La scène est bien connue : lors d’un discours datant de la fin des années 1950, le président égyptien Gamal Abdel Nasser raille ouvertement les dirigeants des Frères musulmans qui entendent imposer à toutes les femmes le port du voile dans l’espace public, avec cette ironie typiquement égyptienne — ou nassérienne — qui fait aussi de l’exercice politique une plaisante démonstration de l’esprit, bien loin de la lourdeur bureaucratique actuelle.
Leader indépendantiste tout à la fois panarabe et panafricain, homme de convictions social et fédérateur, Nasser avait su défendre une Égypte moderne, phare politique, artistique et intellectuel du Moyen-Orient, influençant en grande partie le voisin libyen, Mouammar Kadhafi, et sa « troisième voie » théorisée au milieu des années 1970 dans le fameux Livre vert. Avant que l’OTAN et ses alliés des pétromonarchies n’envahissent en 2011 Tripoli, laissant derrière eux des dizaines de milliers de victimes parmi les civils, et plongeant le pays dans un chaos socio-économique que nos médias de masse présenteront comme nécessaire à la survenue de la « démocratie »… Il ne s’agit pas de faire de Kadhafi un saint, mais de rappeler ici que toute intervention atlantiste dans le monde des non-alignés se solde systématiquement par la mort et la destruction de masse, sans aucune proposition viable.
Soixante-dix ans après le discours de Nasser sur le projet vestimentaire (…) des Frères musulmans, en se baladant dans les rues du Caire ou d’Alexandrie, l’on s’aperçoit vite que les chevelures féminines sont absolument toutes couvertes, y compris celles des coptes (chrétiennes orthodoxes), qui par facilité préfèrent suivre la tendance plutôt que de récolter des réflexions désobligeantes et d’affronter les regards tantôt lubriques tantôt inquisiteurs de leurs concitoyen(ne)s. Ceci malgré les efforts du maréchal Sissi ces dernières années pour réconcilier les communautés copte et musulmane dans une Égypte meurtrie par le terrorisme.
Chez les hommes, les galabiehs (tuniques traditionnelles) bleu-gris ou couleur sable et les vestes à l’anglaise ont progressivement laissé place aux qamis noirs et blancs des salafistes et autres fondamentalistes du golfe Persique ; les barbes ayant poussé et les niqabs (voiles intégraux) des épouses répondant aux zebibas (marques au front formées par le frottement contre le tapis de prière) fièrement exhibées de ces messieurs. Bientôt la fermeture des dernières librairies indépendantes pour faire du Coran la seule lecture autorisée ?…
Un glissement sociétal qui, en septembre 2023, avait amené le ministère de l’éducation égyptien à publier, à l’occasion de la rentrée des classes, un décret interdisant aux élèves de tous âges de « se couvrir le visage », rappelant par ailleurs le caractère « facultatif » du voile. Comment, en effet, justifier de manière raisonnable et sensée, le fait d’imposer à une enfant de cinq ans le port du hijab, en théorie destiné aux femmes qui s’engagent ainsi devant leur mari à ne pas susciter le désir chez les autres hommes ?…
D’une certaine façon, l’on peut comprendre ce néopuritanisme oriental comme le pendant idéologique du wokisme occidental, le voilage des fillettes là-bas étant une réaction symétrique à l’enseignement de la sexualité et de la « théorie du genre » ici, dans un affrontement extrémiste binaire où règnent, d’un côté comme de l’autre, l’absurde et la croyance, propagande religieuse contre propagande LGBT+ — le tout alimenté par des médias voyeurs et foncièrement belliqueux.
Et à nos féministes bornées qui fustigent à l’envi le « patriarcat » du monde arabo-musulman sans y avoir jamais mis les pieds, il conviendra d’expliquer ceci : le pouvoir qu’elles n’ont pas en public, les femmes l’accaparent en privé, régnant dans les foyers en sachant se montrer aussi tyranniques et perverses que les hommes… En ce sens, et pour schématiser, l’on pourrait même parler de « patriarcat apparent » et de « matriarcat effectif », dans la mesure où ce système de valeurs tribaliste fait primer l’intérêt familial avant l’intérêt général, à la différence de ce que nous connaissons en Occident, où les limites des communautés sont en principe effacées par un projet égalitaire et des valeurs universelles.
Le 8 décembre dernier, l’on apprenait que la République arabe syrienne était renversée et que le pays tombait aux mains des « rebelles » de Hayat Tahrir al-Cham (l’« Organisation de libération du Levant »), cette offensive éclair des islamistes marquant en quelque sorte la fin des idéaux d’unification arabe du mouvement Baas. Pour succéder à Bachar al-Assad, c’est le djihadiste professionnel Abou Mohammed al-Joulani qui prend les rênes du pouvoir, le bougre ayant fait tour à tour allégeance à Al-Qaïda et à l’État islamique, avant de fonder le Front al-Nosra – dont les membres peuvent revendiquer comme fait d’armes le massacre, entre autres, de dizaines de civils alaouites et druzes entre 2013 et 2015…
Ainsi, tout est sous contrôle au Moyen-Orient, le progrès est en marche ! Et l’État d’Israël, « seule démocratie de la région », peut continuer de coloniser, bombarder, affamer et priver de soins le peuple palestinien en toute impunité. Il ne manquerait plus que les « libérateurs » – terroristes à moitié repentis – de la Syrie se présentent sur nos écrans en costumes-cravates pour finir de nous convaincre de leur bonne foi… Le pauvre Nasser doit se retourner dans sa tombe ! Maalesh, comme on dit en Égypte. Maalesh et fuck off.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir