Les stoïciens grecs — Sénèque et Épictète notamment — peuvent vous être d’un certain secours pour relativiser vos petits malheurs. Guerre, génocide, famine, dictature et ségrégation sont, en 2024, encore d’actualité. Seuls la forme et les moyens ont changé. Mais les hommes sont restés les mêmes.
Ce que je reprocherais aux stoïciens, c’est, au-delà de leur foi spectaculaire en l’idée de destin, un certain manque d’enthousiasme et de fantaisie. Car nous en avons bien besoin, pour ne pas céder totalement au cynisme d’un Diogène, en venir à chier dans les rues et maudire injustement la Terre entière.
Vous connaissez ou avez connu le fichage policier, l’interdiction professionnelle, la discrimination politique, sociale, sanitaire ? Nous faisons partie du même club. Le club des parias et des déclassés de la modernité : ceux qui croient encore en des principes.
Ces principes qui accessoirement fondent la civilisation… Effort, engagement, éducation, courage, fidélité, honnêteté et solidarité entre autres. Les plus lucides y verront là des fondamentaux anthropologiques, et les moins inspirés les « valeurs chrétiennes », en ignorant sans doute que le Christ aura largement emprunté son discours aux philosophes de l’Antiquité. En ce sens, Aristote pourrait être considéré comme l’un de nos premiers prophètes à vénérer.
Seulement, il faut admettre qu’Aristote, par son souci vertigineux du détail, n’est guère accessible à tous les cerveaux. Alors on simplifie et on romance les choses pour le grand public : en vue d’éviter, au sein d’une collectivité, la dispersion généralisée et l’expression des penchants les plus vils, l’idée d’éternité devient une nécessité. Ainsi, l’on doit se savoir jugé pour ses actes, et c’est pour cette éternité – non plus étroitement pour soi-même et les siens – qu’on s’engage, en une forme de transcendance ordinaire. Car sans utopie, sans culture, les hommes redeviennent ce qu’ils sont : des prédateurs pour eux-mêmes, plus ou moins soumis à leurs pulsions, plus ou moins concernés par la notion de mérite…
La religion de la consommation aura fini de déresponsabiliser l’individu, en en faisant un parasite égocentré, un jouisseur ignorant, tout juste bon politiquement à revendiquer son droit à la perversion sexuelle et son sacro-saint « pouvoir d’achat ». Si des gamins crèvent sous les bombes ? C’est là l’affaire des dirigeants. Si les dirigeants sont corrompus ? C’est là le problème des électeurs. Et si les électeurs sont majoritairement stupides ? C’est que les médias de masse auront bien rempli leur mission. Et cætera.
Je ne sais pas ce qui est le plus déprimant, au fond : voir la mort, la violence et l’injustice partout sans pouvoir s’y opposer efficacement, ou bien s’apercevoir qu’en creusant un peu, les gens n’ont en réalité que très peu de principes, systématiquement rattrapés par leur peur de l’exclusion et leur petitesse d’esprit, baladés comme des cadavres par le courant. Alimentant de leur paresse naturelle un système qui fait manifestement d’eux des esclaves.
À vrai dire, j’ai bien plus d’estime pour le mafieux sicilien que pour le faux leader et le faux dévot. Car tout ce qui est faux est foncièrement laid – du moins pour qui est sensible à l’authenticité des choses. Le mafieux traditionnel, lui, connaît le sens de l’honneur et de la parole donnée. Ses affaires ne m’intéressent pas, pourvu qu’elles se passent entre adultes consentants. Alors je préfère encore, par simple goût de l’authentique, une société gouvernée par des mafieux véritables que par des faux mafieux, trahissant tout ce qu’ils peuvent pour quelques dollars et l’illusion du pouvoir.
Mais ne nous plaignons pas. Les lamentations ont toujours quelque chose de terriblement inélégant. Et il y a de l’indécence chez le résistant bavard. Chez celui qui s’applique à observer et documenter la misère plutôt que de chercher à la résoudre. Chez celui qui fait de la résistance comme on gère une boutique. Avec l’opportunisme des demi-voyous et la susceptibilité d’une diva.
Bref, évoluer dans un monde de lâches et de soumis en se sachant empêché de travailler pour ses principes, voilà un défi à relever au quotidien. Dompter la frustration. Canaliser son énergie. Vous avez des compétences réelles à faire valoir, ou même un peu de talent ? Vous serez discriminé, tôt ou tard, pour votre franchise. Écrasez-vous. Ça vaut mieux si vous voulez bouffer.
Mais sans doute la situation est-elle moins douloureuse pour ceux qui ne savent se servir ni de leur tête ni de leurs mains. Car la perte, de ces gens-là, est objectivement moins grande pour la société, et ils en ont plus ou moins conscience… Sans doute les allocations sociales leur suffisent-elles comme reconnaissance supérieure. La transcendance s’arrête là où commencent les privilèges, aussi maigres soient-ils… Allons, chacun a en lui un talent à révéler.
Alors, que préconisez-vous, dans un monde où le mensonge est la règle ? Manipuler les manipulateurs ? Réfléchissons-y ! Sinon, il y a plus radical, mais la question est la suivante : une société née d’un festival de pendaisons publiques serait-elle véritablement saine ? Si l’idée soulage un temps – par exemple de voir la tête de Bernard-Henri Lévy au bout d’une pique brandie par un enfant libyen –, elle est, humainement, assez peu viable. On a quand même inventé le droit et institutionnalisé la justice depuis quelques siècles, non ?
Tu parles d’une civilisation, ça fait honte. Lorsqu’on me pose la question, en tant qu’expatrié, pourquoi j’ai quitté la France, je ne dis pas parce que mon pays est devenu Zombieland, que les gens m’y rendent malade et que je suis blacklisté de partout, non, je réponds simplement parce que j’aime mon nouveau pays. Mon pays d’adoption. La France de la Macronie et de ses sponsors, la France des faux opposants, je l’ai déjà oubliée. Il faut bien vivre. Et survivre.
Mais encore une fois, interdisons-nous de nous plaindre. Pensons aux Palestiniens, aux Libanais qui vivent au quotidien le cauchemar du terrorisme israélien. Hassan Nasrallah disait d’Israël qu’il est le « cancer de l’humanité ». La maladie se propage d’abord insidieusement, puis déferle de ses diktats meurtriers, de sa haine obsessionnelle, et aucun médecin qualifié n’y peut rien. L’humanité cherche un remède à la folie exterminatrice d’Israël, mais au-delà de la complicité criminelle des gouvernements du monde soumis à son chantage, voilà trop longtemps qu’Israël est sorti de l’humanité.
Nous en arrivons au paradoxe de la médecine sauvage, aussi efficace soit-elle : il y a ceux qui aident et ceux qui sont aidés, mais qui aide ceux qui aident ?… C’est ici que s’impose l’idée d’éternité. Et c’est pour elle que nous tenons. Pour elle, avec ou sans religion, que nous luttons.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir