Cet article a été publié dans l’édition datée du 29 février du journal Le Monde.
Il y a les humiliations, l’étalage de mépris pour les habitants de Gaza. Comme ces soldats qui s’amusent à faire du vélo dans les ruines d’un quartier pulvérisé par les bombardements, celui-là, qui s’esclaffe à taper sur le clavier d’un ordinateur sans âge dans une école ravagée, ou bien ces autres militaires, installés au domicile d’un particulier, qui singent un rendez-vous galant avec une Palestinienne, incarnée par une poupée.
Il y a aussi les mises en scène de victoire, bravaches, exhibant les immenses destructions causées aux infrastructures civiles, comme ces fantassins arborant un drapeau israélien sur le toit d’un immeuble, filmés en zoom arrière, au milieu d’un océan de ruines pâles et fumantes. Il y a enfin les moments de pur vandalisme, comme ces troupes qui se plaisent à saccager, piéger et dynamiter une mosquée vide, ne présentant aucun danger. Ou bien ce soldat passant derrière le comptoir d’une échoppe pour casser les rares marchandises qui y restent.
Toutes ces vidéos ont été postées sur des réseaux sociaux, avec une préférence pour TikTok, qui censure moins les images que Facebook, X ou Instagram, par les forces israéliennes déployées dans la bande de Gaza. Ce flot incessant d’images témoigne du sentiment d’impunité qui anime les soldats en opération dans l’enclave et d’une forme de déshumanisation de la population palestinienne. Ainsi du soldat Izidor Elgrabli, qui joue les agents immobiliers dans les ruines du quartier de Zeitoun dans la ville de Gaza, puis vante la beauté de la côte de Gaza avant de menacer, face caméra : « On va vous écraser. » Il y a également les adeptes du pillage, comme cet homme qui attaque le coffre d’un Gazaoui à la disqueuse. Un autre brandit une paire d’escarpins, encore dans leur boîte d’origine, qu’il compte offrir à sa future fiancée.
« Malaise profond »
D’autres images sont plus sombres. Un artilleur bombarde Gaza, déguisé en dinosaure. Un fantassin met le feu à une cargaison de nourritures alors que Gaza est au bord de la famine. Un autre agite une banderole de publicité pour son salon de coiffure à côté de cadavres de Palestiniens, que des paroles de chanson comparent à des « animaux » et à « Amalek ». La première comparaison a été colportée le 13 octobre 2023 par Yoav Gallant, le ministre de la défense, qui a assimilé les auteurs du massacre du 7 octobre à des « animaux humains », donnant le signal d’une grande campagne de déshumanisation.
La seconde renvoie à une citation de Benyamin Nétanyahou – « Souvenez-vous ce qu’Amalek a fait » – une référence à l’ennemi antique du peuple juif dans la Bible, dont un commandement dans le Deutéronome appelle à « effacer la mémoire ». Cette déclaration du premier ministre israélien figure dans le dossier accusant Israël de génocide, déposé par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice. Dans la même veine, nombre de vidéos montrent l’humiliation de prisonniers palestiniens dénudés, condamnés à rester des heures assis ou debout en pleine rue, ou entassés dans des camions.
La culture de l’exhibitionnisme propre aux réseaux sociaux couplée à un demi-siècle d’occupation de la Cijsordanie et de la bande de Gaza, aux attentats terroristes puis au massacre du 7 octobre semble avoir libéré nombre de soldats de toute retenue. « On a vu ce genre de comportement dans le passé. Mais ce niveau de violence et sa légitimation disent beaucoup sur l’attitude générale des soldats dans la bande : destructions, mépris de la propriété palestinienne, humiliation et déshumanisation… Toutes ces vidéos sont le symptôme d’un malaise profond », estime Avner Gvaryahu, le directeur exécutif de l’organisation israélienne de droits humains Breaking the silence.
Rappel à l’ordre
Un soldat, interrogé par Le Monde et qui souhaite garder l’anonymat, reconnaît de menus pillages : « Toutes les maisons dans lesquelles nous passions étaient inspectées de fond en comble, à la recherche d’armes ou de munitions. Certains d’entre nous ont pris des souvenirs sans valeur. Des habitations ont été brûlées, sur ordre de la hiérarchie. L’un d’entre nous a tenté de s’opposer à ce genre de comportement. On lui a répondu que le 7 octobre, les terroristes du Hamas ont tué des gens et incendié des maisons, donc on peut le faire aussi. »
Le phénomène a même amené certains soldats à demander à des rabbins sionistes-religieux si le pillage était interdit par la halacha – la loi juive. Yitzchak Sheilat, d’une yeshiva de la colonie israélienne de Ma’ale Adumim, en Cisjordanie occupée, a précisé que le vol de nourriture et de denrées périssables était autorisé, mais pas des objets – sachant que « le butin doit aller au roi », donc le commandant, est-il détaillé dans un article du média en ligne israélien +972. D’autres rabbins sont moins regardants, comme Shmuel Eliyahou, qui affirme, dans la même enquête, que « les Arabes à Gaza n’observent pas les conventions internationales, [alors] nous ne sommes obligés d’obéir à aucune des lois de la guerre ».
Ces images ont été diffusées massivement après la première trêve de fin novembre 2023, quand une part des réservistes sont rentrés chez eux. Mais le rappel à l’ordre n’est arrivé que le 20 février, après que la Cour internationale de justice a parlé d’un « risque réel et imminent de génocide » dans une ordonnance du 26 janvier. « Nous ne sommes pas dans une folie meurtrière, une vengeance ou un génocide », a écrit Herzi Halevi, chef d’état-major de l’armée israélienne, en donnant des ordres pour « ne pas utiliser la force quand elle n’est pas requise, distinguer celui qui est un terroriste et celui qui ne l’est pas, ne pas prendre ce qui ne nous appartient pas, souvenir ou objet militaire, et ne pas tourner des vidéos de vengeance ».
La procureure générale militaire, Yifat Tomer-Yerushalmi, a elle aussi réagi le lendemain en condamnant des actes « qui ne correspondent pas aux valeurs des Forces de défense israéliennes, s’écartent des ordres et des limites disciplinaires – et ont franchi le seuil criminel ». Le porte-parolat de l’armée déclare au Monde que « Tsahal a agi et continue d’agir pour identifier les cas inhabituels qui s’écartent de ce que l’on attend de ses soldats. Ces affaires seront arbitrées et d’importantes mesures de commandement seront prises à l’encontre des soldats impliqués ». Au moins un militaire a été sanctionné à dix jours d’arrêt pour s’être filmé en train de tirer à travers de la barrière de séparation vers Gaza.
Il est peu probable, cependant, que la hiérarchie militaire israélienne sanctionne ces entorses au règlement, de manière systématique et sévère. Le cas de Elor Azaria est parlant. Ce soldat qui avait achevé en 2016 un Palestinien à terre, blessé, sans défense, qui venait d’attaquer des militaires israéliens au couteau, a vu sa peine réduite de dix-huit mois à quatre mois. L’homme est depuis devenu un héros auprès d’une partie de la société israélienne, apparaissant même dans la campagne d’un membre du Likoud.
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