Ceux qui ne perçoivent le monde qu’à travers le prisme du sacro-saint « développement économique », passent sans doute à côté des richesses spirituelles et des réalités humaines de l’Afrique. Ce travail de « dissociation culturelle » – sorte de gymnastique intellectuelle faite d’empathie profonde et de métaphysique – demande, il est vrai, une certaine humilité et un goût de l’effort (ou du sacrifice, c’est selon) particulier, lorsqu’on a été élevé dans les normes de la domination matérielle et les restes d’un racialisme historique.
Ceux-là, par une malheureuse rigidité bureaucratique et les certitudes mesquines héritées de l’eurocentrisme colonial, n’ont manifestement pas compris grand-chose de la place déterminante qu’occupe la mystique sur le continent. Je ne parle pas ici de religion définie ni de mystique au sens dogmatique du terme, mais d’une certaine vision globale de la place de l’homme sur Terre, d’un certain rapport qu’on peut avoir au destin et aux évènements du monde, assez éloignés du pragmatisme techno-économique tel qu’on le connaît en Occident.
Bien sûr, il serait injuste de considérer l’Afrique comme un ensemble homogène, condamné à un essentialisme paresseux, cependant l’on peut raisonnablement affirmer que ses peuples partagent – plus ou moins, suivant les efforts de « conversion » menés au fil des siècles par l’occupant… – une même temporalité, un fonctionnement propre, qui diffèrent sensiblement des autres continents. C’est cela que ne peut admettre tout étranger qui tente naïvement de se l’approprier ou de l’inclure de force dans la grande comédie géopolitique du monde moderne : une différence fondamentale, de besoins et d’intérêts.
Tant que l’on n’aura pas saisi, et accepté, la subtilité anthropologique de la temporalité africaine, on ne pourra espérer de coopération équitable, du moins équilibrée. Tant que l’on n’aura pas évacué de sa pensée les principes bourgeois de performance et de confort, on ne pourra communiquer de façon pertinente avec l’Afrique.
L’étranger qui entend la connaître, se doit d’en faire l’expérience intime, de la vivre, en sa rudesse, son élégance primitive et sa formidable offre de résilience, par le choix d’un déclassement révélateur. Car seule la confrontation durable aux réalités — primaires et secondaires — de son environnement permet d’en saisir la logique.
Il s’agit aussi là, dans ce travail nécessaire de déclassement, et en quelque sorte d’« auto-exclusion », de parvenir à se départir efficacement de sa conception citadine des choses – exercice certainement plus aisé lorsqu’on a grandi au plus près de la nature et qu’on a toujours entretenu avec elle un rapport privilégié –, pour aborder de façon juste cette différence qui nous intrigue, parfois nous perturbe ou nous contrarie, amenant à nous interroger en profondeur sur l’autre.
L’homme moderne, par sa crainte systématique du désordre, son éducation au pragmatisme, sa culture de l’immédiat, de la compétition et du jugement, ne perçoit pas encore très bien la nature des pratiques et des enjeux de sociétés que ses critères – après tout subjectifs – de développement amènent à qualifier de régressives. Aveuglé par l’arrogance technologique, militaire ou encore livresque, et sans doute aussi par paresse, il s’enferme dans l’incompréhension. Mais rien n’est incompréhensible, et l’expérience est une première étape de cette tolérance essentielle qu’exige l’assimilation de la différence, fût-elle individuelle ou culturelle.
Français, Anglais, Russes, Chinois… Peu importe l’identité et les intentions de la « puissance influente » que nos pauvres médias et nous avons désignée, car l’Afrique n’a fondamentalement besoin que d’elle-même et elle le sait.
Je terminerai ici par une réflexion peut-être plus personnelle : le 11 février dernier est décédé dans un accident de la route, à 24 ans, l’ami Kelvin Kiptum, marathonien kényan que tous les amoureux et pratiquants de course de fond (dont je suis, ayant par ailleurs exercé en Égypte et au Maroc comme entraîneur d’athlétisme auprès des jeunes) connaissent et pleurent. Kelvin avait décroché à l’automne 2023 le record du monde du marathon, et était pressenti aux prochains Jeux Olympiques pour être le premier coureur de l’histoire à boucler les 42km en moins de 2 heures.
Kelvin était au volant, non loin de ses pistes d’entraînement de la vallée du Rift, et a emporté dans la mort son fidèle entraîneur et modèle lorsqu’il était enfant, le Rwandais Gervais Hakizimana, alors passager du véhicule. On sait que les accidents de la circulation sont fréquents sur ces voies tourmentées, et que le respect du code de la route reste souvent très approximatif de la part des usagers. Après coup, toutes sortes de questions viennent à l’esprit de celui qui a été habitué aux politiques sécuritaires considérant le progrès comme la recherche du risque zéro (je parle de l’esprit rationaliste occidental en particulier) : si la chaussée avait été correctement formée ? Si la voiture avait été plus régulièrement contrôlée ? Si le conducteur avait été sensibilisé au respect des limites de vitesse et du port de la ceinture ? Etc. Peut-être aurait-on évité un drame ?
En réalité, si elles nous semblent évidentes, ces interrogations ne viennent pas nécessairement à l’esprit de celui qui a toujours été confronté, aux yeux de l’observateur occidental, aux aléas d’une société « sous-développée » (c’est-à-dire non industrialisée, et que je qualifierais de définitivement mystique) – d’un point de vue matériel, sanitaire ou sécuritaire –, car c’est cela aussi, la force et la singularité de l’âme africaine : savoir accepter les malheurs pour que surgissent de nouveaux miracles. Pour que naissent et grandissent, dans les villages les plus reculés, dans les fermes les plus inaccessibles, de nouveaux Kelvin Kiptum. Non pas portés par le désir de performance ou l’idée de domination, mais par l’urgence de l’amour et de la reconnaissance.
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