continu qui emporte tout ce qui existe, c’est l’unité réunissant toute dualité, l’association des contraires qui apparemment s’excluent l’un l’autre, mais ne vont pas l’un sans l’autre. La vie est unité complexe, organisée, incluant l’opposition et la diversité. C’est « un silence primordial qui devient mouvement et qui culmine dans une immobilité vivante et agissante, en un acte rayonnant et immobile », commente Isabelle Robinet.³ Le jeu des conflits devient constructif lorsqu’il est régularisé, en constituant cette harmonie qu’incarne celui qui relie le Ciel à la Terre, le souverain, l’homme par excellence. La pensée chinoise s’attache à inclure, et non à exclure, les incertitudes et les antinomies. Elle fait la part belle au rôle vital de l’antagonisme, ce qui se vérifie aisément en politique, où les Chinois font jouer les opposés pour obtenir l’équilibre. Elle cherche constamment à reprendre le passé pour l’inclure dans le présent, à réinscrire le révolu dans le devenir en lui donnant un sens nouveau.
Impossible, dans ces conditions, de penser et d’agir en dehors du monde tel qu’il est. Cette attention au cours effectif des choses explique le refus de séparer la connaissance de la pratique et d’opposer l’intelligible au sensible. « Il ne peut y avoir de raison indépendamment des choses du monde », écrit Hu Hong (1106-1162). La pensée chinoise, à l’opposé du dualisme, adopte une logique de l’inclusion pour laquelle l’opposition des contradictoires n’est qu’apparente et se fond dans le devenir incessant qui caractérise l’univers. « Le thème mythique de la lutte entre natures ennemies (dieux et titans, lumière et ténèbres, Dieu et Satan), ce thème n’est pas chinois », note Jacques Gernet. Pour la pensée chinoise, ce sont « des opposés complémentaires, non exclusifs les uns des autres », qui forment la trame du monde. « Il est dans l’ordre du monde, écrit Cheng Hao (1032-1085), que rien n’existe isolément et sans son opposé. Cela est ainsi, non par l’effet d’un arrangement volontaire, mais de façon entièrement spontanée. Chaque fois que j’y songe la nuit, je me mets à danser des mains et des pieds sans m’en rendre compte ». Ou encore : « Des dix mille choses du monde, il n’en est aucune qui n’ait son opposé. C’est un yin 阴, un yang 阳, un bien, un mal. Quand le yang croît, le yin décroît. Quand le bien s’accumule, le mal diminue. Quelle n’est pas l’étendue de ce principe ! L’homme n’a pas besoin de connaître autre chose ».⁴
Que la dualité-complémentarité est constitutive de toute réalité, c’est ce que révèle de façon tangible la relation du Ciel et de la Terre. Pour le philosophe du XVIIe siècle Wang Fuzhi (1619-1692), le Ciel est en haut et manifeste son initiative persévérante en pénétrant la Terre ; la Terre est en bas et manifeste sa soumission continue en s’ouvrant au Ciel. « En même temps que leur radicale différence illustre constamment le double mode de la réalité (la transparence de l’invisible, l’obstacle de la densité), Terre et Ciel réalisent l’union la plus intime » qui est « le fonds (fondement) de toute fécondité : de leur différence-corrélation naît le grand fonctionnement du monde, et c’est d’elle que résulte le grand engendrement de tous les existants » explique François Jullien.⁵ Cette marche du monde, comment la penser dans les termes de la métaphysique occidentale, comme le créé et l’incréé, ou l’esprit et la matière ? Considérant le monde dans son dynamisme intrinsèque, la pensée chinoise ignore la notion de matière en tant que chose brute, comme elle ignore la notion d’esprit comme substance séparée. Car l’énergie universelle peut être aussi bien « matière » sous ses formes les plus condensées et « esprit » dans ses aspects les plus subtils.
« S’il n’y avait pas de physique, il n’y aurait pas de métaphysique ». Car le monde est « un processus continuel et régulier » dont l’observation dispense de « toute eschatologie religieuse ou interprétation téléologique de sa finalité ». A l’opposé de la métaphysique occidentale, cette philosophie de l’immanence affirme la pure processivité des choses. Le réel est mû par un rapport continuel d’interaction entre des contraires qui se transforment continuellement l’un dans l’autre. Il y a de l’invisible, mais il n’existe pas en dehors du visible, il fonctionne corrélativement au visible, « selon l’opposition cyclique du latent et du manifeste ». Tandis que la conception occidentale du monde se fonde sur l’idée d’une création primordiale ou du moins d’une unité originelle, la pensée chinoise se déploie dans l’immanence pure. Le cours des choses est un devenir contradictoire sans commencement ni fin, régi par l’opposition-complémentarité du yin-yang. Le caractère dao 道, dans sa signification profonde, désigne le moteur impersonnel qui fait tourner les saisons, l’alternance originaire qui donne son impulsion au fonctionnement de l’univers. L’esprit chinois perçoit le réel comme un « continuel processus d’actualisation découlant de la seule interaction des éléments en jeu, sans l’intervention d’aucun démiurge extérieur ».⁶
Devenir incessant régi par l’alternance des opposés, monisme récusant implicitement toute transcendance : une telle philosophie ne pouvait que favoriser l’avènement d’une pensée dialectique dont Mao Zedong allait formuler le principe : « La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne ; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes. Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions d’où procèdent son mouvement et son développement. Ces contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes ». C’est pourquoi « les aspects contradictoires ne peuvent exister isolément, l’un sans l’autre. Si l’un des deux aspects opposés, contradictoires, fait défaut, la condition d’existence de l’autre aspect disparaît aussi. Réfléchissez : l’un quelconque des deux aspects contradictoires d’une chose ou d’un concept né dans l’esprit des hommes peut-il exister indépendamment de l’autre ? Sans vie, pas de mort ; sans mort, pas de vie. Sans malheur, pas de bonheur ; sans bonheur, pas de malheur. Sans facile, pas de difficile ; sans difficile, pas de facile. Sans propriétaire foncier, pas de fermier ; sans fermier, pas de propriétaire foncier. Sans bourgeoisie, pas de prolétariat ; sans prolétariat, pas de bourgeoisie. Sans oppression nationale par l’impérialisme, pas de colonies et de semi-colonies ; sans colonies et semi-colonies, pas d’oppression nationale par l’impérialisme ».⁷
Pour accéder à la pensée dialectique, les Européens ont eu besoin de la Logique de Hegel. Les Chinois, en revanche, sont passés directement du yin-yang au matérialisme dialectique sinisé par Mao Zedong. Que le déploiement des contradictions est le véritable moteur de l’histoire, comment l’auraient-ils ignoré ? Depuis la haute Antiquité, le mouvement de la pensée chinoise ne cesse de ressaisir celui des choses mêmes. En formulant le mouvement impersonnel qui anime l’univers dans les termes d’une dualité des opposés-complémentaires, elle décrit ce qu’Alexandre Kojève dans son commentaire de Hegel nomme la « dialectique du réel » : un processus indéfini d’auto-dépassement dans lequel les contradictions s’aiguisent et se résolvent sans cesse pour accoucher du nouveau en dépassant l’ancien. Aussi les Chinois savent-ils que seule la compréhension des contradictions, en politique, fonde une stratégie efficace. Un exemple célèbre est fourni par la décision des communistes de s’allier avec le Guomindang au lendemain de l’incident de Xi’an en 1936. Lorsqu’un général nationaliste se rebelle contre Jiang Jieshi accusé de faiblesse face à l’envahisseur japonais, Mao Zedong ne saisit pas cette occasion pour éliminer le chef nationaliste : il le fait libérer et l’oblige à sceller un nouveau « Front uni » contre l’agresseur nippon. Car la contradiction principale oppose le peuple chinois à l’occupant étranger, et non le gouvernement nationaliste au parti communiste. Contradiction secondaire, l’antagonisme entre les deux partis passe au second plan.
2. L’HISTOIRE COMME ALTERNANCE
Mouvement rythmé par l’alternance des contraires, le cours des choses est ce qui donne sa consistance à l’histoire humaine. Si les Chinois se passent fort bien d’une écriture révélée (au sens chrétien des Saintes Écritures), ils connaissent l’écriture révélatrice. Née d’une science de l’avenir (la divination), l’idéographie sert aussi à fonder une science du passé. De même que le devin identifie sur les écailles de tortue les signes annonciateurs des événements à venir, le scribe note scrupuleusement dans ses annales les événements destinés à passer à la postérité. C’est pourquoi l’histoire entendue comme recension et interprétation des faits dignes d’être notés, comme l’activité divinatoire, repose sur une cosmologie : les lois de l’histoire sont les mêmes que celles de la nature. Comme l’écrit le lettré de l’époque des Han Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.), « le Ciel et l’homme ne font qu’un ». De tous les êtres existants, l’homme est le seul dans la constitution duquel se retrouve fidèlement celle du cosmos, avec les 360 articulations de son squelette correspondant au nombre céleste des jours de l’année, avec son corps de chair correspondant à la consistance de la terre, avec la finesse de yeux et des oreilles correspondant à l’image du soleil et de la lune, etc. Une spéculation, on le voit, qui procède à l’inverse de l’anthropomorphisme : ce n’est pas le Ciel qui est représenté à l’image de l’homme, mais l’homme qui est représenté à l’image du Ciel et de la Terre.
Dans cette interprétation cosmologique de l’histoire, les mouvements de la société humaine correspondent alors aux mouvements du Ciel et de la Terre.⁸ De même nature que les phénomènes géologiques, les changements dynastiques sont les cas d’espèce d’une tectonique des forces régissant l’univers. Mais si « le Ciel et la Terre sont en résonance » et si « les dix mille êtres vivent en se transformant », seuls les hommes peuvent se transformer moralement. Le caractère cosmologique du monde social n’est pas incompatible avec son historicité. Car la loi morale peut être bafouée par la barbarie qui ignore les rites, et les hommes peuvent dévier de la voie droite. Le bon gouvernement fait régner la prospérité, mais le mauvais gouvernement provoque des réactions cosmiques, sous forme de calamités dont les anomalies, correspondant au désordre social, se signalent par des météores extraordinaires. Manifestant les atteintes portées par les hommes, ces mouvements cosmiques ont donc un sens moral qui se prête à une interprétation subtile. Si « le Ciel ne parle pas », dit Confucius, il appartient aux lettrés d’en identifier les signes. Mais cette interprétation n’est jamais de type providentialiste : loin de refléter un dessein transcendant, le cours des choses obéit au jeu immanent des forces combinées du yin-yang.
La conception confucéenne de l’histoire implique bien un jugement moral, puisque c’est en regard des cinq principes que s’apprécie la bonne ou la mauvaise conduite : l’humanité, le devoir, les rites, la raison et la loyauté. Mais cette échelle de valeurs ne présuppose aucune finalité supérieure, elle ne fonde nullement l’idée d’un progrès irrésistible. A l’inverse, l’idée ancestrale d’un âge d’or irrémédiablement perdu n’est guère plus satisfaisante. Certes, le passage à l’État centralisé à partir du premier empereur constitue un progrès relatif, relève Wang Fuzhi. S’il est inutile de spéculer sur les origines comme sur les fins dernières, on ne peut nier que l’homme se soit élevé par étapes de la barbarie à la culture. Mais peut-on dire pour autant que le progrès gouverne la marche du monde ? Les catastrophes de l’histoire chinoise permettent d’en douter. Lorsque le pays semblait prêt à sombrer dans la sauvagerie lors de l’effondrement des Han, au IIIe siècle, on voyait bien que la régression était possible. Il n’y a donc ni âge d’or révolu, ni progrès irrésistible : aucune linéarité univoque ne dicte le cours des choses. Au demeurant, note Wang Fuzhi, rien ne prouve qu’il n’y avait pas ailleurs des peuples civilisés à l’époque où les Chinois, eux, vivaient comme des sauvages.⁹
Riche d’enseignements, l’histoire chinoise montre surtout que le flux des événements obéit au jeu des alternances. Depuis deux mille ans, le Nord et le Sud de la Chine se disputent le premier rôle. Dans l’Antiquité, c’est le Nord qui constituait le berceau de la civilisation chinoise. Puis ce foyer se déplace lentement vers le Sud, tandis que le Nord retombe par degrés dans l’obscurité. A partir des Ming, la culture s’est concentrée aux alentours du Grand Fleuve, tandis que les plaines septentrionales sont livrées à la barbarie. Cette alternance entre l’essor et le déclin donne son rythme à l’histoire politique. Faut-il calquer ce processus sur le cycle de la nature, conçu traditionnellement comme l’interaction des « cinq éléments » ? La succession des dynasties s’explique-t-elle par la prédominance du métal sur le bois, du feu sur le métal, de l’eau sur le feu, de la terre sur l’eau ? Dans cette conception archaïque, l’histoire se présente comme une série d’enchaînements clos et répétitifs où chaque dynastie correspond à un élément cyclique, une vertu, une couleur. Totalité unifiée, chaque lignée impériale cède la place à la suivante en vertu d’une nécessité cosmologique. Mais pour Wang Fuzhi, cette interprétation a surtout servi à couvrir les pires usurpations : chaque chef de bande s’est attribué pompeusement les signes d’une légitimité douteuse, tels ces « Barbares » qui prétendaient à l’Empire au IIIe et au IVe siècle.
Toute conception unilinéaire de l’histoire repose donc sur une idée fausse. Entre les grandes dynasties, la Chine a connu de longues périodes de chaos, véritables trous béants dans une continuité imaginaire. L’ordre ne naît jamais dans le prolongement du désordre, l’unité politique ne résulte pas du morcellement, même s’il lui succède. Une tendance ne s’exerce et ne devient dominante, dans une situation historique donnée, qu’au détriment de la tendance opposée. L’ordre et le désordre, l’unité et le morcellement sont toujours des facteurs rivaux qui animent le cours de l’histoire en s’opposant mutuellement. Ininterrompue, cette tension féconde entre les opposés explique les grandes mutations historiques. En Chine, elle a conduit à l’unification politique à la fin de l’Antiquité, puis au morcellement consécutif à la chute des Han (IIIe siècle). La réunification sous les Sui et les Tang (VIIe-IXe siècle) a précédé l’occupation étrangère au XIe siècle, répétée au XIIIe siècle avec les Mongols et au XVIIe siècle avec les Mandchous. Ainsi l’histoire suit un cours imprévisible où la seule constante est l’alternance de l’union et de la désunion. Elle ne tourne pas en rond, elle suit son cours, mais sa trajectoire n’est jamais rectiligne. Entrecoupée de ruptures qui constituent les points de bascule d’une époque à une autre, elle procède par bonds successifs.
Ces ruptures, pourtant, ne doivent pas faire illusion. Si soudain que puisse paraître un événement, il n’est que l’aboutissement d’une tendance profonde. C’est toujours l’alternance qui mène le cours des choses, et lorsqu’une tendance s’étiole, la tendance opposée prend le dessus. Les deux principes de l’essor et du déclin s’excluent et se repoussent, s’impliquent et se conditionnent mutuellement. « Conflit ouvert, entente tacite : celui des deux principes qui s’actualise contient toujours le principe adverse. A chaque instant, la progression de l’un va de pair avec la régression de l’autre, mais, en même temps, chaque principe qui progresse appelle sa régression prochaine. Le futur est déjà à l’œuvre dans le présent, et le présent qui s’étale est sur le point de passer », note François Jullien. C’est pourquoi le processus historique, pour Wang Fuzhi, obéit à une logique du renversement où la détente appelle la tension et réciproquement. Un excès en appelant un autre, une politique trop pacifiste mène à la guerre, de même qu’une politique trop autoritaire conduit à la révolte et au chaos. Ordre et désordre, essor et déclin, tension et détente, toute histoire passe inexorablement par des hauts et des bas.¹º
Aussi, pour agir efficacement, faut-il savoir attendre son heure. La véritable sagesse consiste à faire preuve de patience. Sachant que tout processus qui conduit au déséquilibre se fragilise de lui-même à mesure qu’il s’accentue, il faut attendre qu’il ait atteint le stade le plus propice à son renversement pour exercer l’action minimale requise par la situation. Il est fou de vouloir lutter contre le Ciel lorsque le cours naturel des choses est défavorable, mais il est aussi dangereux d’intervenir trop tôt, avant que le processus ait complètement abouti dans le sens souhaité. Lorsque Jiang Jieshi a lancé la cinquième campagne d’annihilation contre la base rouge du Jiangxi, en 1934, Mao Zedong a préféré se dérober à cet assaut et entreprendre la Longue Marche. Faire preuve d’héroïsme en affrontant résolument les troupes ennemies eût conduit à un sacrifice inutile. Pour poursuivre le combat, il fallait préserver à tout prix les forces communistes et reconstituer une nouvelle structure politico-militaire en un lieu plus favorable. Réfugié dans la nouvelle base rouge de Yan’an, Mao a attendu le rétablissement de la situation avant de reprendre l’offensive contre les Japonais, puis contre Jiang Jieshi. Sous l’apparence d’une fuite devant l’ennemi, la Longue Marche a sauvé la révolution chinoise.
Si l’on veut peser sur le cours des choses, il faut analyser la situation de manière objective et détecter la tendance dominante. A cette condition, toute situation particulière devient intelligible et susceptible d’engendrer une décision stratégique. De ce point de vue, Wang Fuzhi suggère que l’histoire a un sens et que la sagesse consiste à le ressaisir par la pensée pour mieux l’épouser par l’action. Affirmant à sa façon la rationalité de l’histoire, cette philosophie aurait-elle quelque affinité avec celle de Hegel ? Seulement en apparence. Pour le philosophe allemand du XIXe siècle, « la seule idée qu’apporte la philosophie est cette simple idée que la raison gouverne le monde et que par suite l’histoire universelle est rationnelle ». En agissant dans l’histoire, les peuples représentent les moments d’un accomplissement universel, celui de l’Esprit. Tout événement important n’est que le moyen par lequel se réalise la finalité de l’univers, c’est-à-dire le plein épanouissement de la liberté humaine. L’histoire est un processus linéaire, même s’il est parsemé de violences, et la « ruse de la raison » consiste à utiliser à ses propres fins les passions humaines, mises au service d’une cause qui les dépasse.
La vision chinoise, au contraire, ignore la téléologie : aucun dessein ne gouverne l’histoire humaine. Ce n’est pas « intentionnellement » que le Ciel et la Terre engendrent l’homme, écrit Wang Chong au Ier siècle. « De l’union de leur souffle, il se trouve que l’homme spontanément est né ». Tout ce qui existe est le produit d’un processus naturel, de cet engendrement spontané des « dix mille êtres » qui gouverne le monde au rythme alterné des saisons. Incréé, le monde est tel qu’il est depuis toujours, il n’a ni commencement ni fin. Certes, pour Wang Fuzhi, l’histoire n’est pas dépourvue de sens, puisqu’elle est traversée par des courants contradictoires qui en déterminent les lignes de forces. Pour peu qu’on s’en donne la peine, elle est passible d’une interprétation des tendances qui l’animent, et c’est la marque de la vraie sagesse. Pour les plus audacieux, elle se prête à une action fondée sur la compréhension rationnelle du rapport de forces, et c’est la clé de la réussite politique. Mais le sens de l’histoire ne saurait s’entendre de façon univoque. Aucune eschatologie n’ordonne le cours des choses aux fins dernières de l’humanité. L’histoire est un processus naturel, sans origine assignable ni aboutissement prévisible, qui emporte dans son cours impétueux les peuples du monde. Ce qui signifie, à la fois, que cette histoire n’est pas écrite d’avance et que le jeu des opposés peut faire pencher la balance d’un côté comme de l’autre.
3. LA PRIMAUTÉ DU COLLECTIF
De même que le cours de l’histoire se déroule selon la loi de l’alternance, l’organisation de la société, pour la pensée chinoise classique, obéit à des règles immuables. Depuis des millénaires, la famille fournit le modèle de toute construction sociale. Ancrées dans notre constitution biologique, les relations de parenté sont chargées de sentiments d’affection et de respect. Elles déterminent les rapports naturels entre parents et enfants, frères et sœurs, époux et épouses. Or ces rapports, précisément parce qu’ils sont inscrits dans la nature, sont crédités par la pensée chinoise d’une valeur exemplaire. C’est sur ce fondement incontestable que sont établies les institutions sociales. Les relations familiales elles-mêmes sont codifiées, organisées autour des rites du mariage et du culte des ancêtres. En dehors de la famille, les relations utiles à la vie commune sont calquées sur les relations familiales : entre habitants d’un même village, entre maître et disciples, entre employés d’un même patron, entre représentants de l’autorité et sujets qui leur obéissent. Les rapports de toutes sortes qui forment la texture de la société s’inspirent des relations de parenté.
Dans cette conception, l’empereur lui-même est comme le père de ses sujets, de même que le fonctionnaire lettré est le tuteur des habitants de sa circonscription. La loi naturelle organise idéalement l’ensemble des rapports sociaux, assignant à chacun la place qui lui revient. Aussi cette société traditionnelle est-elle foncièrement inégalitaire. Comme la famille patriarcale, elle hiérarchise les individus selon l’âge, le sexe et la fonction, imposant de multiples dénivellations statutaires dont le ritualisme raffine à l’extrême les marques extérieures. Pas plus que la société européenne d’Ancien Régime, la société chinoise traditionnelle ne postule l’égalité de droit entre les hommes. Loin d’émaner d’une décision collective, l’organisation sociale est inscrite dans la nature des choses. En se calquant sur une hiérarchie présumée naturelle, la société institue une différenciation précise des devoirs imposés à chacun par sa position sociale. Et l’accomplissement de ces devoirs est d’autant plus impératif qu’il est soutenu par un sentiment d’appartenance dont l’archétype est le sentiment familial. Tout en donnant à l’individu ce qui lui revient, les communautés familiales, villageoises ou corporatives fournissent son assise au « pays-famille ».¹¹
Si l’idée d’une hiérarchie naturelle a été réfutée par la pensée moderne, la conception relationnelle de l’existence, en revanche, est une donnée anthropologique du monde chinois. La société chinoise est une société holiste dans laquelle la famille l’emporte sur les personnes, le clan sur les familles, la société sur les clans. La société est faite d’un tissu de relations structurelles à l’image de la nature, où la Terre communique avec le Ciel. C’est pourquoi, pour la philosophie chinoise, l’individu n’est pas substance mais relation. Il n’est pas une monade séparée des autres, mais le foyer d’interactions multiples. Dans ces conditions, participer à l’effort commun n’est pas une contrainte, c’est une gratification. L’éducation du lettré, selon Confucius (551-479 av. J.-C.), vise à former un homme capable, à la fois, de devenir un homme de bien et de servir la communauté à laquelle il appartient. Car l’accomplissement moral est indissociable de l’attachement à l’intérêt commun. La tâche des fonctionnaires lettrés est de gouverner les autres pour leur plus grand bien : loin de se tenir en retrait pour s’adonner à la spéculation intellectuelle, ils doivent contribuer à l’harmonisation de la vie collective. Car la vertu principale, c’est la vertu d’humanité, le sens de l’humain, ren 仁. Ce caractère se compose du radical « homme » et du signe « deux », suggérant que le moi ne saurait se concevoir comme une entité isolée, mais comme un foyer d’activité qui s’illumine au contact d’autres foyers similaires.¹²
Cette vertu d’humanité, Confucius la résume par la formule suivante : « Mansuétude, n’est-ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas qu’on t’inflige, ne l’inflige pas aux autres ». Ou encore : « Pratiquer le ren, c’est commencer par soi-même, vouloir établir les autres autant qu’on veut s’établir soi-même, et souhaiter leur accomplissement autant qu’on souhaite le sien. Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres – voilà qui te mettra dans le sens du ren ! »¹³ Cette aptitude morale ne désigne pas seulement la capacité à s’améliorer individuellement, mais de bâtir des relations avec les autres qui soient fondées sur la solidarité et la réciprocité. L’enseignement éthique de Confucius prône les vertus indispensables à l’exercice réussi du métier d’homme. L’essentiel est d’accomplir les devoirs correspondant aux états définis par la société et occupés par les individus. Il y a cinq relations fondamentales : entre père et fils, aîné et cadet, mari et femme, prince et sujet, entre amis. Dissymétriques par nature, elles impliquent une hiérarchie interpersonnelle. La plus importante est la relation entre le père et le fils : lien affectif privilégié, il conditionne la transmission du nom et le culte des ancêtres. Reliant le présent au passé, parfaite illustration de la réciprocité, la piété filiale est la vertu d’humanité par excellence. Réponse naturelle de l’enfant à l’amour que lui portent ses parents, elle fonde la solidarité inébranlable entre les générations. Consacrée par les rites, elle irrigue les relations sociales de cette dévotion respectueuse qui entoure les Anciens, avant et après leur mort.
L’extension de la vertu d’humanité aux autres groupes familiaux, puis de proche en proche à l’humanité entière, fonde un véritable humanisme. Cet élargissement par cercles concentriques est évoqué dans l’ouverture de la Grande Étude, l’un des quatre Classiques attribué à Zengzi (505-435 av. J.-C.), disciple de Confucius : « Dans l’Antiquité, pour faire resplendir la lumière de la vertu pour tout l’univers, on commençait par ordonner son propre pays. Pour ordonner son propre pays, on commençait par régler sa propre maison. Pour régler sa propre maison, on commençait par se perfectionner soi-même ». Entre la morale personnelle, l’harmonie familiale et la pratique politique, il n’y a aucune solution de continuité. La famille est une extension de l’individu comme l’État est une extension de la famille. Le même processus de perfectionnement traverse les différentes strates de l’existence. Cet humanisme est d’autant plus remarquable qu’il subvertit l’ordre aristocratique en insistant sur le perfectionnement de soi-même. Si la nature humaine est perfectible à l’infini, l’amélioration de soi est à la portée de tous les hommes de valeur. Confucius proclame alors une vérité qui fera date : la véritable noblesse est celle du cœur, et non celle du sang. L’une est reçue à la naissance, l’autre s’acquiert par la pratique.
Dans la Chine contemporaine, la question du gouvernement par la vertu est redevenue d’actualité. Dès son accession au pouvoir, Xi Jinping a lancé une vigoureuse campagne contre la corruption. Comme le souligne Cao Jinqing, professeur de sociologie à l’Université de Shanghai, la capacité de l’élite dirigeante à se montrer vertueuse est déterminante : « Si ceux qui détiennent le pouvoir sont incapables de résister à la tentation d’obtenir des gains matériels par l’exercice du pouvoir, ou si, une fois que les intérêts matériels sont devenus la chose la plus importante, ces détenteurs du pouvoir cherchent à privatiser ces intérêts, en rejetant la bannière du parti communiste et du socialisme, et ne travaillent que pour eux-mêmes, sans défendre le peuple, alors c’est une trahison du mandat du ciel. Si la corruption n’est pas maîtrisée, c’est le parti au pouvoir lui-même qui en souffrira. Nous ne pouvons compter uniquement sur la croissance économique pour maintenir le pouvoir politique. S’appuyer sur les seuls facteurs matériels est une approche insuffisante, et si jamais il y a des revers majeurs sur ce front, les choses peuvent devenir dangereuses. C’est pourquoi la lutte contre la corruption n’est pas un slogan creux. Chacun, quelle que soit sa position, doit être sévèrement puni pour toute infraction à la discipline du parti ou à la loi de l’État. Le mandat céleste vous a été donné, et vous ne pouvez pas agir uniquement dans votre propre intérêt, mais vous devez défendre le peuple ».¹⁴
L’éthique confucéenne est si intimement mêlée à la culture chinoise qu’elle n’a cessé d’inspirer la réflexion philosophique et l’action politique. Pour le philosophe contemporain Zhao Tingyang, Confucius a montré que l’homme se définit « par ce qu’il fait, non par ce qu’il est ». Le scepticisme confucéen nous invite à nous défier de toute interprétation religieuse du monde humain. Il nous apprend que pour connaître une chose essentielle à notre vie, « il est impératif que son importance soit justifiée par des preuves accessibles dans le monde de l’ici et non par une croyance dans le monde de l’au-delà ». En présupposant « l’autonomie du monde de la vie », le confucianisme invite l’être humain à prendre soin de lui-même et à se montrer pleinement responsable de ses actes. L’homme est ce qu’il est parce qu’il noue des rapports sociaux qui lui assignent une place singulière. Sur le plan moral, « l’individu n’est bon qu’à partir du moment où il l’est dans une relation donnée avec autrui ». C’est pourquoi Zhao Tingyang défend l’idée d’une « rationalité relationnelle » qui s’oppose à la conception courante de la rationalité comme « calcul rationnel d’intérêts personnels ». Fondé sur « la présupposition d’une individualité absolue », l’individualisme moderne sous-entend que « les intérêts exclusifs d’un individu priment en importance sur les intérêts communs ». Or cet individualisme est « particulièrement irrationnel », car « l’intérêt maximal d’un individu n’est pas nécessairement et exclusivement personnel ».
En réalité, notre intérêt maximal coïncide avec « un intérêt partagé que seule la relation peut instaurer ». Par exemple, l’amour, l’amitié, la confiance ou le respect constituent « autant d’intérêts qui ne sauraient être divisés ». En réalité, « mon existence n’est possible et ne fait sens qu’à la condition que je coexiste avec autrui ». Ce que révèle l’expérience humaine, « c’est que tous les problèmes de l’existence (le conflit et la coopération, la guerre et la paix, le bonheur et le malheur) doivent être résolus à travers la coexistence ». C’est pourquoi on peut affirmer que chez l’homme « la coexistence précède l’existence ». Mais si l’être humain est fondé sur la relation, il faut également admettre une autre vérité : la primauté des devoirs. « Le soutien inconditionnel apporté à autrui dans les situations difficiles », par exemple, ou « la gratitude à l’égard de ceux qui ont offert leur aide désintéressée » relèvent d’une véritable éthique de la relation. Certes, la reconnaissance des droits humains contribue à un monde meilleur, et la philosophie moderne a montré leur importance. Mais « du point de vue de l’ontologie de la coexistence », la prétention à des droits inconditionnels rompt « l’équilibre nécessaire entre les droits et les devoirs ». Contre cet individualisme, il faut affirmer que c’est l’accomplissement des devoirs qui garantit l’exercice des droits. Seule cette réciprocité rendra possible « l’authentique salut du monde », loin du « salut hypothétique » promis par un « Dieu céleste ».¹⁵
4. LE MANDAT DU CIEL
Parmi les devoirs incombant aux hommes vivant en société, ceux qui s’imposent aux dirigeants revêtent une importance particulière. L’équilibre de la société, en effet, dépend de leur capacité à garantir la paix et l’harmonie. Contrairement à une idée reçue, la pensée chinoise classique ne s’intéresse pas seulement à la façon d’exercer le pouvoir. Elle interroge aussi, explicitement, les conditions de sa légitimité. Cette réflexion a de lointaines origines. Pour la philosophie chinoise de l’Antiquité, la légitimité du pouvoir lui vient de la délégation de souveraineté octroyée par le Ciel. Principe impersonnel qui régit le mouvement universel des choses, celui-ci attribue la responsabilité du pouvoir royal, puis impérial, à ceux qui s’en montrent dignes. Le souverain est donc avant tout le mandataire du Ciel, tenu de l’honorer comme un père, ce qui fait de l’empereur le Fils du Ciel. Mais l’existence du mandat céleste inclut toujours la possibilité d’un changement de mandataire. Si le détenteur de la puissance terrestre se montre indigne de la fonction, en effet, le Ciel peut lui retirer son mandat. Il le confie alors à un nouveau souverain, fondateur à son tour d’une nouvelle dynastie, qui n’est autre que le héros qui a pris tous les risques pour renverser le souverain indigne.
Cette théorie visait à résoudre un problème essentiel : comment garantir une succession légitime ? Pour y répondre, Mozi (479-392 av. J.-C.) présente une version novatrice de la légende du monarque Yao : « Il y a longtemps, Shun cultivait la terre au mont Li, faisait des poteries sur les bords du Fleuve jaune et allait pêcher dans les marais de Lei (…) Lorsque Yao découvrit Shun sur les rives Nord du marais de Fu, il l’éleva à la dignité de Fils du Ciel et lui transmit l’administration du monde sous le Ciel, assurant par là un bon gouvernement du peuple ». Avec ce récit, Mozi invalide le principe d’une succession dynastique où la généalogie est censée garantir la qualité du titulaire. Ce sont les aptitudes personnelles, et non les origines familiales, qui légitiment l’exercice du pouvoir. Mais le penseur ne se contente pas de subvertir la règle de la transmission héréditaire de la fonction royale. Il conçoit aussi le Ciel comme une puissance rectificatrice qui destitue les mauvais souverains : « Dans l’Antiquité, les rois violents des Trois dynasties haïssaient le monde sous le Ciel sans discernement et commettaient des crimes ». Alors le Ciel les punit, « faisant en sorte que les pères et les fils soient dispersés, que leur pays et leurs familles soient détruits (…) Les gens du peuple les condamnèrent, cette désapprobation se transmit de père en petit-fils pendant une myriade de générations » et « le peuple les appela les souverains de perdition ».¹⁶
Depuis l’Antiquité, la théorie du mandat du Ciel est indissociable de la primauté reconnue au peuple. C’est dans Le Grand Serment, daté de la dynastie des Zhou (1046-256 av. J.-C.), que l’on trouve la phrase célèbre : « Le Ciel voit à travers les yeux du peuple et entend à travers ses oreilles ». Un autre passage dit aussi : « Le Ciel suit inévitablement les désirs du peuple ». Comment interpréter ces formules ? Elles signifient d’abord que les intentions du Ciel sont discernables dans les sentiments du peuple, comme si la volonté populaire devait être traduite dans un langage cosmologique pour s’imposer à tous. Mais elles indiquent aussi que l’intervention du Ciel dans les affaires humaines vise à défendre le peuple. Un souverain oppressif qui néglige les besoins de ses sujets s’expose à des sanctions. Ainsi les fautes commises par le dernier roi des Shang ont poussé le Ciel à choisir un nouveau maître du peuple. De même, la cruauté de Zhouxin poussa le ciel, ayant pitié du « peuple des quatre coins » à remplacer une fois encore son « fils premier ». Le nouveau titulaire, le roi Wen, était en effet particulièrement apte à s’occuper du « petit peuple » et il obtint aisément le soutien du Ciel. Et si la prestigieuse dynastie Zhou considérait que « protéger le peuple » était son principal devoir, c’est qu’elle voulait éviter le sort funeste des deux dynasties précédentes, Xia et Shang, renversées pour avoir manqué à leurs obligations.
Énoncée dès l’époque ancestrale des Zhou, la primauté du peuple dans l’ordre politique est constamment rappelée par le grand philosophe confucéen Mengzi (371-288 av. J.-C.) : « Le peuple est ce qui est de plus honorable ; viennent ensuite les autels du Sol et des Moissons ; le souverain est en dernier. Aussi, celui qui gagne le soutien de la multitude devient le Fils du Ciel ; celui qui gagne le soutien du Fils du Ciel devient un seigneur ; celui qui gagne le soutien du seigneur devient un noble ». Dans le système monarchique qui est celui de la Chine depuis les premières dynasties de l’Antiquité (Xia, Shang, Zhou) jusqu’à l’effondrement de l’empire Qing (1911), le peuple était-il l’objet des largesses du souverain, ou avait-il son mot à dire sur la conduite des affaires ? « Les réponses qui furent apportées à ces questions diffèrent considérablement », note l’historien Yuri Pines. « Certains chercheurs estiment que la voie chinoise traditionnelle est paternaliste, d’autres soutiennent que le peuple n’était pas censé profiter passivement d’un État bienveillant, son point de vue sur l’activité du gouvernement étant extrêmement important ». Le débat est ouvert. Même si la Chine ancienne ne connut pas de « régime représentatif », les penseurs de l’époque des Royaumes combattants affirment que le peuple peut et doit peser sur les décisions politiques.
C’est pourquoi Mengzi laïcise volontiers la théorie du mandat du Ciel : pour la réussite d’une entreprise politique, l’assentiment populaire n’est-il pas l’essentiel ? Les mauvais souverains, rappelle-t-il, « perdirent le monde sous le Ciel parce qu’ils perdirent le peuple. Ils perdirent le peuple parce qu’ils perdirent les cœurs. Il y a un moyen de gagner le monde sous le Ciel : lorsque vous gagnez le peuple, vous gagnez le monde. Il y a un moyen de gagner le peuple : lorsque vous gagnez les cœurs, vous gagnez le peuple. Il y a un moyen de gagner les cœurs : rassemblez-les par leurs désirs, ne faites pas ce qu’ils détestent, et c’est tout. Le peuple se tourne vers la bienveillance comme l’eau coule vers le bas et comme les animaux se dirigent vers la savane ». Un autre penseur, Shen Dao, souligne que « le Fils du Ciel est établi dans l’intérêt du monde sous le Ciel », ce qui semble tempérer le pouvoir monarchique en lui assignant la mission de servir ses sujets. Dans Les Printemps et automnes du Sieur Lü, on lit également : « Le monde sous le Ciel n’appartient pas à un homme unique. L’harmonie du yin et du yang ne prolonge pas la vie d’une seule espèce, la rosée bienfaisante et la pluie opportune ne profitent pas à une créature unique, le souverain de la myriade de peuples ne suit pas les fantaisies d’un seul homme ».
La formule « pour le peuple », on le voit, sert aussi bien à critiquer le pouvoir qu’à le légitimer : en désignant l’objet même de l’activité politique, elle fournit un critère d’appréciation du comportement des dirigeants. Une telle idée ne se trouve pas seulement chez l’optimiste Mengzi, penseur confucéen le plus favorable au peuple. La nécessité de « gagner les cœurs » est également affirmée par le pessimiste Xunzi (298-238 av. J.-C.), souvent comparé à Hobbes : « Quand les chevaux sont effrayés par les chars, l’homme supérieur qui les conduit n’est pas tranquille. Quand les chevaux sont effrayés, le mieux est de les calmer. Quand le peuple a peur de son gouvernement, le mieux est de lui être agréable. Sélectionnez les sages et les bons, élevez les sincères et les respectueux, promouvez la piété filiale et le respect entre frères, prenez soin des veuves et des orphelins, aidez les pauvres et les indigents. Alors le peuple sera tranquille avec ce gouvernement. Lorsque le peuple est tranquille avec son gouvernement, l’homme de bien est tranquille à sa place ». Le passage du Xunzi se termine par cette très belle formule, empruntée à la tradition : « Le souverain est un bateau et les gens du commun sont l’eau. L’eau peut porter le bateau et parfois elle le renverse ».
Bien sûr, le principe monarchique n’est jamais remis en question, sauf par quelques intellectuels anarchisants de sensibilité taoïste. Il est la clé de voûte d’une société patriarcale et hiérarchisée où le lignage détermine la place des individus. Certains textes évoquent des assemblées populaires ou mentionnent la consultation du peuple par le souverain, mais ces pratiques ne signifient pas que les « gens du commun » ont le pouvoir de décision. Aucun penseur de l’Antiquité n’a proposé de modification substantielle de l’organisation des pouvoirs. Le plus audacieux est Mozi, qui préconise une procédure de consultation de la population par les responsables de chaque unité administrative. Associés à la gestion des affaires, les gens du commun pourront alors surveiller ceux qui exercent des fonctions administratives, soit pour les dénoncer, soit pour les promouvoir : « Lorsque vos supérieurs ont tort, vous devez les admonester, et lorsque vos inférieurs sont bons, vous devez les recommander ». Mais ce dispositif demeure exceptionnel pour l’époque, et il ne sera guère mis en œuvre.
Pour les penseurs chinois de l’Antiquité, l’État doit être dirigé par une élite intellectuelle dont la mission est de veiller au bien-être du peuple : cela ne signifie pas que les masses, en temps ordinaire, peuvent intervenir directement dans la gestion des affaires publiques. Paternaliste, l’idéal politique confucéen repose sur une distribution des rôles intangible. Lorsqu’un lettré nommé Xu Xing exhorte le souverain à labourer la terre lui-même afin de ne pas exploiter les paysans, Mengzi invalide cette revendication égalitaire en défendant la hiérarchie entre les hommes : « Certains travaillent avec leur cœur, d’autres avec leur force. Ceux qui font fonctionner leur cœur gouvernent les hommes, ceux qui se servent de leur force sont gouvernés. Ceux qui sont gouvernés nourrissent les hommes ; ceux qui gouvernent sont nourris. Voilà le principe juste et universel du monde sous le Ciel ». Même si l’éducation s’élargit peu à peu à de nouvelles couches de la population, elle ne changera pas les hommes du jour au lendemain. Or il s’agit d’assurer la paix et l’harmonie ici et maintenant, avec les hommes tels qu’ils sont.
Cette aspiration à la stabilité politique s’explique d’autant plus que les temps sont troublés. La période des Royaumes combattants voit s’effondrer les repères traditionnels. Conquise de haute lutte par Qin Shi Huangdi en 221 av. J.-C., l’unité politique du pays chinois met fin à une série d’affrontements. Mais lorsque Xunzi affirme que « l’eau du peuple peut renverser le bateau du souverain », il ignore que ce pressentiment sera confirmé douze ans plus tard. Une révolte générale, en effet, éclate dans le pays sous la conduite d’un fermier, Chen She. Elle échoue, mais d’autres groupes prennent la relève, et la dynastie Qin finit par succomber sous les coups de l’insurrection. Un siècle plus tard, l’historien Jia Yi fait ce récit : « Chen She vivait dans une maison où la fenêtre était faite du goulot d’une cruche cassée, où une corde servait de gonds à la porte. Il était le serviteur de paysans, un exilé parmi des exilés. Ses capacités n’atteignaient pas la moyenne (…) Se mettant à la tête des déserteurs, il commanda à plusieurs centaines d’hommes, et alla attaquer Qin. Des bâtons coupés leur tenaient lieu d’armes, des perches de bambou leur servaient d’étendards. Le monde sous le Ciel leur fit écho et se rassembla autour de Chen She comme des nuages ».
Cette rébellion victorieuse fut la première à l’échelle de toute la Chine. Menée par des paysans, elle illustre le rôle majeur de la lutte des classes dans l’Antiquité. Mais un autre phénomène se fait jour : en se ralliant à l’insurrection, certains membres de l’élite intellectuelle en consacrent la légitimité. Dictée par la situation historique, l’alliance entre paysans insurgés et intellectuels lettrés inaugure une coopération caractéristique de la culture politique chinoise. Lorsque Mao Zedong explique aux cadres du parti, à l’École révolutionnaire de Yan’an, que les insurrections paysannes ont scandé l’histoire chinoise, il s’inscrit dans cette tradition.¹⁷ Pour la pensée chinoise antique, un acte politique ne saurait être légitime s’il n’a reçu la caution du Ciel. Mais comment se manifeste le jugement du Ciel, sinon par l’assentiment du peuple ? Et comment être assuré de la volonté du peuple, si ce n’est par la réussite de l’entreprise révolutionnaire ? Lorsque la rébellion est couronnée de succès, c’est qu’elle répondait à la situation historique. Le véritable tribunal de l’histoire, c’est le mouvement des masses.
C’est pourquoi la meilleure façon d’éviter les troubles est de s’assurer du bien-être de tous. Lorsque le peuple accorde sa confiance au nouveau souverain, lui remettant les clés du pouvoir impérial, il manifeste la volonté expresse du Ciel. « Le grain est le fondement du peuple, le peuple le fondement de l’État, l’État le fondement de la souveraineté », lit-on dans le Huainanzi (IIe siècle av. J.-C.). A l’époque des Han, Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.) affirme : « Ce n’est pas pour le souverain que le Ciel a créé le peuple, mais c’est pour le peuple que le Ciel a créé le souverain. Si la vertu du souverain est suffisante pour apporter la paix, le Ciel lui accorde son mandat, mais si celui-ci est malfaisant au point de nuire au peuple, le Ciel lui retire le mandat ». Il ne faisait que paraphraser Shenzi, auteur de l’époque des Royaumes combattants : « Le fils du Ciel a été établi pour le bénéfice de l’empire et non l’empire pour le bénéfice du fils du Ciel, il en va de même des princes vis à vis des royaumes et des fonctionnaires vis à vis des charges ».¹⁸
Aussi les penseurs confucéens assument-ils la conséquence logique de la primauté du peuple. Le souverain est comme un bateau porté par les flots : s’il se comporte de façon indigne, il est légitime que le peuple le renverse. L’empereur n’est Fils du Ciel qu’autant que le Ciel l’a désigné comme seul digne de lui rendre un culte. Mais s’il est privé du soutien du Ciel, le souverain n’est plus un monarque respecté : c’est un usurpateur dont le renversement est légitime. Sans ambages, Mengzi va jusqu’à justifier le régicide : « Qui assassine la bienveillance est un vaurien, qui détruit le sens du juste est une brute. Un vaurien doublé d’une brute est un homme de peu. Pour ma part j’ai entendu dire qu’on a exécuté un homme de peu du nom de Zhouxin (c’est-à-dire le dernier souverain de la dynastie des Shang) ; jamais qu’un souverain ait été assassiné ». En se montrant indigne de sa fonction, le titulaire du mandat le perd aussitôt, et cette perte ouvre la voie à un changement politique radical. Comme le dit Zhao Tingyang : « Si le mandat du Ciel est perdu, c’est la révolution. Un pouvoir dénué de légitimité ne peut se maintenir que grâce à la violence. Mais la violence est impropre à établir une société efficace et une société inefficace conduit à l’effondrement politique ».¹⁹
5. LES FONCTIONNAIRES LETTRÉS
Pays immense, densément peuplé, la Chine a toujours eu le souci prépondérant de son unité. Mais comment l’assurer sur des bases solides, sinon par l’unicité du souverain ? Dictée par une conception cosmologique du pouvoir, la forme monarchique s’impose comme une évidence : l’unicité du Ciel commande l’unicité du pouvoir terrestre. Mais les formes que revêt l’institution monarchique évoluent très tôt. Tandis qu’en Grèce antique l’institution éphémère de la cité fait figure d’événement singulier, le développement rapide de l’économie et l’accroissement soudain de la population, en Chine, provoquent des transformations profondes. Vidée de ses aspects mythiques, la souveraineté s’identifie à un principe d’ordre anonyme. Pour les classes instruites, le Ciel n’est plus une divinité, comme aux temps archaïques, mais l’expression de l’ordre cosmique. Une critique historisante purge les mythes anciens de tout ce qu’ils avaient d’étrange et les transforme en événements de l’histoire. Les progrès matériels, la continuité du peuplement et l’absence d’obstacles naturels favorisent l’établissement de grandes royautés, bientôt réunies sous la houlette impériale (221 av. J.-C.).
Au cours des trois siècles qui précèdent cette unification, les guerres ont accéléré le processus de centralisation étatique. Avec les Royaumes combattants, le développement d’une infanterie de recrutement paysan et la diffusion d’une métallurgie avancée précipitent le mouvement de l’histoire. Ces innovations techniques fournissent leur base matérielle à des États d’un type nouveau, bureaucratique et centralisé. De nouveaux modes de pensée apparaissent, dictés par la conduite de grandes armées de fantassins et l’administration de pays riches et peuplés. Des conceptions nouvelles justifient la concentration du pouvoir entre les mains du souverain et la suppression des privilèges aristocratiques. Pour faire face à leurs responsabilités, les chefs de royaumes ont désormais besoin de fonctionnaires efficaces et spécialisés. C’est pourquoi la vieille aristocratie est évincée au profit d’une administration nommée, sans attache nobiliaire et soumise à des règlements objectifs. La transmission héréditaire des charges publiques laisse la place au recrutement de fonctionnaires compétents et dévoués.²º
S’affirment alors les principes d’une véritable organisation bureaucratique : primauté de la compétence et du mérite, révocabilité des titulaires, évaluation des résultats, dévouement exclusif à l’État, techniques de quantification, prépondérance de l’écrit. Un système objectif de récompenses et de châtiments, inspiré par le régime des armées, permet d’obtenir le meilleur rendement de l’administration. Assistés par d’innombrables secrétaires, gardes et commis, ces « mandarins » sont peu nombreux : 24 000 sous les Ming au XIVe siècle, 40 000 sous les Qing au XIXe siècle, soit un pour 10 000 habitants. L’accomplissement de leur mission obéit à des règles strictes. Les compétences des agents publics sont limitativement définies. L’empereur ne peut intervenir dans les domaines qui sont du ressort de ses subordonnés. Les charges ne peuvent être ni transmises ni achetées, et l’empereur lui-même ne peut en disposer librement. Les abus de pouvoir, l’enrichissement illégal, l’usage privé de biens publics, les erreurs ou les négligences sont sévèrement punis. On ne peut nommer un fonctionnaire dans sa région d’origine, et les durées d’affectation sont réduites. Logés dans les bâtiments de l’administration, les fonctionnaires locaux n’ont pas le droit d’acheter des propriétés dans la circonscription qu’ils administrent.
Le système repose sur une distinction du public et du privé qui s’applique à l’empereur lui-même, lequel ne peut disposer librement des fonds de l’État. Les charges publiques ne sont ni le privilège d’une caste, ni la propriété du souverain. Les manuels qui fixent les règles de conduite pour les fonctionnaires en poste dans les provinces leur recommandent de ne pas mêler affaires privées et activité publique. Un fonctionnaire doit éviter d’employer comme auxiliaire son fils, son gendre ou son beau-frère. Il doit rester en toutes circonstances parfaitement impartial. Comme dit un de ces manuels, « le fonctionnaire n’entretient pas d’amitiés personnelles. Il ne doit pas se laisser influencer par ses penchants ». Seules les personnes dotées d’une culture littéraire, morale et politique sont habilitées à exercer des charges publiques. L’idée que des représentants d’intérêts privés puissent décider des affaires de l’État est inconcevable. Le dévouement au bien commun exclut la poursuite des avantages personnels, et ce principe est à la base de l’éducation des classes lettrées d’où sont issus la plupart des fonctionnaires. Même s’ils agissent par carriérisme, ces derniers ne recherchent pas le gain mais le prestige dû à la fonction, l’aisance matérielle n’en étant qu’une conséquence.
Si les serviteurs de l’État sont liés par un devoir de loyauté à l’égard du souverain, ce dernier n’implique aucune obéissance aveugle, aucune servilité. Comme le montre le droit à la « remontrance », la double mission des fonctionnaires est de mettre en garde le souverain contre ses propres écarts de conduite et de l’avertir des dysfonctionnements de la bureaucratie. Dans la tradition confucéenne, ce sont les lettrés – le vivier où sont sélectionnés les bureaucrates – qui disposent du savoir extrait des Classiques. Détenteurs de ce corpus intellectuel, ils ont pour tâche de le faire passer dans les activités publiques. Pour ces fonctionnaires, la véritable loyauté consiste à critiquer les mauvaises décisions, à leurs risques et périls, afin d’éviter au souverain d’encourir le blâme public. Par la suite, l’institution du « censorat » a systématisé ce dispositif. Dotés de pouvoirs étendus, les censeurs peuvent adresser des remontrances aux détenteurs du pouvoir, y compris l’empereur, et mettre en accusation les fonctionnaires. Recevant les plaintes de la population, ils procèdent à des inspections et à des interrogatoires. Tout fonctionnaire peut être suspendu pour violation des règlements, indolence, inefficacité, retards, registres mal tenus, dépenses non prescrites, abus d’autorité, corruption, etc.
Ces administrateurs de haut rang constituent une véritable noblesse d’État. Au contact des populations, les sous-préfets jouent un rôle particulièrement important. La brièveté de leur séjour et les dangers qui menacent leur carrière font qu’ils ont tendance à adopter à partir du XVe siècle une attitude prudente et routinière, mais la doctrine leur enjoint de se préoccuper avant tout du bien-être des gens du peuple et de veiller à la tranquillité publique. Le bon sous-préfet doit développer les activités agricoles, protéger la population contre les calamités en tout genre, contribuer à l’élévation de la moralité publique en promouvant l’instruction pour un nombre croissant d’individus et la lecture commentée des textes officiels. Afin d’assurer la paix civile, il doit encourager les associations d’entraide paysanne ou de défense contre le vol et le banditisme, mais aussi rendre les honneurs qui leur sont dus aux fils pieux et aux veuves chastes. Il met un soin particulier à se montrer humain et accessible aux gens du commun. Il évite autant que possible les procès inutiles et fait en sorte que la plupart des différends soient résolus à l’amiable. Il doit connaître la situation locale et les usages en vigueur, faire appel à ceux qui en ont une longue expérience et constituer son propre service de renseignements.
Particularité chinoise, le recrutement des fonctionnaires par concours est mis en place sous l’empire réunifié des Tang à partir du XIe siècle. Ce système méritocratique distingue d’abord deux types d’examens : le premier donne accès aux diplômes, le second, réservé aux titulaires de ces diplômes, est un examen permettant de choisir les fonctionnaires. L’usage s’introduit par la suite de nommer directement les lauréats sortis dans les premiers rangs. Principale source du recrutement des fonctionnaires jusqu’en 1905, ce système inédit influence le mouvement des idées jusque dans l’Europe des Lumières. « Il n’y a pas de noblesse héréditaire en Chine », écrit François Quesnay au milieu du XVIIIe siècle. « Ce sont les mérites et la valeur d’un homme qui décident de son rang. Les fils du premier ministre de l’empire doivent faire leur propre fortune et ne jouissent pas d’une considération spéciale ».²¹ Imitée par les Occidentaux à partir du XIXe siècle, le recrutement par concours trouve sa forme définitive en Chine au XIVe siècle avec ses trois degrés (préfectoral, provincial, impérial) et sa périodicité triennale. L’esprit d’un tel système semble avoir passé l’épreuve des siècles. Pour l’universitaire Yao Yang, « la politique chinoise contemporaine est conforme à la tradition politique confucéenne : l’un des principaux rôles du parti communiste chinois est de sélectionner et de nommer des fonctionnaires, et les recherches universitaires montrent que les fonctionnaires les plus compétents bénéficient des meilleures promotions. C’est un système méritocratique ».²²
Lors de son instauration sous la dynastie Tang, le système est particulièrement rigoureux. Une enquête de moralité permet de s’assurer au préalable de la fiabilité des candidats. Fondée sur la connaissance des Classiques, une épreuve écrite est imposée dont on juge à la fois la forme et le fond. La présentation, l’élocution et l’écriture sont prises en compte. Jusqu’au XIIIe siècle, il est d’usage d’interdire l’accès des concours aux fils de ministres et de hauts dignitaires, ou du moins de les soumettre à des épreuves supplémentaires. Efficace durant des siècles, le système est progressivement entré en crise. Imaginée à l’origine pour révéler les talents cachés, l’institution des concours a sécrété ses propres poisons : importance prise par l’écrit aux dépens des qualités morales, formalisme des épreuves, interprétation orthodoxe des classiques, recours à l’apprentissage mécanique, etc. Mais les causes du déclin sont surtout sociologiques. Initialement bien rémunérés, les fonctionnaires ne reçoivent à partir du XVe siècle qu’une fraction des ressources indispensables à l’exercice de leurs fonctions. Les empereurs refusant d’accroître la pression fiscale, les fonctionnaires locaux imposent des taxes plus ou moins légales. Ils prennent aussi des libertés avec l’éthique du service public : la corruption se développe à travers la pratique des présents, souvent sollicités dans les relations de caractère hiérarchique.
Pour le philosophe contemporain Gan Yang, le système des examens à son apogée était « le mécanisme politico-culturel le plus fondamental de la Chine traditionnelle ». Les Chinois d’aujourd’hui ont tendance à l’oublier, mais « ce dispositif assurait avec efficacité la reproduction des élites de la société chinoise dans son ensemble ». En théorie, tous les étudiants pouvaient passer les examens, et si peu d’entre eux réussissaient, tous participaient à cette émulation collective : « A un niveau subconscient, ils s’identifiaient à la pensée et au mode de vie des élites traditionnelles chinoises ». Même si l’on échouait aux examens, on faisait toujours partie de l’élite chinoise, et en l’absence de limite d’âge, « on pouvait essayer à nouveau jusqu’à 70 ou 80 ans ». Parfois, en cas d’échecs répétés, « l’empereur était impressionné par l’âge du candidat et lui accordait le titre ». Conservant l’espoir de réussir, les lettrés constituaient « une élite latente » indispensable à la reproduction ininterrompue de l’élite elle-même. La désintégration du système a contraint la Chine à repenser son organisation sociale. « Nous devons voir l’ensemble du processus, de la fin des Qing à la révolution et à la réforme chinoises, comme un processus continu dont le but est la recherche d’une nouvelle continuité sur laquelle fonder la Chine moderne ».²³
6. LA LOI ET LE RITE
« Les rites, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui met de l’ordre dans ce qu’on fait. Quand l’homme de bien agit, il ne manque pas de le faire suivant l’ordre qu’il faut. Ordonner l’État sans rites, ce serait être comme un aveugle qui ne voit pas la forme des choses et qui divague sans savoir quoi ; comme quelqu’un cherchant quelque chose la nuit dans une pièce obscure et qui, sans lampe, ne voit rien (…) La fonction publique est distribuée sans cohérence organique ; les affaires de l’État sont laissées en souffrance ; chacun se conduit en mélangeant les priorités et tout le monde y va du sien sans souci de ce qu’il faut. Dans ces conditions, il n’y a plus aucun principe pour faire régner l’ordre social entre tous ». Ce passage des Entretiens de Confucius est éloquent : pour la tradition confucéenne, les rites sont l’expression des relations naturelles entre les individus et les groupes. Ils sont appliqués dans tous les rapports sociaux susceptibles d’intervenir dans les circonstances de la vie : rituels d’admission du nouveau-né dans la famille, de passage à l’âge adulte, de mariage, d’enterrement, de sacrifice aux ancêtres, de banquet, de réunion, de visite à un supérieur, de réception d’un subordonné et bien d’autres. Chaque geste, dans chaque cérémonial, exprime formellement le sens de la conduite sociale prescrite à l’exécutant.
Respecter les rites, c’est calquer son comportement sur une tradition ancestrale et assurer la transmission, de génération en génération, des préceptes qui gouvernent la vie sociale. Parce qu’ils influencent directement le comportement individuel, les rites sont jugés plus efficaces que les lois. Car les lois sont abstraites, elles sont théoriques, tandis que les rites sont concrets, ils ont une valeur pratique. Avec l’observance des rites, il s’agit d’inculquer aux individus les bonnes mœurs, celles qui respectent les hiérarchies traditionnelles, les rapports de préséance entre les parents et les enfants, les aînés et les cadets, les hommes et les femmes, le souverain et ses sujets. Pour le confucianisme, c’est donc en multipliant dans d’innombrables cérémonies des gestes purement formels, d’autant plus faciles à exécuter qu’ils ne coûtent rien, que la norme morale qu’extériorisent ces gestes finira par s’intérioriser. « Nous disons en Occident que l’habitude fabrique une seconde nature, observe Léon Vandermeersch. Le confucianisme considère plutôt que les rites, à partir de l’extériorité du geste, pénètrent l’intérieur de la conscience et y décapent la nature morale de l’homme de la gangue de mauvaises habitudes qui en fausse la véritable spontanéité, laquelle s’inscrit dans le sens de la loi du Ciel ».²⁴
La loi et le rite sont des dispositifs formels qui, appliqués aux conduites individuelles, leur imposent des modèles fixés par l’ordre social. Au contraire des règles morales qui ne relèvent que de la conscience, ces dispositifs permettent d’objectiver la volonté des acteurs sociaux en la soumettant à des prescriptions institutionnelles. Mais il y a une différence entre la loi et le rite. Tandis que « la forme juridique est conçue pour s’appliquer à l’acte (par exemple l’acte d’épouser quelqu’un) au moment où il s’accomplit effectivement, la forme rituelle s’applique à un comportement (par exemple le comportement de l’époux vis-à-vis de son épouse) qui n’a pas d’autre objet que sa forme elle-même. La forme juridique s’applique à un acte effectif, alors que la forme rituelle s’applique à un acte seulement virtuel ». Quant à l’acte lui-même de se conformer, abstraction faite de son objet soit réel, soit virtuel, on peut dire que « l’acte juridique est un acte plein, chargé de contenu, alors que l’acte rituel un acte vide, un acte de pure forme ». C’est pourquoi les rites s’organisent autour de cérémonies codifiées instituées dans tous les domaines afin d’y mettre en vedette, dans de purs exercices d’étiquette, des formes canoniques de comportement.
Les traités classiques distinguent cinq catégories de cérémonies codifiées : celles du culte (principalement du culte des ancêtres), celles des liturgies funéraires, celles des protocoles d’entrevues de toutes sortes, celles des protocoles militaires (à la guerre ou à la chasse) et celles des fêtes familiales et sociales. Sur le modèle des rites canoniques sont calqués dans la vie courante ce que les textes appellent les « rites circonstanciels », c’est-à-dire les formes de comportement convenant aux circonstances ordinaires de la vie. La forme des rites canoniques est inculquée dans des cérémonies savamment réglées, puis généralisée à tous les contacts interpersonnels et intériorisée par chacun dans sa pratique quotidienne. Ce fonctionnement des rites est illustré par l’image des chaussures, qui renforcent le pied pour assurer la marche, de même que les rites guident la pratique. Le ritualisme chinois suppose que le moule de la bonne conduite, s’il est suffisamment renforcé par la pratique des cérémonies codifiées, empêche les mauvaises actions. Un lieu commun est également le parallèle entre la musique, qui touche l’âme et incite de l’intérieur aux belles actions, et les rites, qui, disciplinant le comportement extérieur, agissent du dehors vers le dedans en entraînant l’intériorisation de la bonne conduite.
Les rites servent donc au réglage continu de l’activité humaine, se bornant à amplifier ce qui est restreint et à réduire ce qui est excessif. Ils éduquent en nous le sens du convenable ou de l’adéquat, favorisant notre adaptation aux exigences de la situation. Comme le dit Confucius : « Une manifestation de respect qui n’est pas tempérée par le rituel est fastidieuse ; une prudence qui n’est pas tempérée par le rituel est peureuse ; une bravoure qui n’est pas tempérée par le rituel est violente ; une franchise qui n’est pas tempérée par le rituel est blessante ». Ou encore : « Le respect intérieur qui n’atteint pas l’équilibre rituel s’appelle rusticité ; le respect extérieur qui n’atteint pas l’équilibre rituel s’appelle flatterie ». Cette correction des excès vaut de la façon la plus générale : « Les rites abrègent ce qui est trop long, allongent ce qui est trop court ; ils retranchent l’excès et comblent le manque », dit Xunzi. À l’instar des facteurs naturels qui s’équilibrent par leur alternance, tels le chaud et le froid, ou le jour et la nuit, les rites confèrent son juste équilibre à l’expression de la joie ou de la tristesse, de l’hostilité ou de la tendresse, etc. Modérateurs, ils retiennent, quand on est pauvre, de se sentir dans la gêne et d’être porté à voler ; et quand on est riche, de s’enorgueillir et de susciter des troubles.
Mais si les rites ne touchent que le comportement extérieur, cela ne signifie pas que l’intention n’a aucune importance. Bien au contraire, l’exécution des gestes rituels n’a aucune valeur si elle n’est pas sincère, de même qu’un acte juridique est nul s’il ne correspond pas à l’intention du sujet agissant. Le formalisme juridique n’intervient que progressivement, une fois prise la décision d’agir, pour imprimer à l’acte effectué la forme requise. Le formalisme rituel, en revanche, agit préalablement, en conditionnant d’avance les décisions d’agir elles-mêmes, en sorte que les actes effectués soient spontanément coulés dans la bonne forme. Si l’acteur social ne se pliait aux formes rituelles qu’hypocritement, il n’en intérioriserait pas la forme, et les rites seraient sans effet. Mais si la capacité des rites à modeler le comportement individuel est indéniable, comment peut-on l’expliquer ? Qu’est-ce qui donne au formalisme extérieur des rites assez de force pour transformer les conduites individuelles ? Pour les Chinois, c’est parce que les rites ont des racines religieuses. Le mot qui désigne les rites, li 禮, signifie étymologiquement libation, de sorte que, la libation étant ce qu’il y a de plus commun à toutes les cérémonies religieuses, le mot a fini par signifier le cérémonial lui-même.
L’ancienne religion chinoise, se convertissant en cosmologie du yin-yang, s’est peu à peu purgée de la croyance grossière en la puissance magique des esprits. Mais toutes les cérémonies du culte ont été conservées : elles ont seulement perdu leur relation avec la surnature pour devenir des exercices rituels. Phénomène historique sans équivalent, la permanence d’un ritualisme dépouillé de ses vertus magico-religieuses s’explique ainsi par ses effets sur la société. Le conditionnement par les rites est d’autant plus puissant qu’il est discret. Opérant en douceur, au fil des jours, il oriente insensiblement la conduite en imposant des gestes obligatoires. Comme l’explique un passage des Mémoires sur les rites (Liji) : « De façon générale, ce qui fait que les hommes sont des hommes, c’est la ritualité. Là où commence la ritualité, c’est dans la rectitude du maintien, dans la modération des expressions de physionomie, dans la politesse du discours. Quand le maintien est correct, quand les expressions de physionomie sont modérées, quand le discours est poli, alors la ritualité est parfaite. Et par là se font justes les rapports entre prince et sujet, se font affectueux les rapports entre père et fils, se font conciliants les rapports entre aînés et cadets ».
Au XVIIe siècle, Montesquieu a décrit avec perspicacité ce rôle du ritualisme dans la régulation des rapports sociaux : « Les législateurs de la Chine firent plus ; ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières : tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on appela les rites ». La tradition chinoise, en effet, n’introduit aucune césure entre l’absolu visé par le religieux et le familier vécu dans ses usages quotidiens. Conçues comme le prolongement des pratiques cultuelles, les mœurs les plus communes s’approfondissent dans la vénération de l’ordre du monde. Seul l’esprit occidental pouvait « introduire une fracture entre l’idéal et l’ordinaire, là où le monde chinois voit plutôt une conduite d’un seul tenant, allant de l’observation des rites dans le temple des ancêtres aux règles élémentaires de la politesse », observe François Jullien. Pour l’éthique confucéenne, une attitude respectueuse à l’égard des autres et de soi-même s’impose en toutes circonstances. Distinguant la civilisation de la barbarie, les vertus excèdent le champ du religieux, elles saturent la trame des relations sociales, et leur centre de gravité est cette valeur tombée en désuétude dans le monde occidental, la « civilité », dont Montesquieu note justement l’importance chez les Chinois.²⁵
Si la force du ritualisme chinois lui vient du sentiment religieux, il exerce ses effets, toutefois, en mettant entre parenthèses sa finalité surnaturelle. À son disciple Zi Lu qui lui demande comment servir les esprits, Confucius répond que le problème n’est pas de servir les esprits, mais de gérer les affaires humaines. « Le confucianisme ne communique pas avec les esprits pour demander une protection par la prière, l’adoration et d’autres moyens religieux, et il n’aspire pas non plus à une vie éternelle dans un royaume transcendant », explique le philosophe contemporain Xu Jilin. « Il se concentre sur la vie réelle telle qu’elle est vécue et, par le biais de la transformation civile, en employant les rituels de la vie quotidienne, transmet les doctrines confucéennes dans le cœur des gens, produisant d’excellentes coutumes ». Le confucianisme « ne définit pas le sens de la vie et les valeurs ultimes qui relèvent de l’ordre spirituel individuel, mais il construit plutôt un ordre éthique et moral communément partagé par la société dans son ensemble ».²⁶ Plus la société est ritualisée, plus s’exerce sur chaque individu un conditionnement bénéfique. C’est pourquoi, disent les Mémoires sur les rites, « la transformation éducative exercée par les rites est subtile : elle arrête la dépravation au stade où celle-ci n’a pas encore pris forme. Elle fait que l’homme de jour en jour tend vers le bien et s’éloigne du crime sans que lui-même s’en rende compte ; c’est pourquoi les anciens souverains tenaient les rites en honneur ».
Cette ritualisation des rapports sociaux s’accompagne d’une forte prégnance du sentiment de la honte. « Quand le bon ordre est assuré par les rites, le sentiment de la face règne, et la règle est respectée », dit Confucius. Le ressort du ritualisme réside dans la pression sociale qui s’exerce à travers la crainte de « perdre la face ». La prévalence d’un tel sentiment est liée au sens d’une valeur qui reflète l’essence même du ritualisme : le respect. Dans les Mémoires sur les rites, on lit que « ce qui résulte de la discipline des attitudes par l’application des rites, c’est le respect », et que « c’est du respect que résulte le prestige ». Le respect qu’on inspire est à la mesure du respect qu’on témoigne. Tout comportement rituel est respectueux, quelle que soit la place dans la hiérarchie sociale de celui à qui il s’adresse. Dans tous les cas, c’est en reconnaissant la dignité d’autrui que l’on acquiert sa propre dignité. Mais la pression sociale n’a jamais suffi, même dans la société la plus ritualisée, à empêcher les actes contraires à l’ordre social. Crimes et délits ont toujours été sanctionnés en Chine par la loi pénale. « Quand on a perdu le sens des rites, on tombe sous l’emprise des châtiments », déclare un préfet de police à la fin du Ier siècle de notre ère. C’est pourquoi la philosophie chinoise, avec la doctrine légiste, a aussi approfondi la question des rapports entre le pouvoir et la loi.
7. LE POUVOIR ET LA LOI
Cette nouvelle pensée politique a d’abord été formulée par Shang Yang (390-338 av. J.-C.), premier ministre du puissant royaume de Qin. La doctrine prône un système de gouvernement rigoureusement rationnel, capable d’élever l’État au statut de puissance hégémonique. Vérification par la pratique : c’est en adoptant ce régime draconien que la dynastie Qin a effectivement vaincu les autres royaumes et fondé le premier empire chinois. Mais ce fut au prix d’une dictature insupportable, bientôt renversée au profit de la dynastie Han qui, en réaction, a adopté l’éthique confucéenne comme idéologie d’État. Une victoire posthume de Confucius qu’il faut relativiser : pour maintenir l’unité de l’État, les Han perpétuent les institutions héritées du légisme en matière de centralisation administrative et de code pénal. La complémentarité entre le ritualisme confucianiste et l’autoritarisme légiste, en réalité, demeurera la marque de l’empire chinois pendant deux millénaires. Après Shang Yang, c’est Han Fei (280-234 av. J.-C.) qui donne au légisme sa consistance théorique. Dernier-né des grandes doctrines de la Chine antique, il inspire la politique centralisatrice du premier empire. De façon plus ou moins voilée, il restera la référence théorique de tous les gouvernements forts de la Chine impériale.
Perfectionnant la doctrine, Han Fei conçoit l’action du souverain sur le modèle du dao 道, le principe qui préside au cours du monde. De même que le dao est la source de toutes les normes, le souverain est l’origine de toutes les règles, tout en étant lui-même au-delà de toute norme et de toute règle. À l’image du dao, le souverain est Un. Indispensable à la centralisation de l’autorité, cette unicité du pouvoir politique est la contrepartie humaine de l’unicité du dao. Ce dernier régit les choses parce qu’il est hors des choses. De même, le souverain exerce la souveraineté parce qu’il est distinct de la société qu’il contrôle. Mais sa domination n’est pas arbitraire. L’adéquation entre la société et la nature, en effet, garantit la correspondance entre les mérites individuels et leur rétribution légitime. A condition d’adopter une grille d’évaluation objective, rien ne s’oppose à une qualification impartiale des agissements individuels. C’est pourquoi le système nécessite un contrôle de la population par une administration omniprésente, qui veille scrupuleusement au respect et à l’exécution des lois. Et afin d’éviter les abus, s’impose aussi la mise en place d’un dispositif de surveillance de l’administration elle-même.²⁷
On peut difficilement parler de despotisme, puisque l’ordre social est censé refléter l’ordre des choses et non le caprice d’un seul. Aussi vaste que puisse être l’intelligence du souverain, elle ne saurait se mesurer à la réunion des facultés de l’ensemble de ses sujets. Grâce à la loi, grâce à une échelle parfaitement rationnelle des châtiments et des récompenses, le souverain domine ses sujets : il sait tout de leurs plus petites pensées, du moindre de leurs actes. En même temps, le souverain lui-même est totalement soustrait à leur vue et à leur emprise. Il doit présenter aux autres le miroir poli du néant. Émanation de la loi cosmique, il se dépouille de toute détermination, ne prend aucune initiative et laisse tout se faire spontanément. Sans désirs, immobile et vide, il fait corps avec la loi qu’il est chargé d’appliquer. Pour asseoir la légitimité du prince, les institutions épousent fidèlement le mouvement de la spontanéité naturelle. Cessant d’être ressentie comme un cadre contraignant, la loi pousse à agir selon l’intérêt du souverain alors qu’on croit agir dans son propre intérêt. Auto-régulée par des règlements rigoureusement objectifs, la société connaît alors la paix et la stabilité.
Pour exercer le contrôle sur les hommes, il faut donc occuper la position privilégiée qui confère la maîtrise des châtiments et des récompenses. Il suffit que la société se dote d’un chef disposant d’un pouvoir absolu, capable d’avoir prise sur les instincts et de les faire librement jouer : « La loi d’un État où règne l’ordre parfait est obéie aussi naturellement que l’on mange quand on a faim et se couvre quand on a froid : nul besoin d’ordonner ». Car qu’est-ce que la loi, sinon une métaphore poétique de la nature ? « C’est ainsi que, dans un monde où règne la paix absolue, la loi est comme la rosée du matin ; la simplicité primitive ne s’étant pas encore dissipée, il n’y a pas de ressentiment dans les âmes ni de récriminations sur les lèvres (…) Le peuple ne perd pas stupidement sa vie dans les razzias et les guerres ; les braves ne voient pas leurs jours écourtés sous les drapeaux, ni les preux leurs noms inscrits dans les chroniques ; les vases sacrificiels ne portent aucun exploit, les fiches des annales restent vierges. C’est ce qui me fait dire qu’il n’est plus grand profit que la simplicité, bonheur plus durable que la paix ».
Au IIIe siècle av. J.-C., Han Fei élabore ainsi la théorie inédite d’une souveraineté absolue, impersonnelle et dématérialisée. Elle s’exerce selon des techniques dont le principe ne repose ni sur la valeur du sage, ni sur la virtuosité du gouvernant, mais sur la « position » objective et rationnelle de l’empereur. Le prince de Han Fei, celui qui occupe la position, n’est prince qu’à raison de son impersonnalité, de son invisibilité, de son inactivité. Il n’est prince que dans la mesure de sa résorption dans la Voie, dans le cours des choses. Ce n’est pas un prince en un sens personnel, c’est un principe, un pur vide, qui occupe la position et demeure dans le « non-agir ». L’idéal légiste est celui d’un État parfaitement immanent à la société, où la loi fait régner un ordre parfait par autorégulation spontanée. La domination du souverain n’est-elle pas comparable à l’axe d’une roue dont ses exécutants sont les rayons ? « Les ministres, tels les rayons d’une roue, apportaient chacun à la cour leur modeste contribution. Il en va toujours ainsi quand le prince s’appuie sur sa position ».
La position centrale du souverain ne requiert aucune vertu, aucune qualité morale, ni même aucune intelligence personnelle. « Si l’on a le talent mais non la position, pour sage qu’on soit, on ne pourra dominer les vauriens ; un bout de bois planté sur une haute montagne dominera un gouffre de mille pieds, non qu’il soit haut, mais sa position l’est ». Le commandement ne repose ni sur le charisme, ni sur la valeur, ni même sur une finesse ou un instinct politique, mais sur les caractéristiques d’une situation objective : « Placé sur un bateau, un bloc d’acier de mille livres flottera, tandis qu’une aiguille s’enfonce dans l’eau, non que l’un soit léger et l’autre lourde, mais seulement en raison de la situation. On voit donc que c’est grâce à sa position qu’une chose peut en surplomber une autre bien qu’elle soit moins élevée. De la même manière, c’est sa situation qui permet à une canaille de commander à un sage ». Aussi la loi elle-même n’a rien d’un commandement extérieur au sujet qui l’applique : analogue à la spontanéité naturelle, c’est une norme qui détermine de l’intérieur les conduites individuelles.
A l’opposé de la tradition confucéenne, l’anthropologie légiste est pessimiste. Pour Shang Yang, « les hommes ne sont gouvernables que parce qu’ils ont des passions. Aussi un prince doit-il porter attention aux convoitises des peuples. C’est sur elles que repose toute l’efficacité du système des peines et récompenses : comme il est dans la nature des hommes de convoiter les récompenses et de redouter les châtiments, le prince peut espérer, grâce à eux, canaliser les forces de ses sujets ». Ou encore : « Il est dans la nature des hommes de courir après le profit comme l’eau suit la ligne de la plus grande pente. Ce sont leurs intérêts égoïstes qui meuvent les hommes. Et le souverain détient la source de toutes les richesses ». Les hommes étant ce qu’ils sont, il faut faire usage de la législation dans sa double dimension, à la fois incitative et répressive. Par l’observation attentive des comportements, par la connaissance parfaite des sentiments populaires, le souverain pourra procéder à la rectification des conduites. Mais cette rectification se fait au prix d’une distorsion : l’art de la manipulation, à l’inverse de la loi, qui repose sur l’univocité des mots et des choses, se nourrit du secret et du mensonge.
Pour le lecteur occidental, le destin de Han Fei évoque irrésistiblement celui de Machiavel un millénaire et demi plus tard. En donnant des conseils aux princes, il risquait de donner des idées au peuple, et c’est probablement la raison de la longue éclipse de sa pensée. La disparition de Han Fei dans les études chinoises jusqu’au XXe siècle est le signe paradoxal de son triomphe : si les thèses de Han Fei ont rarement donné matière à discussion, c’est parce qu’elles ont modelé l’exercice du pouvoir et inspiré le code pénal de la Chine impériale. « Sans les idées de Han Fei, observe l’universitaire Ren Jiantao, les Qin auraient été beaucoup moins conscients du type de gouvernement qu’ils établissaient ; et sans les conseils de Han Fei, le modèle de gouvernement Qin n’aurait pas pu émerger de nulle part comme il l’a fait ».²⁸ En décrivant les techniques du pouvoir, la doctrine s’est rendue captive d’un paradoxe qui est celui de tous les réalismes : lorsqu’elle parle sans voile des ressorts de la domination, elle procède à une démystification qui en sape les fondements. Avouer que le pouvoir est contraint de mentir, pour Han Fei comme pour Machiavel, c’est se condamner à une réputation sulfureuse, puisqu’ils s’évertuent à dévoiler le mensonge en montrant qu’il est consubstantiel au pouvoir lui-même. Est-ce un hasard ? Une fois tombée la dynastie du premier empereur, les Han rétablissent l’idéologie confucéenne de la vertu au moment même où le légisme vient d’achever la réforme de l’empire.
8. LA GRANDE HARMONIE
Dans la pensée chinoise, la notion d’harmonie he 和 a une importance particulière sur le plan cosmologique. Elle désigne le souffle central produit par l’interaction des deux premiers souffles que sont le yin et le yang, donnant naissance à tout ce qui existe. L’harmonie correspond au chiffre trois qui est celui de la totalité, et qui, issu du deux, symbolise l’unité retrouvée. Non pas l’unité première, mais l’unisson, l’accord, la fusion, impliquant une dualité et intervenant comme une réconciliation après la fission première entre le Ciel et la Terre. Tout ce qui se trouve « sous le ciel », c’est-à-dire entre ces deux pôles que sont le Ciel et la Terre, est produit par l’entremêlement harmonieux du yin et du yang. Lorsque l’harmonie règne, les échanges entre le yin et le yang se font harmonieusement, les quatre saisons sont bien réglées, la pluie, le vent et le soleil viennent en leur temps, et l’action du souverain distribue correctement les châtiments et les récompenses. Pour le lettré confucéen Zhang Zai (1020-1077), lorsqu’elle caractérise la totalité de l’univers, « la grande harmonie est ce qu’on appelle le dao. Elle englobe l’interaction de ce qui émerge ou est immergé, de ce qui monte ou descend, de ce qui se meut ou demeure en repos. Elle est l’ébranlement mutuel des germes de vie, la genèse de ce qui triomphe et de ce qui subit, de toute contraction ou dilatation ».²⁹
Compte tenu de sa position au sein de l’univers, l’homme est à la fois le garant et le témoin de l’échange harmonieux entre le Ciel et la Terre. Avec le gouvernement vertueux, la primauté du collectif et le sens de la ritualité, la singularité chinoise ne tient-elle pas, aussi, à cette recherche obstinée d’une « grande harmonie » ? Lorsqu’il définit les caractéristiques de la civilisation chinoise, le philosophe contemporain Chen Lai les compare aux valeurs occidentales et souligne quatre différences majeures : pour les Chinois, « la responsabilité passe avant la liberté, le devoir passe avant les droits, le groupe social passe avant l’individu et l’harmonie l’emporte sur le conflit ». Or cette dernière différence entre les deux grandes aires culturelles repose sur un rapport au monde spécifique : « Dans la culture occidentale, on observe une attitude de conflit qui consiste pour chacun à utiliser son propre pouvoir et à vouloir dominer les autres », tandis que « la culture et les valeurs chinoises privilégient l’harmonie sur les conflits ».³º
Pays de très vieille civilisation où se rassemble le cinquième de l’humanité, quel rapport la Chine entretient-elle avec les valeurs universelles ? Selon le professeur Jiang Shigong, « la solution chinoise signifie que la Chine n’imposera pas son modèle de développement aux autres pays comme l’a fait l’Occident, mais qu’elle fournira plutôt un ensemble de principes permettant aux autres pays de rechercher une voie de développement appropriée en accord avec leur propre caractère national. De la même manière, le socialisme à la chinoise ne lancera pas un défi à grande échelle pour supplanter le modèle capitaliste occidental, comme l’a fait le modèle soviétique du socialisme. La sagesse de la Chine changera tranquillement le monde, car elle fera preuve de confiance en soi et de maturité politique. Pour cette raison, contrairement aux États-Unis, la Chine a maintenu une sorte d’exceptionnalisme chinois tout au long de son ascension. Celui-ci souligne clairement la différence entre la culture chinoise et la culture occidentale. Alors que celle-ci tente d’arriver à la résolution des antagonismes en faveur de l’une des forces en présence, la culture chinoise cherche constamment à trouver l’unité dans l’antagonisme, ce qui se traduit par un pluralisme basé sur l’idée d’harmonie ».³¹
Lors de la conférence sur le dialogue des civilisations asiatiques tenue à Beijing, en mai 2019, Xi Jinping a déclaré : « Les civilisations n’ont pas besoin de se heurter les unes les autres. Ce qu’il faut, ce sont des yeux pour voir la beauté de l’ensemble. Nous devons conserver le dynamisme de nos civilisations et créer les conditions pour que les autres puissent s’épanouir. Ensemble, nous pourrons rendre le jardin des civilisations du monde coloré et vibrant ». La Chine se réclame d’un universalisme inclusif, et non exclusif : « Nous appelons sincèrement tous les pays du monde à promouvoir les valeurs communes de toute l’humanité, telles que la paix, le développement, l’équité, la justice, la démocratie et la liberté ». Avec de telles formules, Xi Jinping affirme que l’humanité est dépositaire d’un patrimoine commun et qu’il faut le faire fructifier dans l’intérêt de tous. Cet appel signifie aussi qu’aucune puissance ne détient le monopole de l’interprétation des valeurs universelles. Il situe l’universel dans sa véritable dimension, ouverte par principe à la diversité des cultures. Il disqualifie toute prétention à la domination qui revêtirait le masque d’un universel dévoyé. Chaque pays adhère à l’idée universelle de liberté ou de démocratie, et il lui appartient d’en fixer les termes en toute souveraineté.
Dans une telle perspective, l’universalité humaine est compatible avec les particularités nationales, puisque la définition même de l’universel inclut la légitimité des interprétations particulières. Tandis que l’Occident s’érige en dépositaire exclusif de l’universel, l’approche chinoise fonde un véritable universalisme, pluraliste et respectueux des différences. Est-ce un hasard ? Les Chinois ont longtemps combattu pour réaliser leur unité politique, mais jamais pour s’emparer par la force de terres étrangères. Si la République populaire de Chine ne pratique ni la guerre ni l’ingérence dans les affaires intérieures des autres nations, c’est parce que ses dirigeants ont proscrit l’aventure extérieure et choisi la voie de la coopération pacifique. Mais c’est aussi en vertu d’un statut cosmologique dont le privilège s’accompagne d’une promesse d’innocuité à l’égard des nations lointaines. C’est parce que l’équation originelle de la nation chinoise lui interdit un impérialisme dont les puissances occidentales sont coutumières. Clef de voûte du monde habité, le pays du milieu se condamnerait à la décomposition s’il se dispersait aux marges. Il courrait le risque de se dissoudre dans l’informe s’il renonçait aux dividendes de la paix.
Formulée par Zhao Tingyang, la « philosophie du tianxia 天下 » (Tout-sous-le-Ciel) s’inspire de cette longue tradition historique. Sous cet emblème, elle oppose un « système du monde » qui reste à construire au « système-monde » forgé par l’impérialisme moderne. « Aujourd’hui, ce système a définitivement montré qu’il n’était pas la solution aux problèmes de la politique mondiale. Ce dont le monde a besoin, c’est d’un système institutionnalisé du monde qui permettrait de mieux tirer parti des biens universels et partagés, plutôt que de servir les intérêts de quelques nations dominantes ». Cette vision utopique a le mérite d’indiquer, aux yeux du philosophe chinois, « dans quelle direction nous devons aller si nous voulons vivre dans un monde ouvert et pacifié ». Elle fournit une référence philosophique permettant d’imaginer un monde qui dépasserait la division entre les États et marcherait vers l’idéal de la « Grande Harmonie ». L’Occident étant incapable de penser un système incorporant pacifiquement les différences, la Chine semble prédisposée par cet héritage ancestral à le concevoir et à le proposer.³²
Une vieille tradition, en effet, rapporte que les rois Zhou régnaient sur le monde sinisé par l’exemple de leur vertu plutôt que par la coercition. Conformément à la doctrine confucéenne, leur modèle politique était familial : attribués aux grands lignages féodaux, les fiefs étaient placés sous la tutelle bienveillante de la dynastie. Garantissant l’équilibre du système, un rituel complexe réglait les relations entre le suzerain et ses vassaux. Ce sont de tels principes qui pourraient inspirer une réforme du monde actuel en vue de le rapprocher de « l’harmonie dans la diversité » : he er butong 和而不同. Ainsi, la philosophie du tianxia ne dit pas que la Chine a vocation à dominer le monde, mais qu’elle a connu dans le passé une organisation politique dont on pourrait s’inspirer : il s’agit, au mieux, d’une idée régulatrice qui a le mérite d’indiquer les voies d’un monde pacifié. Aux yeux de Zhao Tingyang, sa signification est surtout de nature spirituelle : « A l’inverse de la vision monothéiste du monde unifié, la notion de tianxia peut accueillir tous les mondes spirituels, afin que chacun ait sa place, sans mal. En ce sens, tianxia est un monde inclusif de tous les mondes possibles ».
C’est dans cet esprit que Xi Jinping a publié, en avril 2022, une « Initiative de sécurité mondiale » destinée à poser les jalons d’une éthique renouvelée des relations internationales. « Aujourd’hui, notre monde, notre époque et notre histoire changent comme jamais auparavant, et la communauté internationale est confrontée à de multiples risques et défis rarement vus auparavant ». Alors que les conflits s’aggravent et que les déficits de paix, de développement, de sécurité et de gouvernance s’accroissent, « les initiatives unilatérales et les jeux à somme nulle semblent prendre le pas sur la coopération et le multilatéralisme ». Avec l’Initiative de sécurité mondiale, « la Chine appelle l’ensemble des nations à relever les défis de sécurité dans un esprit gagnant-gagnant, à éliminer les causes profondes des conflits internationaux, à améliorer la gouvernance de la sécurité mondiale, à encourager les efforts internationaux pour apporter plus de stabilité et de certitude à une époque instable et changeante, et à promouvoir une paix et un développement durables dans le monde ».³² Véritable manuel de la résolution pacifique des conflits, le document publié par Beijing invite tous les pays du monde à bâtir une « communauté de destin ». Comment ne pas y voir la version contemporaine de l’idéal antique de la « Grande Harmonie », seul moyen de bâtir un « monde pour tous » (tianxia weigong 天下为公) ?
(Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration (Paris), Bruno GUIGUE est chargé de cours à l’Institut Confucius de La Réunion et professeur invité à l’École de marxisme de l’Université normale du Sud de la Chine).
NOTES :
1. Léon Vandermeersch, Wangdao, La voie royale, Recherches sur l’esprit des institutions de la Chine archaïque, Editions Youfeng, 2009, p. 271.
2. Chen Ming, « La philosophie politique confucéenne face à la globalisation », Diogène, 2008.
3. Isabelle Robinet, « L’unité de la pensée chinoise », in La pensée chinoise, Dir. Sylvain Aurous, PUF, 2017.
4. Jacques Gernet, « Introduction à la pensée chinoise », in La pensée chinoise, Dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017.
5. François Jullien, Procès ou création, Une introduction à la pensée chinoise, Seuil, 1989, p. 30.
6. François Jullien, Fonder la morale, Grasset, 1995, p. 39.
7. Mao Zedong, De la contradiction, août 1937.
8. Léon Vandermeersch, « La conception chinoise de l’histoire », in La pensée en Chine aujourd’hui, Gallimard, 2007.
9. François Jullien, La propension des choses, Seuil, p. 186, 1992.
10. Ibidem.
11. Jean de Miribel et Léon Vandermeersch, Sagesses chinoises, Flammarion, 1997, p. 100.
12. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, p. 70.
13. Confucius, Entretiens.
14. Cao Jinqing, « Un renouveau centenaire : le récit historique et la mission du Parti communiste chinois », The Observer, 7 mai 2014.
15. Zhao Tingyang, « Ontologie de la coexistence », Diogène, 2009.
16. Yuri Pines, L’invention de la Chine éternelle, Comment les maîtres-penseurs des Royaumes combattants ont construit l’empire le plus long de l’histoire (Ve – IIIe siècles av. J.-C.), Les Belles Lettres, 2013, p. 84. j’emprunte les citations qui suivent à cet ouvrage.
17. Mao Zedong, La révolution chinoise et le Parti communiste chinois, décembre 1939.
18. Jean Lévi, « Guerre, politique et religion en Chine ancienne et contemporaine », Monde chinois, 2019.
19. Zhao Tingyang, Tianxia, Tout sous un même Ciel, Cerf, 2018, p. 102.
20. Jacques Gernet, « Le pouvoir d’État en Chine », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997. Dans ce chapitre 5, je reprends fidèlement les analyses de Jacques Gernet.
21. François Quesnay, Despotisme de la Chine, in Œuvres économiques et philosophiques, Francfort-Paris, 1888, p. 582.
22. Yao Yang, « Reconstruire la philosophie politique de la Chine », Aisixiang, 2 février 2017.
23. Gan Yang, « Unifier les trois traditions dans la nouvelle ère », Conférence présentée à l’Université Tsinghua le 12 mai 2005.
24. Léon Vandermeersch, « Rites et droit dans la tradition chinoise », Le Débat, 2015.
25. François Jullien, L’invention de l’idéal.
26. Xu Jilin, « Quel corps pour l’âme solitaire du confucianisme ? », Southern Weekend, 2014.
27. Jean Lévi, « Théorie de la manipulation en chine ancienne », 1982, Seuil, Le genre humain, p. 10. Dans ce chapitre 7, je m’appuie largement sur les analyses de cet auteur.
28. Ren Jiantao, « Han Fei et la Gestalt théorique de la politique opérationnalisée », Aisixiang, 7 octobre 2023.
29. Isabelle Robinet, « he, harmonie », in La pensée chinoise, dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017.
30. Chen Lai, Le Quotidien du peuple, 2015. Cité par John Makeham, in Penser en Chine, Gallimard, 2021, p. 42.
31. Jiang Shigong, « Philosophie et histoire : une interprétation de l’ère Xi Jinping à travers le rapport de Xi au XIXe Congrès du PCC », Ère ouverte, Pékin, 2018.
32. Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Cerf, 2018, p. 251
TABLE DES MATIÈRES :
1. LA DIALECTIQUE DU RÉEL
2. L’HISTOIRE COMME ALTERNANCE
3. LA PRIMAUTÉ DU COLLECTIF
4. LE MANDAT DU CIEL
5. LES FONCTIONNAIRES LETTRÉS
6. LA LOI ET LE RITE
7. LE POUVOIR ET LA LOI
8. LA GRANDE HARMONIE
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir