Comme convenu, mais avec un peu d’avance sur la date prévue, nous venons présenter la troisième partie de notre réflexion atypique et hérétique sur l’interprétation erronée de la notion de conscience dans le matérialisme historique par les avant-gardes de lutte anticapitalistes, pour ainsi dire gauchistes, un peu partout dans le monde. Nous précisons que ce texte a dû être scindé en deux pour en faire une quatrième partie afin d’approfondir la problématique en clarifiant notre raisonnance. Merci aux administrateurs du Grand Soir pour cette tribune, merci aux rares lecteurs et lectrices qui s’intéressent à ce qui vient d’Haïti et qui trouveront le temps d’aller au bout d’une longue lecture.
Alors que le matérialisme reste, comme outil scientifique, un produit de la conscience philosophique émergeant du contexte de production technique et économique du XIXème siècle, contre son essence dialectique, il a été promu et béatifié comme théorie universelle de l’action révolutionnaire et comme horizon indépassable de l’Histoire. Une histoire qui devait prendre fin, en supprimant à tout jamais, pour le bonheur de l’humanité, l’exploitation odieuse des masses aliénées par les fossoyeurs capitalistes.
Si l’on suit le catéchisme du marxisme, tel que déformé dans le prisme enfumé, par l’absence de toute lueur consciente, des héritiers de Marx, le développement des forces productives, économiques et technologiques devait conduire à l’imminence du Grand Soir insurrectionnel, comme moment scintillant de rupture sociale qui doit éclairer la marche des masses aliénées, exploitées et déshumanisées vers la réalisation de leur destin ; lequel serait celui de s’approprier, par leur conscience de classe, les forces matérielles de production pour satisfaire leurs besoins existentiels. Puisqu’à l’évidence dans le référentiel du matérialisme historique, le premier fait et le moteur de l’histoire ne sont rien d’autre que la production pour la satisfaction des besoins d’existence des hommes (Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie Allemande, Présentée et annotée par Gilbert Badia, Éditions sociales, 1968, p.57).
Des besoins existentiels aux besoins essentiels par la conscience
Mais, arrêtons un moment et réfléchissons un peu sur la nature de ces besoins et le sens de cette existence. Car il semble que l’immense majorité des héritiers de Marx se sont contentés de retenir la vérité première du marxisme : le moteur de l’histoire est la production pour la satisfaction des besoins. Et de cette vérité première s’est construite l’épistémologie de l’achèvement de l’histoire par l’action révolutionnaire qui doit s’approprier les forces de production. Personne chez les marxistes n’a apparemment pris le temps de se demander si des besoins disciplinés par une conscience éveillée ne peuvent pas influer sur la production. Pourtant chez les capitalistes, ils se sont dits qu’ils peuvent produire aussi des artifices pour conditionner les besoins et les limiter à un certain seuil capable de verrouiller l’existence sur l’impuissance pour rendre invariant le cycle de l’exploitation. Si comme le dit la théorie de l’action, le désir implique le besoin (Ibidem., 2eme note de bas de page), alors les capitalistes se sont dit autant alors donner aux hommes le goût de certains besoins pour limiter leur action révolutionnaire.
Tout l’enjeu de ce débat sur le matérialisme historique est là : dans cette question capitale que l’on s’est interdit de poser sur le lien entre existence, conscience et besoins. Et c’est avec elle que nous allons développer notre raisonnance hérétique dans cette dernière partie. Commençons par questionner ces besoins vitaux, essentiels à l’existence humaine, en reprenant une nuance introduite par Marx lui-même dans Le Capital à propos de la double valeur de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange). Si la marchandise produite a une valeur ambivalente, le besoin que cette production doit satisfaire peut aussi avoir une nécessité ambivalente. Quels besoins faut-il satisfaire chez l’homme pour qu’il soit satisfait de son existence sans désirer faire la révolution et s’approprier les moyens de production pour se réaliser humainement ? S’agit-il de besoins de subsistance ou de besoins de jouissance ? S’agit-il de besoins définis une pour toutes ou de besoins échelonnés qui s’éclaircissent et se définissent avec le nivellement de la conscience ?
Ces questions obligent à un exercice réflexif pour spécifier les besoins que doivent satisfaire les hommes pour entretenir leur existence. Car c’est Marx lui-même qui écrit que si la valeur d’usage de la marchandise satisfait un besoin particulier, sa valeur d’échange mesure le degré de sa force d’attraction (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Quadrige/PUF, 1993, p.150). Et comme cette marchandise est produite pour satisfaire un besoin, ce besoin peut donc refléter une même ambivalence, selon qu’il doit satisfaire un besoin de subsistance pour l’existence ou un besoin essentiel pour l’essence. Ce qui nécessite aussi que les hommes aient une claire conscience de la hiérarchie de leurs besoins, du niveau d’entretien qu’ils souhaitent pour leur existence et du sens qu’ils souhaitent à cette existence. Car, si l’on croit l’étymologie latine du verbe exister (existere : sortir de, s’élever, se montrer), on peut oser dire que l’existence n’est qu’une posture de stabilité de l’être qui sort du néant pour se manifester et s’élever. Exister ne suffit donc pas pour caractériser l’essence humaine, car avec un peu de pensée critique, nous pouvons problématiser le sens provenant de l’étymologie pour demander : Sortir de pour quelle finalité ? Se manifester pour quoi faire ? S’élever vers quelle hauteur ?
Autant de questions qui permettent d’inférer quelques postulats qui vont à contre-courant des dogmes de la pensée uniforme qui caractérise notre temps :
• Postulat 1 : S’il est vrai que l’existence précède l’essence, comme l’a si bien compris et formulé Jean Paul Sartre, cela ne veut pas dire que l’existence ne tend pas vers une essence.
• Postulat 2 : L’étymologie latine du mot existence nous pousse à accepter comme possible que l’existence humaine possède bien une finalité supérieure qui dépasse la survie par la satisfaction des besoins existentiels et substantiels de l’homme, en ce qu’elle invite l’homme à s’élever au-dessus de l’existence pour atteindre une certaine transcendance.
• Postulat 3 : Cette transcendance, comme finalité de l’existence humaine, n’est accessible que par la quête de besoins essentiels qui touchent à l’essence humaine. Ce qui nous permet de paraphraser Jean d’Ormesson : l’existence n’a de sens que si au-dessus d’elle il y a quelque chose d’essentiel qui vaut la peine qu’on puisse sacrifier cette existence pour préserver la noblesse de cette essence.
• Postulat 4 : Et cette quête de transcendance ne peut se performer que par la pleine conscience de SOI. C’est-à-dire la conscience par laquelle chaque individu se considère et s’assume comme un être générique, responsable et cultivant le sens de ses devoirs envers l’humain en priorisant, dans chacun et le moindre de ses actes, le souci de son environnement, du collectif et de l’autre. La transcendance est ici prise au sens où le théorisait Jean-Paul Sartre dans La Transcendance de l’ego (1966) : La transcendance est structure constitutive de la conscience portée sur un être qui n’est pas (encore) elle et qui est donc non-conscient (Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l’ego, Librairie philosophique J. Vrin, 1966, p.24)
• Postulat 5 : Cela dit, puisque, selon Jean-Paul Sartre, l’homme est condamné à être libre, il peut volontairement refuser d’atteindre cette essence en acceptant de végéter comme un fossile dans la banalité et l’absurdité de l’existence, sans chercher à donner du sens à sa complexité.
Et c’est là que l’indigence apparaît comme la posture mentale la plus convenable à l’homme formaté, résigné, qui s’abandonne à l’absurdité de l’existence et se contente de jouir des petits plaisirs qu’elle contient pour s’évader loin de la conscience de la complexité de l’existence et donc loin de toute responsabilité par rapport à l’effort de transcendance nécessaire. Albert Camus n’a-t-il pas écrit, dans L’homme révolté, que « l’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». En effet, la peur de perdre ce qu’elle a (comme ressources pour subsister) l’empêche de s’élever pour atteindre ce qu’elle doit être. Ainsi, elle se retrouve privée ou contrainte de renoncer aux ressources essentielles (systémiques : épistémiques et éthiques) qui permettent de résister dignement et d’affronter la complexité de l’existence. Une complexité qui n’est pas toujours comprise par une grande majorité. Et pour cause ! Les ondes de précarités qui traversent l’existence lui donnent, soit une dimension d’absurdité pour certains, soit de fatalité pour d’autres. Autant de dimensions perçues, mais mal interprétées et qui de ce fait confortent chez les uns et les autres, soit leur quête de solutions simplistes par déni de la complexité, soit leur culte de l’irresponsabilité par perte de sens avec l’existence.
L’axiomatique de l’indigence nous permet de contextualiser divers courants du matérialisme, notamment l’existentialisme de Jean-Paul Sartre et l’absurde camusien, pour expliquer l’impuissance collective des peuples devant l’invariance de leur déshumanisation. Une contextualisation qui nous autorise à formuler un axiome de transcendance comme préalable à toute résistance contre l’indigence : les besoins existentiels qui permettent à l’homme d’échapper aux précarités de la vie ne sont pas de même nature que les besoins essentiels qui magnifient son humanité. Et comme corollaire, nous pouvons ajouter : c’est par sa pleine conscience que l’homme peut s’élever vers les besoins supérieurs pour atteindre, par transcendance, son essence humaine. Ce qui nous amène à amplifier l’insolence pour dire : qu’être homme et satisfaire ses besoins grégaires, substantiels et primaires (consommer, s’accoupler, se reproduire, réussir sa petite vie) ne suffit pas pour être humain.
Aux sources de l’invariante répétition de la tragédie de l’histoire en farce
À l’heure où la globalisation se virtualise, dématérialise ses structures et enjolive sa géostratégie déshumanisante, derrière des artefacts marchands promus comme valeurs de liberté et de droits universels, il semble urgent d’actualiser la notion de conscience dans la dialectique marxienne pour permettre une appropriation systémique de l’évolution sociale des hommes, non seulement en termes d’histoire, mais de manière plus complexe, en tenant compte que toute action historique se pose en termes de faisabilité, c’est-à-dire en termes de constitution (avec qui ?), d’organisation (avec quoi ?) et de prise de décision (pourquoi ?).
Autant de dimensions complexes qui nécessitent une claire conscience de soi pour penser l’action de la résistance et de la transformation du monde. Il semble donc que c’est la transcendance, comme état possible de l’existence consciente, qui permet l’exercice de la pensée complexe et donne les codes de l’intelligence pour l’action sur les systèmes complexes. Ce qui nous montre le besoin de cesser de voir l’évolution historique des sociétés sous le seul angle des rapports de production économiques, pour prendre en compte leur dimension écosystémique en termes de sophistication pour leur fonctionnement (dimension organisationnelle), mais aussi d’incertitudes et d’aléas quant à leur structuration (dimension humaine). Ainsi, nous proposons, modestement, avec nos lacunes assumées, de faire appel à l’Intelligence de la contextualité pour situer les écosystèmes sociaux dans leur complexité et esquisser des trajectoires possibles insoupçonnées pour la formulation d’actions souhaitables et l’élaboration de possibles innovants pour sortir de la spirale indigente de l’invariante répétition de la déshumanisation de l’existence (tragédie) par le spectacle d’une société de consommation et d’exposition qui promeut virtuellement les droits humains (farce).
Évidemment, nous en venons à la question du ‘‘Que faire ?’’ si adulée par les révolutionnaires marxistes. Et pour répondre à cette question, convoquons Marx pour qu’il nous livre son propre témoignage sur cette science de l’action qui, dans ses intentions déclinables, ses possibles modélisables, ses faisabilités opérationnalisables, suppose des activités mentales complexes et des schémas de pensée qui conditionnent son déroulement comme processus d’intelligence complexe. L’acte de faire, au-delà du slogan et de la puissance volontariste qui l’anime, est sous-tendu par un processus de décision dans lequel interviennent de multiples compétences : ‘‘prise d’information, récupération en mémoire de savoirs et savoir-faire, formation d’hypothèses et production d’inférences, élaboration de buts, prise de décisions et évaluation des résultats de l’action’’ (Jean François Richard, Les activités mentales, Armand Colin, 2005). En effet, l’âge d’or des sciences cognitives, dans lequel le capitalisme se virtualise pour mieux enjoliver ses barbaries, permet de comprendre que toute action intelligente de l’homme est soumise à un cycle d’activités mentales complexes, lequel ne peut se performer qu’avec la pleine conscience. Autrement dit, avec des états mentaux, conceptuels et intellectuels qui conditionnent la responsabilité humaine. Ce sont sans doute ces états de pleine conscience que Giambattista Vico, pour s’opposer à la dictature de la raison cartésienne, appelait l’ingenium, (faculté analytique de se représenter, d’interpréter et de relier qui a été donné aux humains pour faire : De l’antique sagesse de l’Italie, 1710, traduction de Jules Michelet, éd. GF Flammarion, 1993), et le disegno (étape structurante de modélisation du faire par sa représentation en un projet).
Quelle que soit la manière dont on approche le double problème de l’impuissance des peuples devant leur déshumanisation et de l’invariance de l’impunité absolue dont jouissent les déshumanisateurs au service de l’Occident, on revient à la conscience. Et pour cause ! Selon son étymologie latine, Cum scientia, conscience signifie savoir avec. Mais avec quoi faut-il savoir pour avoir la pleine conscience de l’organisation à construire et de l’action à mener ? Question légitime, puisque selon Antonio Damasio, il y a un lien entre savoir et sentir (Savoir et sentir, une nouvelle théorie de la conscience, Odile Jacob, 2021). Et dans le contexte haïtien tout au moins, sans vouloir choquer quiconque, en tabulant sur notre connaissance du mode de fonctionnement des organisations, tant de gauche que de droite, et sur le marronnage culturel dominant, nous pouvons demander à quelle efficacité s’attendre d’une organisation constituée de gens qui désensorialisent leur vie pour survivre, en se mettant disponibles pour obéir aux injonctions déshumanisantes qui permettent d’Avoir et de Paraître, et qui se retrouvent, par leur conscience effondrée, incapables d’assumer les sacrifices pour Être intégralement et humainement ? N’est-ce pas, pour reprendre Antoine de Saint Exupéry, en apprenant à se confronter aux privations et précarités de l’existence que l’homme se découvre et se révèle ? Le marxisme ne contient-il pas déjà cet enseignement dans ses fondamentaux occultés, incompris, ignorés ?
Car au fond, pour vraie que soit la thèse voulant que ce soit l’existence qui détermine la conscience, cela ne sous-entend nullement que la conscience n’a pas d’influence récurrente, voire prépondérante sur l’existence, à un certain stade de maturité de la conscience par l’évolution même de l’existence. D’ailleurs, puisque comme le dit Marx lui-même « La conscience, c’est l’être conscient » (L’idéologie Allemande, Éditions Sociales, 1968, p.7), il semble que ce que l’existence détermine, en atteignant la conscience, c’est l’être global (générique selon Marx), imbu de ses responsabilités comme concepteur, faiseur, acteur et auteur de l’histoire de son existence. Autrement dit, de l’existence à la conscience, il y a plusieurs dimensions complémentaires dans la conscience qui doivent être mobilisés et reliés chez un être pour qu’il puisse agir avec intelligence sur son existence. Il suffit alors que l’une de ces dimensions soit atrophiée, enfumée, floutée pour que l’action soit compromise. Et c’est dans les eaux souterraines de ces dimensions inconscientes que le capitalisme s’est faufilé, infiltré pour pervertir le sens de l’existence humaine et empêcher à l’homme d’assumer les responsabilités de sa transcendance.
Car si l’existence détermine la conscience, c’est pour atteindre l’être et le mettre en état de veille, par rapport à son essence, pour qu’il puisse anticiper les menaces de son existence qui peuvent porter atteinte à la plénitude de sa transcendance. Le matérialisme historique est si mal compris par certains marxistes qu’ils ne savent même pas combien Marx attribue une place de choix dans le processus de l’action à la pensée, à l’imagination, donc, comme on le verra plus loin, à la conscience.
Au fond, pour insolents que soient nos postulats, ils ne font que contextualiser et reprendre sommairement ce que Marx a théorisé subtilement en écrivant que : « Par la production […], l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient, c’est-à-dire en tant qu’être qui se comporte à l’égard du genre comme à l’égard de sa propre essence […]. » (Les Manuscrits de 1844, p.58).
Marx et la conscience
Serait-ce dénaturer la pensée de Marx en interprétant cette phrase comme voulant dire que l’activité de production pour satisfaire ses besoins existentiels conduit l’homme à un degré conscience qui lui révèle l’essence (générique) de son être ? Avant qu’on me jette pierre, rappelons qu’Edgar Morin a développé dans Le paradigme perdu la thèse selon laquelle c’est par la culture que l’homme atteint son essence humaine. En effet, à la page 103 il écrit : « La culture constitue un système génératif de haute complexité sans lequel [la vie humaine] s’effondrerait pour donner place à un niveau organisationnel plus bas ». Á la page 105, il continue pour dire que : « La culture n’est pas d’abord l’infrastructure de la société, elle devient l’infrastructure de la haute complexité sociale, le noyau générateur de la haute complexité […] humaine ».
Est-ce insensé de penser que cette complexité culturelle dont parle Morin renvoie à la manifestation de l’irradiance de la conscience qui doit éclairer le passage de l’homme pour qu’il apprenne à s’élever au-dessus de ses besoins existentiels, platement matériels, pour atteindre son essence humaine ? La culture devient donc, en ce sens, non plus un outil de mystification, de rente et d’intimidation, mais un vibrant attracteur d’intelligence collective qui assure la reliance entre les hommes et leur écosystème. Reliance entre nature et culture, entre existence et conscience. Puisqu’au demeurant comme l’a écrit Morin dans ce même ouvrage, à la page 42, : « l’écosystème est co-organisateur et coprogrammateur du système vivant qui s’y trouve intégré ». Dès lors, il parait que la perte de l’intelligence collective constatée un peu partout dans le monde soit en lien avec l’absence d’intégration authentique entre nature et culture, entre existence et conscience.
Cette hypothèse nous pousse à aller plus loin dans l’insolence jusqu’à l’arrogance de nuancer l’aphorisme du père de l’existentialisme, au risque de l’hérésie, du blasphème et du sacrilège : l’existence n’est pas en soi un humanisme. Elle est un cheminement vers l’humanisme, pour autant que ce chemin soit éclairé par la conscience qui doit aider l’homme à prendre de la hauteur pour s’élever du stade du bipède (producteur-consommateur) en quête de besoins de subsistance au stade de l’être cultivé assumant son essence humaine. Ce qui sous-entend que la culture et l’intentionnalité de l’homme jouent un rôle crucial dans l’élévation de l’existence vers l’essence humaine. En effet, ce n’est pas parce qu’il existe que l’homme est en mesure d’atteindre la transcendance de l‘humanisme. Car, il peut, soit ne pas avoir les facultés cognitives pour penser sa vie au-delà de la subsistance de son existence (de sa survie), soit refuser de consentir les efforts éthiques pour atteindre cette élévation. Et c’est ce que le capitalisme s’est acharné à faire : donner aux hommes des raisons rationnelles (individualisme méthodologique, pragmatisme circonstancié, goût des petits plaisirs de l’existence : pouvoir d’achat pour tous, mariage pour tous, renommée pour tous) de refuser de s’élever vers la transcendance pour devenir humains et d’assumer leur végétation dans les basses eaux éthiques de l’indigence.
Pour choquante que puisse paraitre cette affirmation, il n’est pas moins vrai qu’elle a du sens, puisque le capitalisme a engendré des besoins existentiels artificiels qui aliènent et abrutissent l’homme (Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, 2019), en le dressant contre l’humain (Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, 1951) pour mieux le maintenir entre les lignes des basses eaux de l’inconscience. Et curieusement, c’est ce que dit véritablement la matérialisme historique, puisque c’est Marx lui-même qui a écrit que « Lorsque l’être humain peine à s’approprier pratiquement et intellectuellement une nature qui l’écrase (et qui devient pour lui une source d’aliénation), c’est parce que sa conscience est limitée à cet environnement matériel et social très pauvre, n’est pas développée et peut être qualifiée de ‘‘grégaire’’ » (Yohann Douet, Sens et enjeux de la notion d’inconscient chez Marx et Engels. Feron, Alexandre. L’Inconscient, Éditions Lambert-Lucas, pp.103-121, 2020).
Et qu’est-ce que la transcendance sinon cet éveil vers l’intelligence, cette intranquillité pour apprendre de son contexte, cette quête vers le sens que Goethe appelle l’émerveillement ? (sous la direction de Jean-François Mattéi et Jean-Marc Narbonne, La transcendance de l’homme, Presses Université Laval, 2012, p.16).
Il ressort de cette contextualisation que le rapport entre existence et conscience n’est linéaire que tant qu’on ne problématise pas la notion de conscience pour lui donner un sens au-delà du contexte de son exploitation par Marx dans sa lutte contre les jeunes hégéliens et contre l’idéologie dominante de l’époque qu’ils promouvaient. Postuler d’un rapport déterministe figé, linéaire et univoque entre existence et conscience, entre matière et esprit, entre production économique et évolution sociale, c’est assumer que mécaniquement les forces matérielles, de production technique et économique sont les seules déterminantes dans l’évolution des sociétés humaines. Comme si les hommes étaient des acteurs jouant machinalement des rôles que leur assigne leur existence, laquelle est seule déterminante de leur conscience. Comme si dans le chaos existentiel, les hommes ne peuvent pas aléatoirement renoncer à certains des besoins qui touchent à l’essence de leur humanité (dignité, authenticité, liberté) pour s’accrocher, en raison de leur conscience grégaire et moutonnière, aux besoins substantiels qui assurent leur survie face aux précarités semées dans leur réalité, quitte à ce que cette survie soit parsemée de médiocrités culturelles et humaines (indignité, irresponsabilité, servilité) qui imposent des échanges indigents, déshumanisants avec la vie.
Et pourtant Marx avait glissé dans son œuvre (philosophique, économique, politique) des indices qui tendent à prouver que ce n’était pas là sa conception du rapport entre existence et conscience. En effet que ce soit dans L’Idéologie Allemande, Les Manuscrits de 1844, Les Thèses sur Feuerbach, Sur la Religion, Le Capital (tome 1), à côté des formules frappantes qui parlent d’exigence de transformation du monde, de conscience déterminée par l’existence, on trouve aussi des formules passées sous silence comme : « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances […] Dans l’activité révolutionnaire, l’homme se change lui-même en changeant les circonstances […] La conscience, c’est l’être conscient » (Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie Allemande, Présentée et annotée par Gilbert Badia, Éditions sociales, 1968, p.7).
Autant d’indices qui suggèrent que l’approche critique du matérialisme historique envers la notion de conscience est en fait plus subtile, plus dynamique, plus intelligente et moins dogmatique que ce qu’en ont fait les héritiers de Marx. Tout laisse croire que c’était en fait une critique située de la conscience, c’est-à-dire de la conscience prise dans son acception par l’idéologie dominante de l’époque qui sublimait et idéalisait l’esprit religieux. Alors que Marx s’obstinait à leur faire comprendre que « l’esprit religieux n’est qu’un produit social et que l’individu abstrait n’existe pas, car il appartient en réalité à une forme sociale déterminée » (Karl Marx, Les Thèses sur Feuerbach, Par George Labica, PUF, 1987, p. 22). Et comme un vrai scientifique, Marx savait que l’homme, quand il passe de la conscience grégaire à la conscience plénière pour atteindre le stade irradiant et créateur de « l’être con-scient », joue le rôle d’une puissance vis-à-vis de la nature. C’est en effet dans le Tome 1 de son œuvre majestueuse Le Capital qu’il montre le rôle de l’imagination dans la structuration de la conscience et dans la puissance de l’homme pour agir et transformer la nature selon sa volonté.
« L’homme […] joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement […] En même temps qu’il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif (dimension grégaire de la conscience). Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme (dimension plénière de la conscience). Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté » (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Quadrige/PUF, 1993, Section 3, chapitre V, pp 199-200).
Nous nous arrêtons ici et promettons de revenir esquisser les trajectoires à prendre pour trouver les brèches vers les lignes irradiantes de la transcendance.
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