En ce moment sur les réseaux sociaux, une rumeur alimentée par des personnages publics comme Luc Montagnier court comme une traînée de poudre. Vous vous demandez peut-être d’où elle vient ? Réponse : de l’administration Trump.
Non pas que Luc Montagnier soit suspect d’être un porte-parole de Trump en cette affaire, entendons-nous bien. Nul doute qu’il ait pensé faire une véritable découverte tout seul, même si ses conclusions reposent sur des prémisses étranges, pour dire le moins : d’abord une publication d’un ingénieur en mathématiques et informatique, Jean-Claude Perez, dans laquelle l’auteur mentionne à plusieurs reprises « l’ADN » du génome du coronavirus. Aïe : c’est d’ARN qu’il fallait parler – les coronavirus n’ont pas d’ADN et personne ne devrait être mieux placé pour le savoir qu’un virologue comme Montagnier. Ensuite, une étude pré-publiée par une équipe universitaire indienne et rétractée après que d’autres scientifiques en aient démontré l’absurdité – non, le nouveau coronavirus ne contient pas de séquences du VIH. En conclusion, s’il est impossible de savoir quelle mouche a piqué Montagnier, l’origine trumpienne de la théorie du complot sur le virus « échappé du labo P4 de Wuhan » est quant à elle bien établie.
En présentant publiquement des théories liant le virus Covid-19 aux laboratoires de recherche chinois, le président américain Donald Trump et son administration font de la Chine la sorcière d’une nouvelle chasse aux sorcières politique.
Alors que les États-Unis commencent à réaliser l’ampleur et la portée de l’impact que la pandémie de coronavirus a eu sur l’économie nationale, ainsi que le lourd tribut humain payé par sa population à la maladie (676 676 cas documentés au 17 avril, avec 34 784 décès), ce n’était qu’une question de temps avant que les politiciens ne commencent à chercher un responsable. Récemment, le président Trump a fait l’objet de dénonciations accrues pour ce qui a été décrit comme une réponse trop tardive à la menace posée par le Covid-19, de nombreux critiques soulignant que son administration est restée pratiquement silencieuse sur la question pendant tout le mois de février, perdant ainsi un temps précieux qui aurait pu être consacré à prévenir la propagation de la maladie.
Plutôt que d’affronter ces allégations, le président et son équipe de sécurité nationale ont plutôt cherché à détourner le blâme sur la Chine, et dans ce but, ils ont attisé une théorie du complot selon laquelle le Covid-19 aurait pris naissance dans un laboratoire de recherche biologique situé dans la ville de Wuhan, l’épicentre de la pandémie mondiale provoquée par cette maladie. Interrogé sur les rapports faisant état de la fuite du virus du laboratoire de Wuhan, le président Trump s’est montré quelque peu circonspect. « De plus en plus, nous entendons cette histoire, et nous verrons », a déclaré Trump. « Nous faisons un examen très approfondi de cette horrible situation qui s’est produite. » [sic, NdT] Trump a également été interrogé sur ses conversations avec le président chinois Xi Jinping concernant le rôle du laboratoire de Wuhan dans la diffusion de Covid-19. « Je ne veux pas discuter de ce que je lui ai dit au sujet du laboratoire », a répondu Trump. « Je ne veux pas discuter, c’est inapproprié pour le moment. »
Le président des États-Unis possède la chaire pour harceleur la plus influente du monde – quand il parle, le monde écoute. En tant que dirigeant de la nation la plus puissante du monde sur le plan militaire et économique, les paroles de Trump possèdent une crédibilité inhérente, apposant un imprimatur qui ne peut être ignoré. Les membres du cabinet du président se sont rapidement succédé pour faire écho à la « préoccupation » de Trump concernant le laboratoire de Wuhan, attisant ainsi l’histoire. Le général Mark Milley, le chef d’état-major des armées, a déclaré aux journalistes que « Concernant l’affaire du laboratoire… vous ne serez pas surpris d’apprendre que nous nous sommes intéressés de près à cette question, et que de nombreux services de renseignement y ont prêté une attention particulière. »
Les préoccupations du général Milley ont été renforcées par le secrétaire d’État Mike Pompeo. « [Nous] savons qu’ils ont ce laboratoire », a déclaré Pompeo à la presse. « Nous savons que le virus lui-même est originaire de Wuhan. Donc, toutes ces choses se rejoignent. Il y a encore beaucoup de choses que nous ne savons pas, et c’est ce dont parlait le président aujourd’hui. Nous avons besoin de connaître les réponses à ces questions. Le simple fait que nous ne connaissions pas les réponses – que la Chine n’ait pas partagé les réponses – est très, très révélateur ».
Les déclarations du général Milley et du secrétaire Pompeo devraient donner froid dans le dos à quiconque connaît l’histoire de ce qui se passe lorsque les renseignements américains sont réquisitionnés pour la promotion, à des fins politiques, d’une théorie sans fondement sur une arme de destruction massive (les allusions indirectes de Trump à une instrumentalisation du Covid-19 par la Chine placeraient le virus dans cette catégorie). Les propos de Pompeo renvoient aux déclarations faites par le secrétaire d’État Colin Powell en décembre 2002 au sujet de l’Irak. Tout comme le dossier boiteux de Colin Powell contre l’Irak, la théorie du complot postulée par le président Trump et reprise ensuite par le général Milley, le secrétaire d’État Pompeo et d’autres est fondée sur une chimère – il n’y a tout simplement aucun lien factuel entre les laboratoires de Wuhan en question et le Covid-19. [*]
Juste assez de vérités pour établir une pseudo-légitimité
La théorie du complot promulguée par Trump et son cabinet contient juste assez de fondements factuels pour la faire apparaître légitime aux yeux de ceux qui ignorent la réalité. Il y a, en fait, deux laboratoires à Wuhan. Le premier, le Centre de contrôle et de prévention des maladies de Wuhan, n’a aucun lien avec une quelconque activité de recherche sur les coronavirus. Il a cependant été le fer de lance de l’enquête sur l’épidémie initiale de Covid-19. L’autre, le State Key Laboratory of Virology (parfois appelé Wuhan Institute of Virology), est un laboratoire de niveau de biosécurité 4 (BSL-4) certifié pour travailler sur les agents pathogènes les plus mortels du monde, et est situé à environ treize kilomètres du centre-ville de Wuhan.
L’Institut de virologie de Wuhan (Wuhan Institute of Virology) a en effet participé à l’étude du lien entre les chauves-souris et les coronavirus en Chine, et a publié en mars 2019 un document révisé par des pairs qui avertissait que ce lien pourrait être à l’origine d’une future pandémie. « Il est très probable que de futures… épidémies de coronavirus proviendront de chauves-souris, et il y a une probabilité accrue que cela se produise en Chine », notait l’étude. « Par conséquent, l’étude des coronavirus de chauves-souris devient une question urgente pour la détection des signes d’alerte précoce, qui elle-même minimisera l’impact de telles futures épidémies en Chine ».
Jusque là, tout va bien. Mais en janvier 2018, à la suite d’une visite du personnel de l’ambassade américaine à l’Institut de virologie de Wuhan, des inquiétudes ont été exprimées par les Américains concernant la pénurie de spécialistes assez formés, au sein de l’Institut de virologie de Wuhan, pour faire fonctionner le laboratoire aux niveaux requis par une installation de niveau de sécurité 4, capable de traiter les menaces biologiques les plus dangereuses. L’ambassade des États-Unis a fait part de ces préoccupations au département d’État dans le cadre d’une demande, faite au nom de l’Institut de virologie de Wuhan, de financement pour soutenir le recrutement de spécialistes supplémentaires dans le cadre d’un progamme de subventions existant supervisé par un institut de recherche américain (la demande a été rejetée).
Une chasse aux sorcières en forme de comédie
Ces câbles du Département d’État sont devenus le cœur du dossier américain contre la Chine ; le fait que la Chine ait demandé aux États-Unis une aide spécialisée supplémentaire pour l’exploitation d’un laboratoire P4 qui menait des recherches d’utilité publique sur le lien entre les coronavirus des chauves-souris et les humains a été transformé en une théorie du complot fondée sur des supposées malversations et la manie du secret chinois.
À bien des égards, l’ « enquête » américaine sur le laboratoire de Wuhan ressemble à la célèbre Inquisition dans Monty Python et le Sacré Graal : le bois flotte, tout comme les canards. Conclusion : les canards sont faits de bois. Ce genre d’assertion ébouriffante ne relève normalement pas de la compétence des services de renseignement professionnels. Cependant, les États-Unis ont une histoire bien documentée d’utilisation des renseignements au service des objectifs politiques de ceux qui sont au pouvoir. Ce qui se passe aujourd’hui concernant l’Institut de virologie de Wuhan n’est guère autre chose qu’une chasse aux sorcières à l’ancienne.
Il y a peu de différence entre le sketch des Monty Python et l’enquête des services secrets américains sur la Chine – les deux cherchent à prouver qu’un canard est fait de bois. Les deux ne sont guère plus qu’une farce, mais alors que le sketch des Monty Python est destiné à faire rire, la chasse aux sorcières de Trump pourrait avoir de graves conséquences sur les relations sino-américaines futures. À l’heure où la communauté internationale doit se rassembler pour faire face aux conséquences désastreuses de la pandémie de Covid-19, les manipulations politiques de Trump sont la dernière chose dont le monde ait besoin.
Scott Ritter
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Photo : sculpture de Goshka Macuga, ‘Colin Powell,’ bronze et béton, 2009.
[*] Note de la traduction : Pour en savoir plus, un bon article intitulé Origines de la pandémie: pourquoi faut-il s’abstenir d’accabler la Chine? et publié sur le blog de Libération offre une synthèse assez complète de ce que nous savons aujourd’hui sur le nouveau coronavirus.
Scott Ritter est un ancien officier du renseignement du corps des Marines américains. Il a servi en Union soviétique en tant qu’inspecteur chargé de la mise en œuvre du traité FNI, dans l’état-major du général Schwarzkopf pendant la guerre du Golfe et de 1991 à 1998, il était inspecteur en désarmement aux Nations Unies.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca