L’auteur est consultant en politiques publiques
Rédigé avec la collaboration de Christian Neuvillette
La gouverneure générale du Canada a organisé le 11 avril, un symposium lors duquel étaient présentes plusieurs personnalités distinguées parmi lesquelles se trouvaient Mme Émilie Nicolas. Le hasard a voulu que cela coïncide pour moi avec la lecture de son texte Maîtres chez l’Autre. Cette circonstance mondaine éclairée par ce texte soulève des questions qui traversent notre époque et, au-delà, notre Histoire. Je résumerai donc ses arguments avant d’en tirer quelques réflexions.
Dans son texte l’autrice exprime son malaise devant la présentation lors d’un cours qu’elle suivait au cegep en 2007, du poème de Michelle lalonde, qui liait la condition des Canadiens-français à celle du peuple noir martyr d’Haïti. Selon Émilie Nicolas, ce lien masque un fossé qui rend insurmontable l’identification d’un opprimé à l’autre. L’ampleur qui sépare ces souffrances impose selon sa sensibilité une échelle dans leur légitimité. Les nôtres masqueraient ainsi des douleurs plus substantielles et seraient en cela fautives.
Ces fausses assimilations banaliseraient leurs souffrances et serviraient à occulter les vrais opprimés afin que les dominants québécois conservent leurs privilèges. En ayant voulu se rapprocher des luttes des peuples noirs, les Québécois, faux dominés, les auraient instrumentalisés, voire opprimés. Cela nuirait à la solidarité avec les peuples noirs.
L’hypocrisie québécoise serait rendue évidente par la participation de Québécois au colonialisme canadien. Le Code civil nous aurait été concédé par notre généreux conquérant, comme privilège à des blancs, ce à quoi n’auraient jamais eu droit des colonisés de couleur. Selon elle, ce serait une démonstration du racisme dans notre histoire. Outre cela, le Québec serait complice du colonialisme français. Il le serait comme colonie française, vouée à exploiter les territoires autochtones. En tant que colonie de peuplement, il serait en plus co-responsable de la colonisation esclavagiste en Haïti, aux Antilles et en Louisiane. Ainsi, l’émancipation du Québec, en puisant dans l’imaginaire de la Nouvelle France, plongerait ses racines dans une nostalgie de la domination blanche. Complices du colonialisme britannique, les Québécois portent également en eux le mal français.
En raison de la banalité des injustices qu’ont historiquement subie les Québécois et des « privilèges » qu’ils ont obtenus, leurs plaintes sont infondées. Une autre éminence intellectuelle ne nous disait-elle pas récemment que « nos souffrances la faisaient vomir »? En assimilant le mouvement national à une simple lutte des classes, le texte occulte le fait que ceux qui l’ont réprimé le caractérisaient comme : « lutte de race[s] ». Il ignore aussi que la Révolution tranquille, bien qu’alimentée par une conscience de classe, était une lutte de libération nationale. On en vient à se demander quelle légitimité Émilie Nicolas accorderait à la lutte que mènent actuellement les Ukrainiens ou encore les Taïwanais pour leur autodétermination. Leur dirait-elle qu’au nom de la souffrance de certaines minorités ils devraient eux aussi taire leurs « doléances »? Réduire la lutte nationale du Québec à une lutte de classe revient ainsi à nier l’existence même de la nation québécoise.
Pour illustrer ces propos, cette vigoureuse thèse s’appuie sur des éléments vagues, quelques anecdotes et des accusations sans accusés nommés (à l’exception de Georges-Étienne Cartier). À travers des associations douteuses, une telle absence de rigueur intellectuelle permet de faire fi du réel. Rapprocherait-on par exemple, à un peuple africain entier les fautes intéressées d’un de leurs souverains fantoches, récompensé par le colonisateur? Cette manière d’accuser, sans distinguer, toute la société québécoise n’est pas sans rappeler la méthode des élites anglophones pour parler du Québec. Finalement, Émilie Nicolas élimine toute nuance en faisant fi des innombrables faits qui contreviennent à sa thèse, à commencer par la tradition anti-impériale historique du Québec.
Ce qui nous amène à la question de la conviction morale. Les textes militants sont portés par une certaine vision du bien et du juste. Dans le cas qui nous intéresse, les arguments prennent appui sur une éthique de soin de la souffrance. Une éthique valable et légitime. Toutefois, cette éthique s’affiche ici, non pas comme une conviction, mais comme une posture de supériorité morale unilatérale. Pourtant, aucun gage d’une telle autorité ne nous est même présenté. Comme si des siècles voire des millénaires de débats sur l’éthique venaient d’être réglés. Mais ce coup de force moral est utile, car il permet d’asséner le message clé : « vous êtes coupables ».
Au Québec, un tel recours à la culpabilité ne date pas d’hier. L’Empire, pour domestiquer ses nouveaux sujets de 1760, utilisait le clergé catholique, qui devait gagner ses privilèges par sa collaboration. Ainsi, l’Empire obtenait sur nous l’autorité morale. Alors qu’éclatait la Révolution française, signal de tant de révolutions, dont l’Haïtienne, Mgr Plessis inventait la Conquête providentielle : selon lui, les Canadiens français avaient été sauvés par l’Empire britannique du mal français que nous portons en nous. Nous devions chérir nos maîtres qui nous prémunissaient contre la Liberté. En 1818, après 25 ans à prêcher la culpabilité, Mgr Plessis obtint un siège au conseil du gouverneur ; le prédécesseur de celui qui a d’ores et déjà récompensé Émilie Nicolas en 2014. Entre Plessis et Émilie Nicolas, Mgr Lartigue a prêché la même soumission et la même culpabilité à nos Patriotes de 1837. Beaucoup d’autres ont suivi cet exemple.
Que ce soit par l’éthique du soin ou celle du respect de l’autorité, le message est le même : nous sommes coupables. Ces discours ont aussi une fonction qui est la même : la castration de l’élan nationaliste poussant une partie des dominés à une expiation pour se sortir de ce perpétuel sentiment d’impureté. C’est donc à travers un assujettissement par la culpabilité que, de Mgr Plessis à Émilie Nicolas, l’intérêt des clercs nous livre à un véritable impérialisme moral.
Sortir de nos réserves
C’est par la recherche de commun entre les luttes, non par la surenchère, mais par la convergence, que l’émancipation progresse. Prenons conscience que l’octroi de « privilèges » à une communauté assujettie ou à une autre constitue un outil de l’appareil impérial pour les mettre en compétition entre elles. C’est ainsi que la politique du multiculturalisme, foncièrement ségrégationniste, instrumentalise à ses fins des groupes culturels mis mentalement ou physiquement en « réserves » rivalisant pour les bonnes grâces du pouvoir impérial.
Pour y résister, nous devons casser ces silos en abandonnant de telles luttes fratricides. Bâtissons des ponts en misant sur ce que nous avons en commun, à commencer par l’humanité. Et parler d’humanité commence par reconnaître nos fragilités.
Mme Nicolas mentionne dans l’introduction de son texte, son incapacité à se reconnaître dans le récit national québécois. Elle n’est pas la seule. Le Québec a évolué depuis l’époque de Lalonde. Il s’est modifié par l’effet des changements générationnels et migratoires ainsi que par la prise de conscience de l’éminent rôle des Autochtones dans notre réalité. Une bonne part de ses citoyens, tout comme l’autrice, sont nés ici de parents qui sont nés ailleurs. Cette situation amène un tiraillement dans leur identité et des défis d’inclusion. C’est pourquoi le récit national québécois gagnerait à être réactualisé et remis dans un cadre qui offre du sens pour tous. En passant d’une perspective coloniale à une compréhension impériale du système canadien, on apprécierait mieux la manière dont il affecte tous les groupes de la société. Ce petit ajustement dans le discours fera un grand bien à tous ceux et celles qui, d’ici ou d’ailleurs, ont eu à souffrir de l’impérialisme.
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