Tous les pays d’Afrique souffrent de l’impérialisme, et le Tchad en particulier. Ancienne colonie française, ce pays formellement indépendant depuis 1960 demeure une place forte de l’impérialisme français, qui y déploie ses troupes et contrôle le pays par l’intermédiaire de despotes dociles à son égard et cruels envers le peuple tchadien, qui subit la guerre et la répression depuis des décennies.
Les artistes tchadiens – et plus généralement africains – des années 90 vont chercher à restituer, à leur peuple respectif, la dignité qui permettrait à tous de relever la tête pour le bien du pays. Mahamat Saleh Haroun, réalisateur tchadien de Bye Bye Africa (son premier film, sorti en 1998) disait : « […] je me sens avant tout profondément Africain. Mes films traitent du Tchad mais ils débordent toujours de ce cadre pour parler de toute l’Afrique. Dans les représentations qui sont faites de nous, j’ai parfois l’impression que l’on nous refuse l’humanité… Ce qui m’intéresse, c’est d’inscrire l’Afrique dans l’humanité. On a tellement été victimes de marginalisation que l’on a fini par en faire une culture, par nous inscrire nous-mêmes dans la marge. Et je le refuse. On ne peut pas faire bouger les choses en étant dans la marge. Il faut que celle-ci vienne au centre pour que sa parole soit entendue. » (1) Recentrer une parole marginalisée, c’est ce que recherche MSH dans Bye Bye Africa.
L’histoire est simple : ayant appris le décès de sa mère, Haroun, cinéaste tchadien, se rend dans son pays d’origine après 10 ans passés en France. Il profite de son voyage pour retrouver une partie de sa famille, des amis, des connaissances et « se [réfugier] au cinéma », qu’il considère comme « les bras de sa mère » (2).
Au départ, le film « devait être un court-métrage d’une quarantaine de minutes », mais MSH a « bricolé […] pour allonger l’histoire » (3), y mettre tout ce qui lui passait par la tête et ce qui se déroulait devant ses yeux au moment du tournage. Nous restons cependant en lieu sûr, près de MSH qui nous murmure à l’oreille via une voix off persistante, jusqu’à clore le film. C’est par la voix que le rêve peut se déployer comme il l’entend et magnétiser l’attention du spectateur vers cette « parole ». Commune à tous les êtres humains, il l’emploie non seulement pour servir le récit mais aussi comme outil politique, en citant ici Thomas Sankara qui fustige l’impérialisme et appelle au développement culturel anti-impérialiste : « Cette assistance qui développe cette mentalité d’assistés, nous n’en voulons vraiment pas » ; « j’invite chacun à la production intellectuelle », citant là Aimé Césaire : « La crise culturelle que nous traversons actuellement peut se résumer ainsi : cette culture qui est la plus forte sur le plan matériel et technologique menace d’écraser toutes les cultures plus faibles. Surtout dans un monde où les distances ne sont plus un obstacle, car les cultures techniquement plus faibles n’ont aucun moyen d’assurer leur protection. Toutes les cultures ont en outre une base économique, sociale et politique et aucune de ces cultures ne peut continuer à vivre si sa destinée politique n’est pas entre ses mains. »
C’est en procédant par déduction que le film traite le politique, c’est-à-dire en partant de l’intime : le discours de Sankara, Haroun semble l’écouter à la radio. Quant à la citation de Césaire, elle se trouve dans une lettre de son frère. On ne trouve pas de grandes scènes de foules ou des interventions face caméra louant la révolution et le progrès social. Bye Bye Africa montre le retour au pays de Haroun, porteur, à lui seul, d’un pan de l’histoire du Tchad. C’est un film autofictionnel : MSH et Haroun ont presque tout en commun, à commencer par le nom et l’apparence, sans compter le fait que tous deux se sentent « exilé » de leur propre pays et flânent à la recherche de réponses dans la ville où le film est tourné, N’Djamena ; d’où le caractère quasi-schizophrénique du « film dans le film » que fait Haroun en filmant les Tchadiens avec sa caméra portable. En cherchant à « filmer la vie » – selon les propres mots d’Haroun -, MSH en vient donc à filmer sa propre vie et celle de son peuple, auquel il a un lien, non seulement par le sang mais aussi par l’histoire. C’est pourquoi Haroun insiste beaucoup sur le fait que « le cinéma fabrique des souvenirs » : en citant le maître de la citation, alias Jean-Luc Godard, MSH introduit l’idée d’un cinéma capable de combler les trous de mémoire, parfois provoqués par la guerre et la répression, de faire un cinéma qui rappelle une sorte de nostalgie de la dignité et de la vie. Nostalgie, car la vie et la dignité, bien que rares, ont existé – avant d’être détruits, le cinéma Etoile et le cinéma Normandie de N’Djamena battaient leur plein – et continuent de fleurir parmi les rêveurs, comme Ali, le neveu de Haroun, qui souhaite devenir cinéaste. S’il y rechigne au début, après maintes épreuves (Ali poursuit Haroun sur sa mobylette, fabrique sa propre caméra avec trois bricoles…) Haroun finit par donner sa caméra à Ali. Transmettre est essentiel, mais ça se mérite. Dans une ville maculée par un nombre incalculable de ruines et d’impacts de balles, menacée par la propagande étasunienne (4), aucune décision ne doit être prise à la légère.
D’ailleurs, cette ville, MSH nous la présente sous toutes ses facettes. Se déplaçant constamment en taxi, à mobylette ou encore à pied, ses longs travellings semblent la dévorer. Plus on la découvre, plus sa « déliquescence » (5) se dévoile : les cinémas détruits, la station essence improvisée, un producteur de cinéma fauché, les vieilles cases. D’autre part, MSH brouille la frontière qu’on a tendance à tracer entre la fiction et le documentaire. Il monte entretiens, documentaires et éléments fictionnels sans faire de distinction. En effet, la frontière, c’est à nous de la créer, du moins si on la juge nécessaire. Godard, lui, n’hésitait pas à affirmer que « documentaire et fiction, c’est la même chose » (6). Isabelle, qui avait joué un personnage atteint du SIDA dans un film (fictif) de Haroun, n’était-elle pas rejetée dans la « réalité » parce que tout le monde croyait qu’elle était vraiment malade ? Garba, l’ami de Haroun, met en garde ce dernier : « ici, [au Tchad], on a un gros problème avec les images. On n’arrive pas à faire la différence entre la fiction et la réalité » (7). Dépourvu de cinéma, empêtré dans la misère, au Tchad tout est imaginable mais pas arbitraire : « [cette] nouvelle écriture [est] d’autant plus réjouissante qu’elle actualise une des fonctions essentielles du cinéma : aider chacun à se regarder en face pour la responsabilisation de tous. » (8) Les « nouvelles écritures » doivent réaffirmer aux yeux du monde entier la culture et la vie du peuple tchadien, porter sa voix à la manière d’Isabelle qui crie franchement à Haroun : « j’existe ! »
Réjouissons-nous alors de l’amplification de cette voix forte et juste, du recentrement dont on a pu être témoin lors du dernier Festival de Cannes, inédit en ceci que 6 films africains ont pu concourir en sélection officielle.
1. « Mahamat-Saleh Haroun : « Dans l’exil, on emporte son histoire avec soi », Africultures, vol. 72, no. 1, 2008, pp. 100-105.
2. IDFA 2018 | Talk | Doc Talk : Bye Bye Africa : https://www.youtube.com/watch?v=i6VARFGJ_Ec
3. Patrick Ndiltah. “ Les écrans noirs de N’Djaména : les ciné-clubs comme réponse à la fermeture des salles traditionnelles en Afrique : le cas du Tchad ”. Sciences de l’information et de la communication. Université d’Avignon, 2013. Français. ffNNT : 2013AVIG1122ff.
4. Citation tirée du film : « Devant la mort annoncée de notre cinéma : Garba veut partir aux Etats-Unis. » ; « Les américains font miroiter leur El Dorado dont la publicité fleurit dans tous les journaux ».
5. Citation tirée du film : « À N’Djamena tout est en déliquescence ».
6. https://www.lemonde.fr/culture/article/2014/06/10/jean-luc-godard-le-c…
7. Citation tirée telle quelle du film.
8. Barlet, O. (2000). “ Les nouvelles écritures francophones des cinéastes afro-européens ”. Cinémas, 11(1), 113–132. https://doi.org/10.7202/024837ar
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir