Alors que la tragédie du Proche-Orient exacerbe la profonde crise du bipartisme aux États-Unis, est-il venu l’heure du parti indépendant de « ceux d’en bas » ?
Comme il fallait s’y attendre, la nouvelle – et bien pire – tragédie du Moyen-Orient et le génocide en cours des Palestiniens sont influencées et en retour influencent profondément les équilibres politiques et sociaux au sein de la superpuissance mondiale que sont les États-Unis. Provoquant en un temps record un véritable « tremblement de terre » dans le paysage politique étasunien, ils laissent déjà entrevoir à l’horizon les changements et les bouleversements historiques qu’ils peuvent déclencher dans les équilibres sociaux et politiques américains, supposés éternels et inébranlables.
Cependant, ces « changements et bouleversements » ne tombent pas du ciel. Ils sont en gestation depuis 7 ou 8 ans et les secousses pré-sismiques survenues pendant toute cette période auraient dû nous avertir du « tremblement de terre » actuel. C’est ainsi que la volte-face actuelle des électeurs du Parti démocrate – traditionnellement pro-israéliens – en faveur des Palestiniens avait commencé à apparaître dans les sondages bien avant les présents bombardements israéliens sur Gaza. Il en va de même pour les manifestations de plus en plus massives et quasi quotidiennes de milliers de jeunes juifs et juives en faveur des Palestiniens et contre leur extermination systématique par l’armée israélienne et l’État sioniste, qui ont une histoire d’au moins 7-8 ans, au cours desquels elles ont pris racine, se sont développées et massifiées, se sont répandues presque partout dans le pays, et ont pu faire entendre leur vérité contre un environnement « tout-puissant » plus que hostile. Et aussi, l’émergence d’une aile pro-palestinienne et authentiquement de gauche de plus en plus nombreuse parmi les députés démocrates, qui n’hésite pas à descendre dans la rue et à attaquer publiquement Biden, trouve ses racines dans le fameux groupe de députées radicales, emmené par Alexandria Ocasio-Cortez, élues pour la première fois en 2016. Et enfin, le positionnement majoritaire (!) des étudiants étasuniens en faveur des Palestiniens, mais aussi la forte présence des jeunes dans les manifestations pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza et en Cisjordanie, est le produit direct de la radicalisation massive de la nouvelle génération d’Étasuniens mobilisés par la campagne électorale du candidat d’alors à la présidence Bernie Sanders.
Si on ajoute à cela la reprise spectaculaire du mouvement syndical au cours des 3-4 dernières années après 5 décennies de défaites et de reculs, avec en point d’orgue le récent triomphe historique des travailleurs de l’automobile après une grève de 46 jours, ainsi que les déclarations publiques d’importants dirigeants syndicaux contre Israël et en faveur des Palestiniens et d’un cessez-le-feu immédiat (3), nous pouvons comprendre pourquoi les mois et les quelques années à venir peuvent être marqués par des développements très prometteurs d’une importance historique et de portée mondiale.
Qu’est-ce que tout cela signifie-t-il ? Cela signifie évidemment et entre autres, qu’en l’état actuel des données, Biden perdra sûrement en novembre 2024 et que Trump, qui n’est plus l’homme de sa première présidence mais est bien plus dangereux, sera de retour à la Maison Blanche, avec tout ce que cela peut entraîner comme conséquences désastreuses non seulement pour les États-Unis mais aussi pour l’ensemble de l’humanité. Mais cela signifie aussi beaucoup d’autres choses, encore plus importantes, qui se produisent non pas au sommet mais à la base de la société, là où se développent traditionnellement les grands mouvements populaires qui – souvent – finissent par faire la grande histoire.
Le premier et peut-être le plus important de ces développements concerne la gauche étasunienne et la clarification qui commence à s’opérer en son sein. Emblématique en est la campagne de dénigrement (dotée d’un fonds initial de 100 000 dollars) qui vise aussi au renvoi de la Chambre des représentants de la députée démocrate d’origine palestinienne Rashida Tlaib, organisée par d’autres membres et responsables du Parti démocrate traditionnellement considérés comme étant de gauche et de centre-gauche ! Tlaib, qui est membre fondateur du célèbre groupe de membres du Congrès de gauche radicale appelé “The Squad” ensemble avec Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar et Ayanna Pressley, a pris la tête des mobilisations de solidarité avec le peuple palestinien et s’est littéralement attiré les foudres du lobby pro-israélien et de l’ensemble de l’establishment étasunien. La campagne pour la faire taire – sinon pour l’exterminer politiquement –, vise à parrainer, à coups de centaines de milliers de dollars, toute personne se présentant aux prochaines primaires démocrates contre Tlaib ! Les organisateurs de cette campagne également dirigée contre une autre députée-membre de Squad, l’Afro-Américaine Cori Bush, déclarent ouvertement que Tlaib et Bush n’ont pas leur place au sein du Parti démocrate, et qu’en mettant véritablement leur tête à prix, ils ne veulent que protéger le président Biden.
Comme cela devient évident, l’explosivité des problèmes et des dilemme – politiques, moraux et autres – que le génocide palestinien en cours pose à la « gauche » américaine tend à faire éclater ce qui est peut-être son principal trait distinctif traditionnel et ce qui constitue le grand « malentendu » étasunien : la coexistence, certes difficile, au sein d’un même parti et d’un même courant politique, de gens de gauche et de liberals (libéraux), c’est-à-dire de opposants et de défenseurs du système capitaliste !
Encore une fois, cette clarification historique ne tombe pas du ciel. Des mouvements authentiquement d’avant garde comme le If Not Now, l’ont préparé jour après jour, en défrichant le terrain à la fois avec leurs thèses audacieuses sans « oui mais », contre le sionisme et l’impérialisme des EU, et avec l’exemple concret de leur action courageuse face à un océan d’adversités. Le résultat crève maintenant les yeux, même pour les gens de gauche et même d’extrême gauche de nos pays européens, qui ont ignoré ou même dédaigné non seulement de coopérer et d’aider la nouvelle avant-garde révolutionnaire étasunienne, mais qui sont même allés jusqu’à refuser de faire connaître son existence, avec l’”argument” que tout ça étaient des « exagérations » et que « de telles choses n’arrivent pas en Amérique » : les 100 jeunes juifs étasuniens audacieux du début sont devenus des milliers, faisant école dans de nombreux autres pays (jusqu’en Nouvelle-Zélande et en Australie !) et surtout, ils influencent l’ensemble de la société, tout en inspirant et même en mobilisant des opprimés et des exploités !
Il en va de même, ou du moins dans une moindre mesure, pour le Squad, qui se bat principalement au sein des institutions, et qui voit désormais ses membres et son influence démultipliés, créant un énorme problème pour l’establishment politique Démocrate – et pas seulement. En fin de compte, c’est toute cette avant-garde radicale sans précédent de centaines de milliers de jeunes étasuniens, mobilisés et politisés dans et grâce à la campagne de Bernie Sanders, qui donne aujourd’hui le ton aux mobilisations de plus en plus massives en faveur d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Elle joue également un rôle très important dans la clarification (salutaire) déjà lancée au sein de la gauche aux EU.
Mais alors que Bernie Sanders n’a pas osé gagner son indépendance en rompant avec le Parti Démocrate, les conditions semblent désormais réunies pour réaliser enfin ce qui n’a pas été fait depuis un siècle : le pas historique vers le regroupement dans une formation politique indépendante de gauche de tous ceux et celles qui non seulement ne se sentent plus représentés par les deux grands partis traditionnels de l’establishment bourgeois étasunien, mais se retournent désormais ouvertement contre eux.
Tout d’abord, il y a la crise simultanée et sans précédent des deux grands partis bourgeois, qui s’est aggravée fortement au cours des dernières années. A tel point que l’on peut parler d’une crise historique de l’ensemble du personnel politique traditionnel des États-Unis, d’une crise du système de gouvernance et de sa décrédibilisation aux yeux de la société, d’autant plus que la menace d’une « guerre civile » intra-bourgeoise se profile de plus en plus à l’horizon ! Ensuite, il y a la tendance à la convergence des mouvements sociaux qui expriment désormais non seulement l’opposition mais aussi la colère de larges pans de la société. A cet égard, peut s’avérer décisive la contribution du mouvement syndical renaissant qui, en particulier après ses récentes mobilisations et ses succès historiques, semble être actuellement probablement le plus combatif et le plus important de tout le monde occidental.
Mais à côté et en même temps que le mouvement syndical, on voit se développer rapidement le mouvement des jeunes et des étudiants – lui aussi d’une importance décisive – qui commence à ressembler aux meilleurs jours de celui qui a marqué l’opposition populaire à la guerre du Vietnam. Et tout cela alors que l’ont précédé des mouvements toujours bien vivants et militants comme le mouvement féministe, LGBT, et bien sûr le mouvement “ Black Lives Matter ” des Afro-Américains, qui se greffe maintenant sur tous les autres, et en premier lieu sur les mouvements féministes et syndicaux.
Les mois à venir détermineront si tout ce monde en colère et radicalisé décidera de prendre la grande décision d’abandonner le Parti démocrate pour former son propre parti des salariés et des opprimés. Mais cette décision ne sera pas prise dans le vide, autour d’une table, mais dans la lutte de plus en plus dure – et peut-être sanglante – que va engendrer inévitablement la résistance contre le péril mortifère d’extrême droite, voire fasciste, représenté par Trump et la meute raciste et violente de se partisans et de ses milices armées. Mais s’il est impossible aujourd’hui de prédire qui l’emportera, nous pouvons d’ores et déjà être sûrs d’une chose : notre propre présent et notre propre avenir dépendront largement de l’issue de cet affrontement.
Notes
1. Déjà au printemps 2017, nous consacrions un texte à la “nouvelle génération de Juifs américains contre Trump et Netanyahou !” : https://www.cadtm.org/Une-nouvelle-generation-de-Juifs
2. En août 2019, nous écrivions déjà un article au titre bien éloquent “ Quand les jeunes députées Omar et Tlaib ouvrent des brèches béantes dans la sainte alliance américano-israélienne ! ” :https://www.cadtm.org/Des-breches-beantes-dans-la-sainte-alliance-amer…
3. Comme par exemple le president de l’important syndicat des postiers, Mark Dimonstein, qui a déclaré à la tribune du récent congrès de son syndicat être un “ juif antisioniste ” !
4. Écoutez et regardez le discours historique de Rashida Tlaib à la Chambre des représentants des États-Unis, alors qu’elle défendait avec émotion son droit élémentaire de ne pas se taire face au génocide des Palestiniens : https://www.youtube.com/watch?v=7jN45BbZh08
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir