Avec plus de vingt ans d’expérience dans la couverture des conflits armés, Shireen Abu Akleh, la journaliste d’Al Jazeera, connaissait le protocole. Mercredi 11 mai, elle et d’autres journalistes sont restés à découvert, bien visibles des tireurs d’élite israéliens qui se trouvaient à environ 150 mètres de là dans un bâtiment. Son gilet pare-balles et son casque portaient l’inscription « PRESS ».
publié le 28/05/2022 Par Chris Hedges
Trois coups de feu ont été tirés dans sa direction. La deuxième balle a touché le producteur d’Al Jazeera, Ali al-Samoudi, dans le dos. Le troisième tir, se souvient al-Samoudi, a touché Abu Akleh au visage sous le rebord de son casque.
Pendant quelques secondes, le sniper israélien a vu dans sa lunette de visée Abu Akleh, l’un des visages les plus reconnaissables du Moyen-Orient. La précision de telles armes, parfois équipées de l’Advanced Combat Optical Gunsight (ACOG), un viseur télescopique prismatique, est très élevée. Lors des combats de Fallujah, tant d’insurgés ont été retrouvés morts avec des blessures à la tête que les observateurs ont d’abord pensé qu’ils avaient été exécutés. La balle qui a tué Abu Akleh a été habilement placée entre l’ouverture très mince séparant son casque et le col de son gilet pare-balles.
J’ai participé à des combats, notamment à des affrontements entre les forces israéliennes et palestiniennes. Les tireurs d’élite sont redoutés sur un champ de bataille, car chaque meurtre est calculé. Le meurtre d’Abu Akleh n’était probablement pas un accident. Je ne peux répondre à la question de savoir si ce meurtre a été commis sur ordre des commandants ou s’il s’agissait du caprice d’un sniper israélien. Les Israéliens abattent tant de Palestiniens en toute impunité que je suppose que le sniper savait qu’il ou elle pouvait tuer Abu Akleh sans en subir les conséquences.
Cette fusillade, a déclaré Al Jazeera dans un communiqué, est « un meurtre flagrant, violant les lois et les normes internationales ». Abu Akleh a été « froidement abattue », a ajouté la chaîne.
Shireen Abu Akleh, 51 ans et Américaine d’origine palestinienne, était une présence familière et digne de confiance sur les écrans de télévision de toute la région, respectée pour son courage et son intégrité et aimée pour ses reportages prudents et sensibles sur les complexités de la vie quotidienne sous occupation. Ses reportages depuis les territoires occupés mettaient régulièrement à mal les récits israéliens et dénonçaient les abus et les crimes de Tel-Aviv. Elle était la bête noire du gouvernement israélien, une héroïne pour les jeunes femmes palestiniennes, comme l’a raconté au New York Times Dalia Hatuqa, une journaliste américano-palestinienne et amie d’Abu Akleh :
« Je connais beaucoup de filles qui ont grandi en rêvant d’être Shireen face à leur miroir, leur brosse à cheveux à la main. C’est dire à quel point sa présence était constante et déterminante. »
« J’ai choisi le journalisme pour être proche des gens », a déclaré Abu Akleh dans un clip partagé par Al Jazeera après son assassinat. « Changer la réalité n’est pas toujours facile, mais au moins j’ai pu faire entendre leur voix auprès du monde entier ». Dans une interview de 2017 accordée à la chaîne de télévision palestinienne An-Najah NBC, elle répondit ceci lorsqu’on lui demanda si elle craignait de se faire éliminer :
« Bien sûr, il m’arrive d’avoir peur. Dans certains moments, il arrive d’oublier cette peur. Nous ne nous précipitons pas vers la mort. Nous y allons et nous essayons de trouver où on peut se tenir et comment protéger l’équipe qui est avec moi avant de penser à la façon dont je vais passer à l’écran et à ce que je vais dire. »
Ses funérailles ont rassemblé des milliers de personnes en deuil, les funérailles les plus imposantes à Jérusalem depuis la mort en 2002 du leader palestinien Faisal Husseini. La police israélienne, en tenue anti-émeute, a perturbé le cortège, confisquant et arrachant les drapeaux palestiniens. Elle a ensuite tiré des grenades paralysantes et a poussé, matraqué et frappé les personnes en deuil, mais également les porteurs du cercueil, jusqu’à les faire tomber au sol. Il s’agit d’un nouvel exemple de l’humiliation quotidienne infligée aux Palestiniens par leurs occupants israéliens.
C’était aussi un hommage émouvant à une reporter qui avait compris que le rôle du journalisme est de donner une voix à ceux que les puissants cherchent à faire taire. Des milliers de personnes ont scandé : « Nous sacrifions notre âme et notre sang pour toi, Shireen ».
J’ai couvert l’occupation israélienne pendant sept ans, deux ans pour le Dallas Morning News et cinq ans pour le New York Times, où j’étais le chef du bureau du Moyen-Orient. L’un des principaux objectifs de l’armée israélienne était d’empêcher nos reportages dans les territoires occupés. Si nous parvenions à passer les postes de contrôle israéliens pour documenter les agressions meurtrières des soldats israéliens contre des Palestiniens non armés (ce qui n’était pas toujours possible), la machine de propagande bien huilée d’Israël était déployée pour occulter nos reportages.
Dans l’affaire du meurtre d’Abu Akleh, les responsables israéliens ont rapidement publié des contre-récits. Le Premier ministre israélien, le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Défense et le porte-parole des Forces de défense israéliennes (FDI), par exemple, ont immédiatement attribué le meurtre à des tireurs palestiniens, jusqu’à ce que des séquences vidéo analysées par B’Tselem, le centre d’information israélien pour les droits humains dans les territoires occupés, mettent en évidence le mensonge.
Lorsque Israël est pris en flagrant délit de mensonge, comme cela a été le cas pour le meurtre d’Abu Akleh, une enquête est immédiatement promise. Mais rares ont été les enquêtes impartiales menées jusqu’à présent sur les centaines de meurtres de Palestiniens. Les auteurs de ces crimes ne sont presque jamais jugés ou tenus pour responsables. Quant aux politiciens américains, ils ont dénoncé le meurtre d’Abu Akleh avant de répéter le vieux mantra, appelant à une « enquête approfondie » par l’armée même qui a commis le crime.
En septembre 2000, les images dramatiques capturées au carrefour de Netzarim (bande de Gaza), par la chaîne France 2, d’un père tentant de protéger son fils de 12 ans, Muhammad al-Durrah, des tirs israéliens qui l’ont tué, ont donné lieu à une campagne de propagande typique d’Israël. Les responsables israéliens ont passé des années à mentir sur le meurtre du garçon, accusant d’abord les Palestiniens d’être responsables de la fusillade, puis suggérant que la scène était truquée et que Muhammad était toujours vivant.
Une chose est certaine, l’armée israélienne sait lequel de ses soldats a tué Abu Akleh, même si son nom ne sera probablement jamais rendu public. Je ne pense pas non plus que le soldat sera réprimandé.
« Avec tout le respect qui nous est dû, disons que la crédibilité d’Israël n’est pas très élevée dans de tels cas », a déclaré le ministre israélien des Affaires de la diaspora, Nachman Shai, à propos d’une enquête israélienne sur le meurtre. « Nous en sommes conscients. C’est le résultat de précédents ».
Depuis longtemps, Israël bloque les enquêtes sur la pléthore de crimes de guerre qu’il commet à Gaza, la plus grande prison à ciel ouvert du monde, et en Cisjordanie. Il refuse de coopérer avec la Cour pénale internationale (CPI) sur d’éventuels crimes de guerre dans les territoires occupés. Il ne coopère pas avec le Conseil des droits humains des Nations unies et interdit au rapporteur spécial des Nations unies (RSNU) pour les droits humains d’entrer dans le pays.
En 2018, Israël a révoqué le permis de travail d’Omar Shakir, le directeur de Human Rights Watch (Israël et Palestine), et l’a expulsé. En mai 2018, le ministère israélien des Affaires stratégiques et de la Diplomatie publique a publié un rapport appelant l’Union européenne (UE) et les États européens à cesser leur soutien financier et leur financement direct et indirect aux organisations palestiniennes et internationales de défense des droits humains qui « ont des liens avec le terrorisme et encouragent les boycotts contre Israël ».
Israël s’appuie sur des campagnes de terreur, avec des assassinats aléatoires et aveugles, pour battre en brèche la résistance palestinienne. Les stratèges israéliens décrivent cette tactique comme le fait de « faucher l’herbe », dans le cadre d’une guerre d’attrition sans fin. La terreur israélienne maintient les Palestiniens dans un état de perpétuel déséquilibre, dans la peur et la survie. Ce terrorisme d’État contribue également à servir l’objectif principal d’Israël, à savoir l’appropriation exclusive des terres palestiniennes.
Le bombardement et le pilonnage de Gaza en 2014, qui ont duré 51 jours, ont tué plus de 2250 Palestiniens, dont 551 enfants. Au regard du droit international, rien ne justifie l’utilisation par Israël de son armée contre une population occupée qui ne dispose pas d’unités motorisées, ni d’une force aérienne, d’une marine, de missiles, d’artillerie lourde et d’un système de commandement et de contrôle, sans parler de l’engagement des États-Unis à fournir 38 milliards de dollars d’aide à la défense au bénéfice d’Israël au cours de la prochaine décennie.
Israël n’est pas ici dans l’exercice de son droit de se défendre. C’est un crime de guerre. Les attaques sont conçues pour détruire les infrastructures civiles, notamment des centrales électriques, des installations de traitement de l’eau et des eaux usées, des tours d’habitation, des bâtiments gouvernementaux, des routes, des ponts, des installations publiques, des terres agricoles, des écoles et des mosquées.
Israël a utilisé la terreur d’État pour écraser le Mouvement de solidarité internationale, qui a vu des militants du monde entier se rendre dans les territoires occupés, utilisant souvent leur corps pour empêcher Israël de démolir des maisons palestiniennes, tout en filmant les nombreuses violations des droits humains.
Comme l’écrit l’auteur et journaliste Jonathan Cook :
« Pour autant, le passeport américain d’Abu Akleh n’a pas davantage réussi à la sauver des représailles israéliennes que celui de Rachel Corrie, assassinée en 2003 par un conducteur de bulldozer israélien alors qu’elle tentait de protéger des maisons palestiniennes à Gaza. De même, le passeport britannique de Tom Hurndall ne l’a pas empêché de recevoir une balle dans la tête alors qu’il tentait de protéger les enfants palestiniens de Gaza contre les tirs israéliens. Le passeport britannique du cinéaste James Miller n’a pas non plus empêché un soldat israélien de l’exécuter en 2003 à Gaza, alors qu’il documentait l’assaut israélien contre cette enclave minuscule et surpeuplée.
Tous étaient considérés comme ayant pris parti en agissant en tant que témoins et en refusant de se taire alors que les Palestiniens souffraient – et pour cette raison, il fallait leur donner une leçon, à eux et à ceux qui pensaient comme eux.
Cela a marché. Rapidement, le contingent de volontaires étrangers – ceux qui étaient venus en Palestine pour enregistrer les atrocités d’Israël et servir, si nécessaire, de boucliers humains pour protéger les Palestiniens d’une armée israélienne à la gâchette facile – a disparu. Israël a dénoncé le Mouvement de solidarité internationale pour son soutien au terrorisme et, compte tenu de la menace évidente pour leur vie, le groupe de volontaires s’est progressivement retiré. »
Israël nourrit une profonde hostilité à l’encontre de la presse, en particulier d’Al Jazeera, dont les téléspectateurs sont nombreux dans le monde arabe. Les journalistes d’Al Jazeera se voient régulièrement refuser des accréditations de presse, sont harcelés et empêchés de faire des reportages. En mai 2021, les avions de guerre israéliens ont détruit le bâtiment al-Jalaa à Gaza, qui abritait des dizaines d’agences de presse internationales, dont les bureaux d’Al Jazeera et de l’Associated Press à Gaza.
Au moins 144 journalistes palestiniens ont été blessés par les forces israéliennes dans les territoires occupés depuis 2018 et trois, dont Abu Akleh, ont été tués sur la même période, selon Reporters sans frontières. Les reporters palestiniens Ahmed Abu Hussein et Yasser Mortaja, également clairement identifiés comme membres de la presse, ont été abattus par des tireurs d’élite israéliens à Gaza en 2018. Au moins 45 journalistes palestiniens ont été tués par des soldats israéliens depuis 2000, selon le ministère palestinien de l’Information.
« Abu Akleh a très probablement été abattue précisément parce qu’elle était une journaliste très en vue d’Al Jazeera, connue pour ses reportages sans complaisance sur les crimes israéliens, écrit Cook. Tant l’armée que ses soldats ont la rancune tenace, et ils disposent d’armes meurtrières pour régler leurs comptes ».
Israël ne cache pas son manque de respect pour la vie des Palestiniens, de celle des militants internationaux et des journalistes. « Supposons que Shireen Abu Akleh ait été tuée par un tir de l’armée israélienne », a déclaré Avi Benyahu, ancien porte-parole de la direction des opérations de Tsahal. « Nul besoin de présenter des excuses pour ça ».
Aux yeux d’Israël, les reporters et les photographes sont responsables de leur propre mort. « Lorsque des “terroristes” tirent sur nos soldats à Jénine, ceux-ci doivent riposter avec toute la force nécessaire, même en présence de journalistes d’Al Jazeera dans la région — des gens qui se mettent habituellement en travers du chemin de l’armée et entravent son travail », a déclaré Itamar Ben Gvir, membre de la Knesset.
Les forces israéliennes ont tué au moins 380 Palestiniens, dont 90 enfants, au cours de l’année écoulée, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (UNOCHA). Ce chiffre inclut au moins 260 Palestiniens tués à Gaza lors du dernier assaut israélien en mai 2021. Le rythme des meurtres de Palestiniens par Israël n’a cessé de s’accélérer après que des Palestiniens armés ont assassiné 18 personnes dans des villes d’Israël depuis la fin du mois de mars. En mars, les forces israéliennes ont tué 12 Palestiniens, dont trois enfants. En avril, les forces israéliennes ont tué au moins 22 Palestiniens, dont trois enfants. Abu Akleh couvrait un raid israélien dans le camp de réfugiés de Jenin, où des unités de l’armée ont déclaré être à la recherche d’attaquants palestiniens.
Le meurtre d’Abu Akleh aurait été traité bien différemment si elle avait été tuée par des soldats russes en Ukraine. Il n’y aurait eu aucune équivoque sur l’identité de l’auteur du meurtre. Sa mort aurait été dénoncée comme crime de guerre. Personne n’aurait accepté de laisser l’armée russe mener l’enquête.
Le monde est divisé en victimes méritantes et victimes indignes, celles qui méritent notre compassion et notre soutien et celles qui ne les méritent pas. Les Ukrainiens sont blancs et majoritairement chrétiens. Nous considérons la lutte contre l’occupant russe comme une bataille pour la liberté et la démocratie. Nous fournissons 40 milliards de dollars en armes et en aide humanitaire. Nous imposons des sanctions punitives à Moscou. Nous faisons nôtre la cause ukrainienne.
La lutte pour la liberté des Palestiniens, qui dure depuis 55 ans, n’est pas moins juste, ni moins digne de notre soutien. Mais les Palestiniens sont sous occupation de notre allié israélien. Ils ne sont pas blancs. La plupart ne sont pas chrétiens, même si Abu Akleh était chrétienne. On ne les considère pas comme dignes de notre compassion, de notre soutien. Ils souffrent et meurent seuls. Les crimes de guerre perpétrés par Israël restent ignorés et impunis. Les Palestiniens refusent obstinément d’abandonner. Cela les rend tout aussi héroïques que les combattants ukrainiens. Nous sommes du mauvais côté de l’Histoire en Israël. Le sang d’Abu Akleh est sur nos mains.
Texte traduit et reproduit avec l’autorisation de Chris Hedges.
Source : Scheerpost – 16/05/2022
Source : Elucid Média
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