Nous, enfants de la campagne, avons appris à grimper aux arbres. C’est là un exercice des plus formateurs car il vous confronte très tôt, de façon radicale, au risque de la chute. Votre courage dépendant aussi bien de vos facultés de concentration que d’une confiance animale en soi. Je crois même qu’on peut parler d’inconscience dans l’entreprise, de folie nécessaire à l’élévation. Plus vous montez, plus vous vous exposez, mais voilà notre réalité, superbement paradoxale : la liberté est un danger permanent. Et en cela elle ne convient peut-être pas à tous. Car la liberté se conquiert, elle ne s’attend pas.
Dans mon Périgord natal, ce sont les chênes et les noyers qu’on escalade. J’y ai appris l’équilibre, la maîtrise du corps et de la peur. Grimper à un arbre, c’est d’abord l’aimer, le découvrir. En comprendre l’architecture, la cohérence, en éprouver les appuis et en éviter les pièges. Il vous faut sentir l’arbre, l’épouser avec ses aspérités, le laisser parfois vous décourager, vous écorcher, vous trahir de ses branches les moins fiables. Mais si vous l’aimez sans l’idéaliser, sans le sous-estimer, il vous offrira toujours une solution pour continuer votre ascension et accéder à l’étage supérieure. D’où la vue sur la vallée vous invite, comme dans le rêve, à vous élancer et planer à la manière de la buse.
En grimpant à un arbre, vous admettez que la chute peut être douloureuse, mais vous admettez par là même qu’une seule branche peut vous en sauver. Nous, aventuriers des bois, gardons ces expériences secrètes, car elles ne se disent pas, ne se racontent pas : l’épreuve est trop intime et triviale pour en faire une histoire. Et les histoires, nous préférons les vivre. Mais nous avons tous été sauvés au moins une fois par une branche, par la bonté d’un arbre. Cette providence sauvage, dans la violence de la chute, nous amène à considérer la matière terrestre comme une précieuse source de résilience. Les citadins, eux, parleront du primat de la volonté. Car vouloir, c’est vouloir vivre. Pourquoi ne pas conjuguer équitablement les deux ?
La nature est notre mère à tous : elle nous enseigne la patience, l’effort et l’humilité. Elle nous apprend à observer, sentir, écouter. Jamais ses humeurs ne nous contrarient car nous admettons en toutes circonstances qu’elles soient supérieures aux nôtres. Il y a dans cette hiérarchie primaire, universelle, quelque chose de profondément rassurant. Quel autre choix, quelle autre perspective, que de vivre au rythme des averses et des saisons ? Nos ambitions n’étant que des caprices devant l’imprévisible grandeur des éléments. Là est la seule autorité que je respecte : cette nature qui m’a formé. Formé à la pensée, à l’esthétique et à l’indépendance.
La nature nous arme, de deux facultés essentielles qu’elle cultive silencieusement en nous : le goût de la musicalité et l’art de l’improvisation. Tout ce qui fera de vous un homme respectable, constant, digne dans ses travaux comme dans ses errements. Nous ne sommes rien à côté d’elle. Rien que de petits destructeurs et d’infimes créateurs.
La connaissance permet la relativisation. Elle n’enlève rien à notre animalité, mais c’est elle qui nous distingue, tandis que la création nous élève. Je ne tiens pas en place. Il m’est impossible de rester assis à un bureau pour étudier ou travailler, alors je finis toujours par retrouver la forêt. Je me demande régulièrement, sérieusement, si notre vie ne tient pas qu’à la justesse de l’assise qui nous supporte. Si fondamentalement notre réussite ne dépend pas que de notre tolérance à la douleur du confort. Dès le plus jeune âge, on nous assied pour nous abrutir, nous sermonner, nous raconter des histoires ; on nous assied par peur constitutive de l’insurrection. Par peur de voir l’élève dépasser le maître. Nous sommes des chiens. Aux ordres de chiens supérieurs.
Si l’homme crée, c’est qu’il cherche d’abord à s’occuper les mains et l’esprit, et contenir le vertige de la vie. Ne pas trop penser à ce qui l’attend. La création naît du besoin tourmenté de rendre grâce à la loyauté des êtres et à la pérennité des choses. Elle n’a rien de proprement spirituel, mais tient plutôt de l’exactitude charnelle. Pour l’enfant, observer la nature est un apprentissage de l’harmonie et de la prédation, comme si l’une et l’autre participaient du même projet de vie. Savoir écouter, protéger, s’imposer, s’effacer. Quand la plupart n’en retiennent que les leçons de prédation, certains font de l’harmonie une obsession artistique, politique ou scientifique. C’est là l’échec tabou de toute collectivité : la loi écrasante, irréformable, du « je ».
En refusant de céder aux pièges, sociaux et affectifs, de la domestication, on fait le choix d’une vie de sacrifices. Mais ces sacrifices ne sont rien devant l’infinie gratitude de la nature. Être libre n’a pas de sens pour l’homme moderne qu’on dépossède de sa radicalité instinctive. Être en phase avec son identité animale, n’est-ce pas cela, la liberté ? Faire du confort un objet assidu de suspicion.
Il paraît que toutes les grandes décisions se prennent à la ville. Que les gens les plus importants se trouvent à la ville. Ceux qui savent, ceux à qui l’on confie le pouvoir de prendre et de donner. Mais savent-ils seulement ce qui les gouverne, eux, dans leur forêt de béton ? Comment peuvent-ils oser rivaliser avec l’arbre multicentenaire, qui aura survécu seul aux tempêtes, au gel et à la sécheresse, qui aura abrité tant d’oiseaux et nourri tant d’insectes ? Comment peuvent-ils oser rivaliser avec cette nature qui les balaierait et anéantirait leurs œuvres en un éclair ? À quoi bon tant de bruit, de lumières et d’agitation, s’ils ne connaissent plus la caresse du vent sur le visage, le pouvoir curatif de la pierre dans la main, les parfums revigorants de l’humus ?
Si on les laissait faire, ils raseraient intégralement la forêt pour y ériger un énième centre commercial et s’adonner à leur culte morbide de l’argent. Ce serait là le plus odieux des crimes organisés : nier la fragilité de la nature qui nous fait, celle d’une branche, d’un bourgeon, d’un scarabée. Ce serait bétonner et métalliser le monde au nom de diktats mercantiles et de pulsions consuméristes qu’on habillerait des vertus transitoires de la modernité.
Cela viendra, tôt ou tard. On maquillera le crime avec les arguments idéologiques du progrès et de la sécurité. On pourra acheter ce qu’on veut. On en sera comblé. Et les gens déambuleront dans leur galerie commerciale comme dans le musée tout scintillant de la mort, des étals de fruits transgéniques aux vitrines de tissus synthétiques. D’une volonté artificielle, ils se seront soumis au nouvel ordre. Fièrement uniformisés, s’asservissant eux-mêmes de leur paresse au nom de la dystopie globaliste ; dans un monde de répliques et de convenances virtuelles où la sensation n’est plus. Où toute saveur doit être monnayable, quantifiable.
Pouvoir et égalité illusoires des consommateurs. Le spectacle des hiérarchies naturelles ne convient plus à ceux qu’on a convertis à la religion du risque zéro. Le spectacle de la grâce et du savoir-faire ne les atteint plus. Ceux-là pourraient être aimés de machines, ils ne s’en apercevraient pas. Et pour ne souffrir de rien ou prévenir la maladie, ils se ruinent en médicaments. Financés en partie par leurs bourreaux. Mais ignorent-ils qu’il faut aussi souffrir pour pouvoir créer ? Que les victoires naissent précisément des échecs ?
La forêt est notre dernier espace de liberté et d’intimité. Ailleurs on nous traque, on nous fiche, de peur de nous voir trop entreprenants, trop secrets. La politique du contrôle est la défaite de la confiance : ses responsables n’auront trouvé que l’emprise pour faire valoir leur projet d’ordre. Mais attendez, les hélicoptères d’État qui tournoient méchamment au-dessus des cimes, iront-ils jusqu’à déverser leur poison conformant sur la faune détachée ?
Pour qui sait observer, les animaux sont de précieux porteurs de sens. L’homme a été corrompu par lui-même mais cela ne semble pas pour autant irrémédiable. Le progrès viable commençant par la conscience de soi. Tout basculement, comme un simple regard, étant motif d’espoir. Espoir féroce né d’une étincelle. Aux gens du nouveau monde, nous aimerions dire cela : une vie de séduction est une vie de malheurs. Exposez-vous. Comme l’enfant qui monte aux arbres, exposez votre corps et votre esprit aux lois de la gravitation. Aux forces aimantes de la nature. Et tirez-en quelque chose.
Qui est-on ? En posant la question, vous vous piégez vous-même. On est multiple. On est changeant. La permanence n’existe que pour celui ou celle qu’on décide d’aimer. Pour l’être cher, présent dans chaque tentative orchestrale de la canopée. Dans chaque élan vers l’inconnu. Le reste dépend de tant de facteurs conjoints, de micro-circonstances, d’héritages et de hasards triviaux, qu’il est proprement impossible d’en déterminer l’incidence de chacun. Peut-on vivre avec l’idée de la non-permanence de soi ? D’une vulnérabilité obligée face aux évènements ? Cruelle motivation que celle-ci : c’est l’idée qui compte, et non la personne. La réussite conceptuelle devant l’emporter sur la réussite individuelle.
Nous pensons que la voix humaine est la seule digne de considération. Mais regardez, écoutez : la nature est la première à nous parler des évènements du monde et de nous-mêmes. Elle concentre une multitude de voix, que nos petites certitudes et nos empires technologiques nous amènent à mépriser. En réalité ce n’est guère par notre environnement que nous nous limitons, mais par notre langage.
L’environnement primitif offre au contraire une infinité de perspectives pour qui veut bien en écouter les silences. Le silence de l’homme étant d’abord la musique des bêtes et du vent. Si vous savez vous taire, la nature vous en sera reconnaissante. Elle vous gratifiera de chants et de signes qui vous serviront à la compréhension du monde et de vous-même. Vous n’avez qu’à tendre l’oreille, observer le pinson qui se pose, la vipère qui se retire et la mousse qui protège. Tout se tient si l’on sait lire. Lire la nature plutôt que la littérature trompeuse des hommes. Tout est harmonie.
Rorik Dupuis Valder — extrait de mon manuscrit (non édité) Carnets de la colline.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir