Il s’agit d’une critique d’un livre qui n’a jamais été publié. En effet, ce livre n’a pas encore été traduit en français. Le but de cette traduction est précisément d’intéresser les lecteurs et, espérons-le, un éditeur afin que ce livre puisse également être publié en France.
L’auteur, Emiliano Alessandroni, est l’un des élèves les plus proches de Domenico Losurdo, qui, tant qu’il était en vie (il est malheureusement décédé en 2018), était le plus grand philosophe marxiste vivant et un grand ami de la Chine. Ses livres ont permis de résister à l’avancée du libéralisme après la fin du bloc soviétique et de lutter contre le retour de l’impérialisme et du colonialisme. Avec ce livre, Emiliano Alessandroni poursuit l’œuvre de son maître.
Les thèmes abordés, Démocratie et Dictature, sont d’actualité depuis des décennies. Des guerres « humanitaires » ont été menées pour apporter la démocratie à des peuples vivant dans ce qui était considéré comme des dictatures. C’est peut-être l’exemple le plus clair de la façon dont, dans la pensée actuelle, les deux termes sont opposés et ne se recoupent pas. Ce point de vue extrêmement libéral est démonté par Alessandroni, qui montre, à partir des dialectiques hégélienne et marxiste, qu’il s’agit en réalité des deux pôles d’une contradiction, et qu’il n’y a donc pas de signe clair entre les deux. Les deux pôles, comme dans toutes les contradictions, se compénètrent, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être divisés en deux blocs distincts. En s’appuyant sur des exemples historiques et sur la pensée de grands penseurs, marxistes et non marxistes, Alessandroni nous permet de déconstruire la pensée actuelle et de rouvrir de nouvelles perspectives politiques pour les marxistes et la gauche.
source : Corriere di Gela
Le chercheur en philosophie politique Emiliano Alessandroni, qui enseigne à l’Université Carlo Bo d’Urbino, a récemment publié un volume dense sur la théorie de la démocratie, Dictatures démocratiques et démocraties dictatoriales. Problèmes historiques et philosophiques (Editions Carocci, février 2021, pp. 243), dans lequel le concept même de démocratie est soumis à un examen critique approfondi qui vise à montrer qu’il est loin d’être stable et incontesté.
Au contraire, soutient Alessandroni, le scénario géopolitique contemporain rend urgente la nécessité de le problématiser de manière sophistiquée, de montrer ses caractères dangereusement ambigus, parce que maintenant ce que nous sommes habitués à considérer comme une acquisition définitive des démocraties libérales risque de s’inverser en son exact contraire. D’autre part, même ce que nous avons trop hâtivement l’habitude de qualifier de « dictatorial » contient souvent les germes d’une réalisation et d’une extension plus authentiques de l’esprit démocratique.
Les présupposés philosophiques d’une telle approche théorique, clairement exposés par l’auteur, remettent en cause les « coordonnées de l’objectivisme hégéliano-marxiste ». Cette formule, qui a donné lieu à un grand débat philosophico-politique au cours des deux derniers siècles, conduit directement au cœur du discours d’Alessandroni.
Selon une logique schématique ou, comme le diraient divers philosophes idéalistes, intellectualiste, la « démocratie » et la « dictature » sont deux concepts opposés qui s’excluent mutuellement : si un système politique peut être défini comme « démocratie », il exclut tout ce que nous qualifions de « dictature », et vice versa. Mais, objecte Alessandroni, une telle façon de procéder n’est pas seulement logiquement faible en soi (d’un point de vue hégélien, comme nous le verrons), mais sa faiblesse logique, et c’est là le point politico-philosophique, masque une « fausse conscience » idéologique, au sens précis de Marx.
Considérons d’abord l’aspect strictement logique. Se référant explicitement à la logique dialectique de Hegel, à laquelle tout le premier chapitre est consacré, Alessandroni souligne que, dans la réalité concrète, il n’existe pas de systèmes politiques qui incarnent sans résidu le concept pur de démocratie, et qu’il en va de même pour le concept pur de dictature. La raison en est que ces concepts sont de simples abstractions qui n’existent qu’en tant qu’opérations de notre intellect, qui aime créer des oppositions schématiques. En réalité, ces oppositions n’existent que sous une forme où elles sont intimement liées et contaminées.
C’est la fameuse « interpénétration des contraires », qui constitue pour Hegel une loi fondamentale de sa « logique dialectique », qui est authentiquement réelle, et qui s’oppose en ce sens au formel et au purement abstrait.
Dans le célèbre exemple de Hegel, repris par Alessandroni lui-même, c’est comme pour le couple, thème de la philosophie occidentale depuis ses origines, des concepts opposés d’« être » et de « néant » : en réalité, il n’existe pas d’être pur, et encore moins de néant pur, parce que les deux concepts se concrétisent et prennent mouvement et vie dans le devenir, qui est un échange continu d’être et de non-être dans ce qui vient à l’existence, se distingue de ce qui est autre que lui-même, et se dissout finalement dans le néant.
Qu’est-ce que cela implique d’un point de vue politique ? Prenons l’exemple de ce que l’on appelle l’Occident démocratique : au cours de l’ère moderne, des pays qui se présentaient comme le berceau de la démocratie et de l’humanisme libéral ont agi avec des méthodes férocement dictatoriales dans leurs colonies du tiers-monde. Le parti démocrate étasunien lui-même, au cours du 19e siècle, était fortement compromis avec la traite des esclaves pour des raisons raciales.
Comme nous pouvons le constater, les concepts opposés se compénètrent en réalité au point de déborder l’un sur l’autre, en raison de leur caractère intimement dialectique, ou fluide, comme nous le dirions aujourd’hui.
Les exemples pourraient être multipliés et Alessandroni en fournit beaucoup, retraçant l’histoire mondiale des derniers siècles, du colonialisme à la guerre froide, jusqu’aux scénarios d’aujourd’hui, marqués d’une part par les guerres menées contre certains prétendus dictateurs pour « exporter » la démocratie dans leurs pays, et d’autre part par la surpuissance financière des multinationales de l’économie numérique, désormais capables de contourner, voire de diriger, la politique des États.
Un exemple qui nous concerne de près illustre parfaitement l’argument d’Alessandroni. Lorsque l’Italie fasciste attaque l’Abyssinie en octobre 1935, plusieurs antifascistes liés à l’Internationale communiste se précipitent au secours de l’empereur d’Éthiopie. Selon la logique qui oppose nettement démocratie et dictature, nous devrions considérer ces antifascistes italiens comme des amis d’un despote sanguinaire et donc comme des ennemis de la démocratie.
Mais les choses, suggère Alessandroni, ne sont pas ainsi, parce que la logique dialectique nous permet d’analyser le tableau d’une manière différente et plus articulée. En aidant un despote essentiellement inoffensif au niveau mondial, les communistes antifascistes contribuaient à ce moment-là à contrer une menace bien plus grave pour les libertés occidentales, car c’est ce que le fascisme italien et ses associés internationaux représentaient à ce moment-là.
« En substance », conclut Alessandroni, « la dictature éthiopienne, là où elle s’est trouvée pour endiguer l’expansionnisme fasciste, a finalement été un rempart de la démocratie. Non pas en raison de ce qu’elle incarnait sur le plan structurel, mais en raison de la fonction qu’elle a historiquement remplie dans le cadre des relations de pouvoir qui prévalaient à l’époque » (p. 10).
Des situations similaires se sont produites à d’autres moments de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. On pense aux guerres euro-américaines en Afghanistan et en Irak après le 11 septembre 2001 (mais on pourrait remonter jusqu’à la première guerre du Golfe, en 1991) : ont-elles vraiment marqué un progrès et un élargissement de la démocratie réelle ?
Ceux qui confondent la « fonction » d’un système politique avec le « système » lui-même, c’est-à-dire avec ses caractéristiques politiques structurelles (dictature, démocratie), finissent par parler de manière absurde, par exemple à propos des agressions contre le « tyran » Saddam Hussein, de « bombardements démocratiques », parce qu’ils considèrent dogmatiquement que la démocratie est d’un seul côté.
Ou encore l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est à l’époque de la guerre froide, thème auquel Alessandroni consacre tout le cinquième chapitre de l’ouvrage : leur relation a-t-elle été capturée par l’opposition démocratie/dictature ou l’une était-elle également porteuse des propres instances de l’autre, dans cette interpénétration typique des contraires illustrée plus haut ?
En huit chapitres, l’essai d’Alessandroni établit une série de comparaisons avec des figures et des nœuds historico-politiques de grande importance sur la scène mondiale : Hegel et Marx, la Russie de Lénine et la Chine d’aujourd’hui (capitalisme ou socialisme ? La loi de l’interpénétration des contraires s’applique aussi à cette dichotomie), le colonialisme et la manière dont le libéralisme l’a mis à l’ordre du jour (par exemple avec Tzvetan Todorov, à qui Alessandroni reproche d’avoir combiné contradictoirement l’anticolonialisme et un « anticommunisme viscéral »), l’impérialisme américain et l’Union européenne.
C’est précisément cette dernière qui constitue le point d’arrivée du discours d’Alessandroni. Loin de défendre un néo-marxisme stérile, irréaliste et anachroniquement révolutionnaire comme paradigme à opposer à toute option libérale, il propose un « européanisme démocratique » comme principal moyen d’endiguer les formes rampantes d’ultra-libéralisme et de souveraineté anti-européenne et autoritaire.
Faisant appel à la défense hégélienne de l’individu comme porteur d’un universel concret dans lequel se réalise une idée substantielle de la liberté, et l’associant à la critique nécessaire des dérives néolibérales qui dissimulent des impulsions autoritaires derrière le croquemitaine de l’anticommunisme, Alessandroni montre comment la démocratie est incompatible non pas avec le communisme, comme programme d’universalisation de la justice sociale, mais précisément avec cet anticommunisme occidental particulier qui s’est traduit et se traduit encore par la défense des inégalités économiques au nom de la sainteté des libertés formelles et des lois du marché.
Un instrument politique fondamental en ce sens devient alors l’opposition à l’impérialisme américain, combinée à la défense de l’autonomie européenne et au renforcement des relations de l’UE avec les économies émergentes qui rejettent le capitalisme sauvage afin de ne pas perdre de vue la question sociale, et en particulier avec la Russie et la Chine.
Ce n’est qu’ainsi, conclut Alessandroni, qu’il sera possible « d’organiser les énergies en vue d’une plus grande coordination politique entre les forces démocratiques et anticapitalistes européennes, afin de mettre en place en Europe une lutte de classe pour de plus grands droits sociaux, pour la dignité du travail, pour une planification économique orientée vers le développement des forces productives du continent » (8.9, p. 220).
Permettez-moi de conclure sur une absence, qui prend cependant la forme d’une présence fantomatique. Il est certainement faux de reprocher à un texte comme celui d’Alessandroni, si riche en références bibliographiques, qu’il lui manque quelque chose ou quelqu’un, car les ouvrages de ce type doivent être jugés sur ce qu’ils offrent et non sur ce qu’ils omettent, dont la portée est fatalement illimitée.
Or, je voudrais expliquer brièvement pourquoi, en lisant ce livre, j’ai ressenti avec insistance l’absence encombrante de Benedetto Croce, jamais mentionné même en passant (cas d’un penseur mentionné une seule fois et fugitivement dans la note de bas de page 1.1, p. 15, et qui aurait peut-être mérité plus de place, est Karl Popper, dont la critique logique et épistémologique de la synthèse des contraires de Hegel et du matérialisme dialectique d’Engels est bien plus corrosive que celle, plus récente et soucieuse de la leçon poppérienne, de Norberto Bobbio, sur lequel Alessandroni polémique en 3.6).
Alessandroni partage la foi de Croce dans la valeur cognitive de la logique dialectique de Hegel et sait très bien que personne en Italie n’a su mieux que lui illustrer et utiliser la loi de l’interpénétration des contraires. On pense aux premières pages de la Philosophie de la pratique (1909), le troisième pilier défini par Croce comme la fin et le point culminant de la première version de son propre système de philosophie de l’esprit.
Ici, Croce passe de l’opposition apparemment évidente entre vie pratique et vie théorique, c’est-à-dire entre hommes d’action et hommes de pensée, et après avoir brossé un large portrait de ces deux catégories abstraitement opposées, il recourt à la pensée dialectique et conclut : « Il n’est pas vrai qu’il y ait des hommes pratiques et des hommes théoriques : l’homme théorique est aussi un homme pratique ; il vit, il veut, il travaille, comme tout le monde : l’homme qui s’est appelé pratique, est aussi un homme théorique ; il contemple, croit, pense, lit, écrit, aime la musique et les autres arts » (3e éd., Laterza 1923, p. 5).
Comme on le voit, il s’agit de la même manière dialectique de procéder qu’Alessandroni, et les choses ne s’arrêtent pas là. Comme on le sait, à partir d’une réinterprétation de Hegel, Croce arrive à une version idéaliste particulière du libéralisme, qui a représenté l’un des plus forts remparts de l’antifascisme italien ; Alessandroni, en revanche, s’inscrit dans la ligne de pensée qui, de Hegel, conduit à Marx, puis au communisme et à la critique anticapitaliste et diversement antilibérale.
Mais le contraste, par rapport au pivot hégélien commun, permet d’entrevoir des interpénétrations et des convergences plus profondes : de même que Croce, grâce aussi à sa confrontation étroite de jeunesse avec la pensée marxiste, défend un libéralisme attentif aux valeurs sociales universelles et concrètes de l’individu (comme Alessandroni), de même Alessandroni, bien que dans une perspective résolument marxiste, arrive à l’idée, qui n’est pas étrangère à l’approche libérale, d’un européanisme pleinement démocratique qui n’aurait peut-être pas trop déplu à Croce.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir