« Souvenez-vous d’Aaron » par Djamel LABIDI

« Souvenez-vous d’Aaron » par Djamel LABIDI

Nous sommes le 24 février 2024. Aaron Bushnel est un jeune homme de 25 ans. Il est dans l’armée des Etats-Unis. Aaron est à la veille de sa mort. Il le sait car il a décidé de se sacrifier, de s’immoler par le feu, le lendemain, pour la Palestine, pour Gaza.

Que ressente-t-on la veille de sa propre mort. Que ressente-t-on lorsqu’on a 25 ans et que l’on va mourir de la pire des façons, qu’on va mettre le feu à son corps ? Comment peut-on faire pareille chose ? Comment peut-on en avoir le courage, ou plutôt la folie ou plutôt la volonté ? Qui peut le dire. Seuls peuvent le dire vraiment ceux qui sont habités par quelque chose qui nous dépasse.

Pour qu’on s’arrête de tuer

Aaron est croyant. Il est certain que Dieu lui pardonnera. Aaron a été membre d’un groupe religieux Community of Jesus, à Orléans dans le Massachusetts. Aaron, » Haroun » en Arabe, est, à l’origine, le nom d’un prophète, célébré à la fois par la Bible et le Coran. Aaron veut mourir en martyre pour le peuple arabe de Gaza.

Il pense à son acte comme à un acte d’espoir, pas de désespoir. Aaron avait été profondément marqué par l’immense mouvement de protestation, qui, aux cris de « Black Lives Matter » avait suivi le meurtre de George Floyd. Peut-être a-t-il été inspiré par la puissance d’un tel mouvement, déclenché par le martyre d’un seul homme. Son acte est bien la preuve de son amour pour son prochain, de sa croyance dans les capacités d’empathie de l’humanité.

Il est sûr que son sacrifice ne sera pas vain. Il est sûr que son acte est héroïque, qu’il va trouver un écho énorme dans le monde, et d’abord dans son pays, les Etats-Unis, qui, pour lui, est responsable de ce génocide. Il se sent coupable pour son pays. Mais il continue d’espérer en lui. Peut-être qu’on allait parler de lui et de son sacrifice partout dans les médias, peut-être même au Congrès des Etats-Unis, dans un élan de compassion, de moralité. Peut-être que les gens seront tellement bouleversés par son sacrifice qu’ils prendront le temps de réfléchir à sa signification. Peut-être que les Etats-Unis allaient au moins s’arrêter de donner à Israël des bombes à lâcher sur Gaza, et imposer un cessez le feu. Peut-être que les gens allaient se soulever, comme pour le « Black Lives Matter ». Il voulait se brûler, il voulait se tuer pour qu’on s’arrête de tuer. Quelle innocence, quelle pureté chez Aaron ! Et quelle naïveté admirable !

Aaron était un homme de paix. Il ne pouvait s’imaginer prendre une autre vie même pour la liberté de la Palestine. La seule vie à laquelle il s’estimait en droit de toucher, était la sienne. C’est elle qu’il allait donner, offrir à la rédemption de son peuple, de sa nation, et au fond celle de ce monde qui continue de regarder impuissant, et paralysé, la mise à mort du peuple de Gaza.

Israël a, derrière lui, les Etats-Unis. Le peuple de Gaza n’a derrière lui personne, ou presque personne, en tout cas personne qui puisse arrêter de suite ses souffrances. Aaron a voulu faire quelque chose de fort, de très fort qui ne soit pas seulement de la compassion. C’est la manière qu’il a choisi pour se battre. Peut-être sera-t-il cet homme qui va réveiller les consciences. Il écrit ce soir-là sur sa page Facebook :  » Beaucoup d’entre nous aiment se demander : « Que ferais-je si j’avais vécu durant l’esclavage ? Ou sous les lois Jim Crow [nom des lois de ségrégation raciale dans le sud des États-Unis] ? Ou sous l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? ». La réponse est : ce que vous êtes en train de faire là. Tout de suite. »(1).

Que pense-t-on, que fait-on la veille de sa mort ? De tels moments sont de l’ordre de l’indicible. Ce serait vain que de tenter de les raconter.

Aaron termine ses préparatifs : il verse dans une bouteille thermos le liquide inflammable, il vérifie le briquet. Il se remémore ce qu’il dira demain. Mais ce soir il va falloir dormir.

Le message

Aaron s’est réveillé. Un matin comme les autres, si paisible, si calme, si banal, qu’il est impensable qu’on puisse y mourir. Soudain tout lui revient en mémoire. Comment un tel matin peut-il être celui de sa mort. Tout cela peut-il être vrai ? Tout s’était estompé dans le sommeil, ses résolutions, sa décision de mourir. Il fallait tout recommencer à zéro. Refaire tout le chemin de sa décision. S’y tenir. Se motiver. Combattre cette peur existentielle qui lui noue soudain le ventre. Moments humains d’une grandeur inhumaine, impossibles à concevoir.

Il est sorti. Il est en tenue militaire. Il marche. Il connaissait ce trajet qu’il avait fait et refait pour s’y habituer. Le temps s’écoulait pour lui à l’envers. Il égrenait les instants qui lui restaient à vivre. Il regardait le monde autour de lui, quotidien, indiffèrent à lui, à ce qui allait se passer. Le bruit de la rue, les sons de la vie s’estompaient au fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’ambassade, dans une sorte de brume cotonneuse lointaine. Il marchait et il se répétait, comme on récite une prière, afin de ne pas faiblir, les raisons pour lesquelles il avait décidé de se sacrifier, de mourir.

Il était ainsi devant sa mort, devant sa propre mort pas celle des autres, la sienne. Quelle impression étrange. Celle d’être soi-même à la porte du grand saut, de la dernière aventure, de l’immense inconnu, de l’infini, de cet inconnu terrifiant, attirant, grandiose, inimaginable, devant la disparition de son moi, de ce moi qui prend soudain toute sa signification existentielle, de ce moi unique, qui disparaitra à jamais de cette terre. Combien de fois, il avait pensé à ce moment, celui de sa fin, pour vite chasser cette pensée. Il n’aurait jamais imaginé qu’il viendrait de cette manière.

Et alors, il s’est mis soudain à sangloter. Les sanglots l’ont surpris, éclatant sans prévenir, sans avertir, irrésistible, jaillissant de son instinct de survie. Il avait de la peine, une immense peine pour lui-même. Ce n’était pas le moment de fléchir. Cette résolution il l’avait prise, il y avait réfléchi, il l’avait bâtie, elle était devenue le but de sa vie, le sens de sa vie, sa raison d’être.

Il se reprend. Il se filme et s’enregistre en marchant. Il veut que les choses soient claires, sans ambiguïté aucune. Sur la vidéo de ses derniers moments qu’il va nous laisser (2) son visage est serein, presque transfiguré, sa voix est calme, à peine émue :  » Je m’appelle Aaron Bushnell, je suis un membre en service actif de l’armée de l’air des États-Unis et je ne serai plus complice d’un génocide. […] Je suis sur le point de m’engager dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout «  (3).

La porte de l’Ambassade d’Israël est là, muette, impavide. Il n’y a personne, ni devant elle, ni dans la rue. Il est seul. Il est encore temps de partir, de s’enfuir, de vivre. Qui le lui reprocherait ? Qui s’en apercevrait ?

Il a de nouveau peur. Il est pris de terreur. Il est pris de panique. Il anticipe la douleur fulgurante, invraisemblable, qui va venir. Il va mourir. C’est lui qui va mourir. Pas un autre. Est-ce possible. Donner la mort et à soi- même est doublement terrible.

Et puis il repense à Gaza. Sa souffrance de Gaza est encore plus forte, plus grande que sa terreur. Il va allumer la torche vivante. Il s’asperge d’essence. Il allume vite le briquet, comme s’il craignait qu’on l’arrête, comme s’il craignait de réfléchir.

« Free Palestine »

Il met le feu à son corps, à son propre corps. Il ne se voit pas. On ne se voit jamais dans les rêves et les cauchemars. il s’enflamme d’un seul coup. Il a mal. Dieu qu’il a mal. Il ne pensait pas que ce serait aussi rapide, instantané. Alors, pour qu’on sache pourquoi il meurt, et avant que sa voix ne s’étrangle, ne s’éteigne, brulée elle aussi, il se presse de crier très fort « Free Palestine ». Les gardiens accourent. L’un d’eux, geste dérisoire, met en joue le corps qui brûle.

Pleure, mon cœur. Pleurons pour Aaron, pour nous, pour le monde comme il est. Et qui n’est pas fait pour Aaron. Il était si innocent, si sincère, si humain, si naïf. Il était sûr que tout le monde allait être bouleversé, que le monde n’allait pas supporter son sacrifice, que le monde allait s’arrêter de tourner à la nouvelle de « sa protestation extrême ».

Le lendemain quelques rares journaux parlent de lui aux Etats-Unis. La plupart des médias occidentaux se contentent d’un bref communiqué ou de faire tout simplement silence. Aucun des titres à ce moment-là des grands médias occidentaux, CNN, BBC, New York Times, le Washington Post ne donne les raisons de son sacrifice et ne parle de Gaza. On a ainsi de nouveau une idée du pouvoir extrême des médias occidentaux à effacer le réel.

Certains de ces médias, dans une lâcheté stupéfiante, la même qui est la leur sur Gaza, ont même voulu porter atteinte à sa mémoire, dévaloriser son sacrifice, enlever toute signification à son acte. Le New York Times écrit qu’il avait été victime d’« abus psychologiques » pendant son enfance et souffrait « d’anxiété à l’adolescence« , d’autres disent qu’il souffrait de « déséquilibres mentaux » (3).

Le 27 février, une veillée funèbre est organisée par des jeunes à Times Square à New York, à travers deux associations, le « Palestinian Youth mouvement », une organisation palestinienne étasunienne, et le « People forum », une organisation ouvrière. Pendant une semaine, des hommages sont organisés. Des anciens combattants de l’armée des Etats-Unis brûlent leur uniforme en rappel du sacrifice d’Aaron et scandent « « Souvenez-vous d’Aaron Bushnell, libérez la Palestine ». Le 2 mars, à Marseille, la manifestation hebdomadaire de soutien à la Palestine rend hommage à Aaron (3). Ailleurs qu’en Occident, quelques journaux et médias, « Middle East Eye », « Orient XXI »(3), Al Jazzera, lui consacrent, les premiers jours, des articles pleins d’émotion, et aussi d’indignation contre l’insensibilité monstrueuse de la presse occidentale.

Puis, plus rien. Le silence. Le monde ne s’est pas arrêté de tourner. Le Congrès des Etats-Unis a continué d’armer Israël. Les gens ont continué de mourir tous les jours à Gaza.


(1) https://orientxxi.info/magazine/aaron-bushnell-le-soldat-americain-qui-s-est-immole-pour-gaza,7114

(2) https://www.youtube.com/watch?v=BJpWOikX9jU

(3) https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/aaron-bushnell-ce-soldat-de-lus-air-force-qui-crie-liberez-la-palestine-avant-de

https://www.aljazeera.com/opinions/2024/2/26/suicide-vs-genocide-rest-in-power-aaron-bushnell

« L’Orient XXI « , déjà cité.

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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