L’autre jour en naviguant sur YouTube, je tombe, entre un discours d’Adolf Hitler (!) et un concert de Scorpions suggérés par l’algorithme, sur un documentaire récent consacré au « Maroc de Mohammed VI », diffusé à l’origine sur Public Sénat (une chaîne dont j’ignorais jusque-là l’existence, n’ayant allumé de téléviseur depuis au minimum quinze ans). Comme les productions sur le sujet sont assez rares, je m’inflige donc son visionnage. À la réalisation, un certain Yves Derai – journaliste diplômé (aïe !) et éminent éditeur de Jean-Marc Morandini et Arno Klarsfeld entre autres pointures du naturalisme littéraire… –, accompagné d’un certain Michaël Darmon, officiant apparemment à la radio et à la télévision comme « éditorialiste ». Bref, des profils qui fleurent bon le désintéressement…
Pour quiconque connaît le Maroc, y a vécu et travaillé (sous contrat local…), ce documentaire est exactement ce qu’il ne faut pas faire si l’on entend œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie de ses habitants. Égrainant les lieux communs sur le « mystère » du royaume et quelques réussites économiques anecdotiques, offrant la parole aux gros patrons de l’élite locale et à de vieux crapauds de la politicaille française – en réalité moins soucieux du sort des Marocains que de leur patrimoine immobilier à Agadir ou de leur prochain séjour tout compris à Marrakech –, ce film est un énième doigt d’honneur néocolonial adressé à tous ceux qui triment.
Fonctionnaires non considérés, humiliés par les écarts indécents de rémunération d’avec le secteur privé, salariés livrés à eux-mêmes ou à une hiérarchie abusive, jeunes gens surdiplômés devant se contenter de boulots ingrats, artisans étouffés par l’inflation, analphabètes des montagnes de l’Atlas, enfants des rues de Casablanca et de Tanger, tous ont été exclus du scénario d’Yves et Michaël. Mais ces deux-là m’auront tout de même agréablement surpris en omettant d’interviewer Jack Lang pour le volet culturel de leur démonstration bidon…
Non, le Maroc n’a pas besoin de courtisans ni de figurants endimanchés, aussi fortunés ou éloquents soient-ils, pour le représenter. Il a besoin d’hommes d’action. Pas nécessairement obsédés par le fric et les belles cravates. Il a besoin d’hommes et de femmes intègres, responsables. Pour succéder aux traditionnels planqués et chefaillons de service qui pourrissent à tous les niveaux la société. Et le roi Mohammed VI est le premier à le vouloir (tout le problème étant dans l’exécution et le suivi…) : c’est d’abord de justice sociale qu’il est question quand on parle de « progrès ». Pas d’intelligence artificielle ! Et encore moins de « soft power », à travers les exploits de l’équipe nationale de football…
Politiquement, je n’ai jamais entendu de concept plus ridicule que celui de « soft power » : comme si le spectacle télévisé de quelques bonshommes qui courent après une balle pouvait d’une façon ou d’une autre constituer une réponse viable à la misère des populations… Quelle arnaque démagogique ! Allez, alimentons encore le fantasme de l’internationalisation et de l’embourgeoisement à tout prix ! Faisons de la communication plutôt que de la politique. Et le succès bien connu du tourisme sexuel alors, est-ce là aussi l’expression d’un quelconque « soft power » ? Ou celui-ci relèverait-il plutôt du « hard » ?…
Bref, ne nous étonnons pas que dans une société foncièrement inégalitaire – du fait de l’accaparement des postes-clés de pouvoir par les gens « bien nés », et surtout bien ancrés dans l’incompétence et la corruption –, la triche soit un sport national. Et le détournement de fonds une habitude chez les « responsables », plus ou moins inquiétés selon leur réseau et leur patronyme.
Vivre dans l’obsession des privilèges, de la reconnaissance du colon (qu’il soit anglophone ou francophone) et des plus influents que soi, voilà qui ne mène à rien d’autre qu’à la continuation d’un système de castes où le principe de mérite est constamment bafoué par la course aux passe-droits.
Refonte et modernisation du système éducatif, gestion des disparités territoriales et accès à l’emploi pour tous, telles sont les priorités d’un pays adulte qui assume une économie réelle au service de ses habitants. Le reste est du baratin : celui qu’emploient les politicards et journaleux – s’ils ne sont pas occupés à alimenter l’éternelle guéguerre médiatique avec le frère algérien – pour tromper le monde et garder leur place.
Et ne nous étonnons pas que plus d’un jeune Marocain sur deux voie son avenir à l’étranger, si rien n’est fait pour lui garantir une reconnaissance à la hauteur de son engagement et de ses compétences, autrement que par le droit de s’enthousiasmer pour des matchs de foot et le devoir de prier autant que possible ; si rien n’est fait pour la démocratisation de l’accès à la culture, pour la diversification des arts et des sports, et pour la valorisation des talents.
Le Maroc est autant victime de sa nouvelle bourgeoisie transnationale que de cet orientalisme infantilisant à travers lequel on n’a cessé de le percevoir depuis l’Europe. Assez de ce cirage de pompes permanent, assez de cette victimisation systématique, alimentés par le discours néolibéral des privilégiés d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, éternel frein démagogique au véritable développement de la société marocaine, avec toutes ses forces vives et son identité profonde. Car c’est bien là le paradoxe du jeune Marocain : capable d’hystérie patriotique à la moindre occasion, il ne pense cependant qu’à une chose, se barrer dès que possible loin de chez lui…
Encore une fois, la télévision n’est que l’arme du pouvoir, et on le constate aujourd’hui de façon tragique avec cette grossière propagande atlantiste qui, en une dernière tentative d’inversion accusatoire, entend faire de l’État terroriste d’Israël une victime de l’« antisémitisme » du monde. Et qu’on ne nous parle pas de « normalisation » des relations avec les criminels sionistes du Likoud et de son armée génocidaire : chacun sait désormais que le mensonge de la « défense d’Israël », qui n’a cessé de violer le droit international depuis son existence, est mort avec les dizaines de milliers de civils innocents bombardés en Palestine occupée.
Pour en revenir au « soft power » du Maroc et à ses footballeurs, le problème est que ces derniers, bien qu’étant de remarquables dribbleurs et techniciens, manquent d’endurance. Pourquoi cela ? Parce qu’ayant pris l’habitude de jouer sur des terrains plus petits que la normale, ils se retrouvent vite à bout de souffle lorsqu’ils disputent un match sur grand terrain. Mais l’endurance se travaille et s’acquiert : il suffit pour cela d’élargir son champ d’action. Ce qui implique, d’abord, de sortir du confort tribal.
Je finirai ici sur une réflexion plus personnelle, car c’est un pays que je connais particulièrement bien, même si je n’ai pas toujours été un élève très impliqué dans l’apprentissage de la darija, le dialecte national – étant, à vrai dire, peu loquace de nature, quel que soit le langage. Le Maroc a bien voulu m’accueillir, me donner du travail, me soigner. Il m’a enchanté comme il m’a exaspéré. Je ne me lasserai jamais de ses paysages, de sa faune, de sa flore, de son patrimoine historique et artisanal. Et lorsque je reviens désormais en France, je me demande parfois sérieusement de quel côté de la Méditerranée se situe le « tiers-monde »…
Car la France que j’ai connue, aimée, n’existe plus. Elle n’existe plus qu’en sa nature sauvage, en ses forêts, ses montagnes et ses plages. Cette nostalgie de vieux schnock est-elle un effet de l’âge ou le résultat de l’incroyable effort de destruction des prédateurs de la « civilisation » que nous n’avons pas été capables d’arrêter ?
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir