La nostalgie désolée de la fin d’un monde
• Alastair Crooke est une plume dissidente de très haute volée, qui commente les évènements déchirant une fin d’époque qui est aussi une Fin des Temps. • Le temps lui donne parfois un peu de temps pour exposer notre tragédie.
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Qui n’a pas passé, même une seule soirée, dans un de ces anciens restaurants de la Galerie de la Reine à Bruxelles rachetés par le fric et le froc des milliardaires postmodernes occupés à faire du chiffre avec les reliefs des traditions, en compagnie d’Alastair Crooke, de sa culture qui semble sans fin, du regard désolé qu’il glisse parfois vers l’une ou l’autre table, entrecoupé d’une anecdote ou d’une perspective sur ces pays lointains que notre Progrès a découpé comme du saucisson, celui-là ne sait pas ce qu’est une certaine nostalgie britannique qui se rappelle que le destin impérial comportait aussi bien des responsabilités. Aujourd’hui, son regard acéré et fatigué décompte les rebonds catastrophiques de nos chutes successives et sans fin.
Alors, sans doute fatigué effectivement, certainement nostalgique également, plus encore que mélancolique car c’est un homme d’une trempe qui ne perd jamais espoir, Crooke contemple le désastre du monde dans toute son étendue et l’amas de son chaos sans fin. Alors, comme on dit, il philosophe. Il nous chuchote à l’oreille, avec cette complicité fataliste du malheur : “Vous savez bien, vous autres, tout ce que nous avons perdu, – et ces pauvres hères qui l’ignorent encore ! Alors, un moment de silence, s’il vous plaît, entre nous qui savons, pour saluer, avec le regard mi-attristée mi-résigné qui convient, une civilisation qui disparaît.”
Ce texte d’Alastair Crooke, de ‘Strategic-Culture.su’, traduit par ‘Réseau international’ avec cette mise au point comme une si amère mise en bouche :
« La défaite en Ukraine pourrait n’être qu’un élément d’une accumulation de “défaites” occidentales. Une défaite en Israël toucherait le cœur même de l’être politique américain. »
dde.org
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Quelque chose de perdu à jamais
Un étrange ‘ennui’ [en français dans le texte] et une attention distraite enveloppent l’Occident aujourd’hui.
Je vous renvoie au texte de Simplicius intitulé «Bones of Tomorrow», dans lequel il réfléchit à une culture qui s’est avilie ; ses attraits, qui avaient l’habitude de nous piéger dans le «mythe de l’Occident», se sont flétris, comme autant de fausses idoles flagrantes. Le feu qui s’éteint a dilapidé tout sentiment de «magie» dans l’Occident en perdition, ou même d’espoir de récupérer ce quelque chose de «perdu». Il s’agit d’une prise de conscience nostalgique que – dans l’état actuel des choses – le mythe n’est plus jamais susceptible d’offrir quoi que ce soit de durable.
Les images d’un avenir utopique autrefois promis continuent néanmoins à exercer leur emprise séduisante sur notre psyché, mais seulement sur des écrans tactiles hypnotiques qui retiennent l’attention. Les pierres de touche de la culture s’écroulent autour de nous comme des édifices en décomposition, les uns après les autres. Pourtant, nous sommes trop distraits pour y prêter attention ou pour en assimiler la signification. Les «contre-courants» de l’ombre applaudissent joyeusement.
Nous nous trouvons aujourd’hui là où nous nous sommes toujours trouvés : dans les sables mouvants du temps. Une relève de la garde ; un monde qui s’éteint, profondément enfoncé dans la phase lente et déclinante de l’épuisement, le processus naturel de décomposition et de renouvellement, tout en nous faisant avancer vers de nouvelles pousses vertes, qui n’ont pas encore germé. C’est le sentiment d’une chose perdue et qui ne sera jamais retrouvée, qui nous écrase ces jours-ci.
Cependant, les «élus» ont délibérément fait monter les enchères. Ils ne veulent pas «lâcher prise». Ils ont déterminé que, le train occidental s’étant écrasé sur son propre «mur» culturel, l’histoire de la «fin des temps», c’est-à-dire la convergence vers un avenir commun, est également «terminée».
Et avec elle, le prétendu mandat occidental pour dicter la «direction à suivre» est également terminé.
Sous le vernis et les paillettes, le méta-récit occidental «de Platon à l’OTAN [from Plato to NATO], selon lequel les idées et les pratiques supérieures qui trouvent leur origine dans la Grèce antique ont été transmises à travers les âges de sorte que les Occidentaux d’aujourd’hui sont les heureux héritiers d’un ADN culturel supérieur» s’est avéré n’être rien de plus que les oripeaux défraîchis d’un récit vide de sens.
Telle est la crainte profonde des dirigeants politiques occidentaux : ils savent que le «récit» est une fiction. Néanmoins, ils continuent à se la répéter, tout en sachant que notre époque est devenue de plus en plus dangereusement tributaire de ce méta-mythe. En l’absence de ce mythe, ils sentent que le projet occidental et la prospérité de l’Occident pourraient se désintégrer complètement.
Les «élus» espéraient que les rêves chimériques de prospérité matérielle et de savoir-faire occidental pourraient encore soutenir le mythe, mais seulement (et uniquement) si l’Occident possédait le meilleur récit. Le bon récit est tout ce qu’il y a de plus important. Il devait surpasser et éclipser les «récits maladroits» des adversaires. Cette alliance trompeuse devait perdurer à tout prix, sous peine de voir le vernis du mythe se défaire.
La «fabrique» de récits est donc mise à contribution. La guerre cinétique en Ukraine se solde par une victoire évidente et écrasante de la Russie, même si elle n’est pas encore «terminée». Bien sûr, ce n’est pas le cas : L’Ukraine n’était qu’un champ de bataille parmi d’autres dans la lutte plus large pour forcer le «Rimland» (le monde atlantiste) à accepter une frontière convenue entre lui et le «Heartland» (la Russie, la Chine et leur profondeur asiatique), et à renoncer gracieusement à sa prétention à l’exceptionnalité dans la détermination de notre avenir mondial.
Les médias occidentaux sont donc en pleine effervescence et analysent la manière de définir une «victoire de l’Occident». Est-il possible de «renverser» le récit de l’Ukraine, se demandent-ils, pour en faire une «autre» victoire occidentale ? Ils veulent continuer à passer l’Ukraine à la moulinette, à persister dans le fantasme d’une «victoire totale» : «Il n’y a pas d’autre moyen qu’une victoire totale – et de se débarrasser de Poutine… Nous devons prendre tous les risques pour cela. Aucun compromis n’est possible, aucun compromis».
Qualifier le conflit ukrainien d’«impasse», et insister sur le fait qu’il représente une «défaite» pour Poutine et une «victoire» pour Biden, puisque la Russie n’a pas pu s’emparer de l’ensemble de l’Ukraine (en imputant faussement que c’était l’objectif de Moscou, dès le départ), – et tout est dit ! Cette approche est jugée plutôt «cool» par les analystes occidentaux : Il s’agit d’élaborer le récit d’une «victoire» et de s’assurer que, du sommet à la base de la société, tout le monde adhère au récit correct sans rechigner.
Mais il ne s’agit là que d’une simple projection de la culture des «influenceurs» de YouTube, grâce à laquelle des individus aléatoires gagnent de la «crédibilité» (et beaucoup d’argent) en rédigeant des récits lisses, que ce soit sur la mode ou sur des événements politiques. Cela peut fonctionner dans la mesure où le public occidental drogué est concerné, mais cela n’a qu’une portée si limitée au-delà de la culture occidentale.
Toutefois, lorsque les «récits à l’envers» sont utilisés à des fins géopolitiques, le problème est qu’une propagande aussi éloignée d’une réalité évidente n’est tout simplement pas un récit impératif (sauf de la manière la plus éphémère qui soit). En clair, elle conduit à l’auto-isolement de ses auteurs.
La joie avec laquelle les «revers» évidents de l’Occident peuvent apparemment être «retournés» narrativement par des «fuites» des services de renseignement propageant des mensonges de premier ordre pour soutenir un récit est devenue une contagion parmi les services de renseignement occidentaux.
Si l’Occident avait encore un peu de bon sens, il se concentrerait davantage sur la mise en place d’un «récit de la défaite occidentale» en Ukraine, plutôt que sur la promulgation d’un autre «récit de la victoire» pourri.
Pourquoi tout cela ?
Parce qu’un dirigeant avisé préparerait son peuple à la défaite. Les histoires improbables et fausses de gloire sur le champ de bataille reviennent hanter leurs auteurs, car (métaphoriquement) les blessés et les morts reviennent pour contredire visiblement le récit de la victoire.
L’Occident, en revanche, est toujours nourri d’histoires de leadership, d’élection, de qualités innées et d’exceptionnalisme occidentaux. En d’autres termes, cette mode de l’«influenceur» ne parvient pas à aider les Occidentaux à faire face aux bouleversements tectoniques qui se produisent dans le monde entier. Ses peuples ne sont absolument pas préparés à «l’hiver qui vient».
Pourtant, les pourvoyeurs de «victoires» se félicitent de voir leurs illusions «retournées» relayées par des médias de masse complaisants.
La propagande infantile et les mensonges ne serviront cependant qu’à rendre la nouvelle ère encore plus douloureuse. En revanche, un «récit de la défaite», raconté avec intégrité, aide un peuple à comprendre comment une crise particulière est apparue et a fini par l’affliger. Il doit également indiquer la voie à suivre. En Iran, cela a été compris : l’Achoura a donné la clé pour comprendre la douleur et la crise que les Iraniens avaient endurées, et le Mahdi a indiqué un avenir qui se situait au-delà de la crise immédiate.
Il est d’autant plus urgent de revenir à l’intégrité des messages que les tentatives de réparer un revers par un faux récit – en inversant les réalités pour obtenir une prétendue «victoire» – ne feront qu’entraîner de nouvelles pertes.
La tromperie se révèle en un instant. Il faut une décennie pour instaurer la confiance. L’Occident croit-il vraiment qu’il peut se rattraper de cette manière ? Personne, en dehors de leurs auteurs, ne croit aux récits des services de renseignement occidentaux, après l’Ukraine. Ils sont en portent désormais le poids pour longtemps. En fin de compte, les faits militaires sont plus puissants que les discours politiques.
Un autre facteur entre également en jeu. Peter Stano, porte-parole de l’UE pour les Affaires étrangères, interrogé ce mois-ci par TASS sur les frappes de missiles ukrainiens sur la ville russe de Belgorod, qui ont fait plus de deux douzaines de victimes civiles, a déclaré : «En ce qui concerne l’incident spécifique de Belgorod, aucune information provenant de la Russie ne peut être considérée comme digne de confiance», puis accusant Moscou de «mensonges, manipulations et propagande constantes».
C’est là que réside la face cachée des «récits gagnants» qui ne s’appuient pas sur les actes de la réalité : le porte-parole de l’UE est contraint d’affirmer le récit obligatoire du «droit de l’Ukraine à se défendre (…) contre une agression», mais il doit ensuite rejeter tout ce que la Russie peut dire.
En clair, les «récits gagnants» tuent l’empathie, l’écoute active et la compréhension. Les diplomates sont censés pratiquer une écoute approfondie. Si ce qu’ils entendent ne correspond pas à ce qu’ils attendent ou veulent entendre, ils sont censés écouter plus attentivement et essayer de découvrir ce qui se cache derrière ce qu’ils entendent, afin de comprendre ce qui était voulu et de mieux comprendre leur interlocuteur. L’Occident ne pratique pas cela aujourd’hui.
On se demande souvent pourquoi il y a si peu d’empathie aujourd’hui ? Pourquoi les États se parlent-ils à tort et à travers ? Pourquoi les canaux de communication sont-ils bloqués ? Voici pourquoi : Des récits retournés basés sur des contre-vérités facilement révélées.
Pourtant, la défaite occidentale en Ukraine n’est peut-être qu’un élément d’une accumulation de «défaites» occidentales. Une défaite en Israël, par exemple, toucherait le cœur même de l’être politique des États-Unis – trop proche de la réalité pour être simplement balayée d’un revers de main. Et d’autres blessures pourraient survenir au Moyen-Orient.
Disons-le droitement : la texture d’un tissu d’illusions, infidèle à la vérité granulaire qui s’y cache, finit par nuire à ses auteurs. Il laisse les gens désorientés, peu sûrs d’eux-mêmes, donnant des coups de pied dans les graviers du passé, cherchant à comprendre l’effondrement de la défaite à laquelle ils ne sont absolument pas préparés.
Le risque est alors qu’un pays soit emporté vers la catastrophe finale par le romantisme de slogans «gagnants» tels que «ensemble, nous vaincrons» (que l’on entend aujourd’hui dans tout Israël) : «Quiconque a étudié l’histoire de l’Allemagne et observé la carrière de Goebbels, voit à quel point la propagande est un instrument dangereux – un instrument qui peut conduire à une perte de sens [catastrophique] du pays».
Alastair Crooke
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